Confiteor, Jaume Cabré
Confiteor (Jo Confesso), Trad. du catalan par Edmonde Raillard (août 2013). 782 p. 26 €
Ecrivain(s): Jaume Cabré Edition: Actes Sud
« C’est incroyable comme les choses les plus innocentes peuvent engendrer les tragédies les plus improbables. »
Un tour de force. Confiteor est une impressionnante saga grâce à une narration spectaculaire, enlevée, complexe, mais toujours fluide. Jaume Cabré est un virtuose qui jongle entre les personnages et les époques. On voyage du Barcelone actuel au Moyen Age, en passant par l’Inquisition, l’après-guerre espagnole, l’Allemagne nazie ou Auschwitz. Mais (et c’est là, le plus fort), c’est d’une phrase à l’autre, d’un paragraphe à l’autre, que l’auteur fait un bond de trente en arrière (ou de cinq cents ans !), revient au présent, avant de continuer à nous balader à travers les méandres de l’Histoire.
De la même manière, il passe aussi du « il » au « je », du « je » au « il », donnant ainsi un nouvel éclairage, une distance, ou bien renforçant le côté subjectif de la narration, sa proximité avec les personnages.
On sent que ce n’est pas seulement un auteur qui se fait plaisir. Il soigne son lecteur. Jamais il ne nous perd.
Il est question d’un homme, Adrià Ardèvol, qui, au crépuscule de sa vie, se confesse (en latin, « Confiteor » : je confesse). Atteint par une maladie, il se livre avant que la lucidité ne le perde à jamais. Sa lettre, il l’adresse (il semble l’adresser) à Sara, la femme tant aimée et il confie à Bernat, l’ami de toujours, l’ami envieux, jaloux, mais toujours fidèle (vraiment ?) le manuscrit qu’il rédige à la main.
« Naître dans cette famille fut une erreur impardonnable, » annonce d’emblée Adrià. Il est soumis à l’inflexibilité d’un père antiquaire qui entend faire de lui l’élève le plus brillant de Barcelone. (« Papa avait tracé ma route jusqu’au moindre tournant. ») Le fils semble avoir une prédisposition pour les langues. Il en parlera une douzaine. Le père ne veut pas qu’il pratique le sport et Adrià n’a qu’une envie, qu’une obsession même : émerveiller ce père qui a oublié qu’il était un enfant.
Le père tolère qu’il fasse de la musique et du violon. Le violon : une concession à sa mère qui entend faire d’Adrià un virtuose.
Le fils écartelé entre des parents qui veulent faire de lui un génie dans plusieurs disciplines…
« Il y a tellement de choses que je veux t’expliquer, mais je perds mon temps avec des réflexions qui feraient baver Freud d’envie. C’est peut-être parce que la cause de tout ça, c’est la relation que j’ai eu avec mon père. C’est peut-être parce qu’il est mort à cause de moi. »
Roman d’apprentissage ? Oui, mais aussi bien plus.
Le violon servira ainsi de fil conducteur entre les époques. Et plus précisément un Storioni, joyau d’entre les joyaux, au bois maculé de sang. Il passera entre les mains d’un hérétique, d’un ex-séminariste, d’un écrivain frustré, d’un médecin nazi ou d’un trafiquant d’incunables. Des gens qui veulent s’en emparer pour en jouer, parce qu’il est un instrument qui sonne divinement, alors que d’autres ne voient en lui qu’un objet esthétique ou bien s’y intéressent uniquement pour sa valeur économique.
Témoin cet échange entre Adrià et son père :
« - Qu’est-ce que tu as appris ?
- Que ce violon n’est pas à moi, que c’est moi qui suis à lui. Je suis une des nombreuses personnes qui l’ont eu. Tout au long de sa vie, ce Storioni a eu différents instrumentistes à son service. Et aujourd’hui il est à moi, mais je ne peux que le contempler. C’est pourquoi je souhaitais que tu apprennes à jouer du violon. Rien que pour ça, tu dois apprendre le violon. Rien que pour ça, Adrià. Il n’est pas nécessaire que tu aimes la musique. »
Une autre histoire se dessine en parallèle : celle du Mal, de la capacité de l’homme à la barbarie. La question que se pose Adrià, une fois devenu un professeur d’histoire des idées, c’est de comprendre le pourquoi des civilisations, et donc le pourquoi du mal. Question à laquelle il sera directement confronté quand il découvrira la provenance plus que douteuse de la fortune familiale…
Corollaire, la question du pardon, mais aussi celle d’expier ses torts, d’essayer de réparer ce que l’on a pu faire, ou ce que la précédente génération a faite, comme si les fils étaient là pour excuser leurs pères.
« Tout a commencé, dans le fond, il y a plus de cinq cents ans, quand cet homme tourmenté a décidé de demander à être admis dans le monastère de Sant Pere del Burgal. S’il ne le l’avait pas fait, ou si le père prieur dom Josep de Sant Bartomeu, avait persisté dans son refus, je ne serais pas en train de te raconter tout ce que je veux te raconter. Mais je ne suis pas capable de remonter si loin. Je commencerai plus près de nous. Beaucoup plus près. »
Yann Suty
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