Confidentielle, par Clément G. Second
Tata Lily, notre grand-tante, avait beau se montrer la plus affectueusement enveloppante des Ancêtres de la famille, ses bras nous bercer dans sa voluptueuse corpulence, ses lèvres pourtant aussi poilues que celles des autres tantes ne jamais picoter nos joues lorsqu’elle nous embrassait, la douceur de son visage rendre irrésistible le moindre de ses désirs ; Camille et moi finîmes par nous accorder à la trouver insupportable sur le chapitre des courses dans la ville haute.
Chaque matin, éveillés de bonne heure dans la chambre-dortoir où les croisillons de la fenêtre sans persiennes tamisaient mal la première entrée du jour, nous nous levions en silence parmi nos cadets endormis et filions sur la terrasse puis jusqu’à la cuisine. Tata Lily, comme le rapportait sa légende confirmée discrètement par nos parents, devait avoir eu le temps dès avant l’aurore de prendre son bain de mer dissimulée nue derrière les rochers non loin de la Marine puis de nous préparer le petit-déjeuner. Après le rite copieux des baisers tendres ponctués de mèches encore mouillées, nous pouvions tremper à loisir ses tartines à l’huile d’olive dans un succulent chocolat de son secret. La table débarrassée, nous nous glissions tant bien que mal entre de nouvelles salves de baisers pour nous adonner à la contemplation de la mer depuis le muret de la terrasse tout en esquissant les possibles de notre journée enfantine.
Camille et moi avions le même âge à quelques mois près. Le reste des enfants, de trois ou quatre ans plus jeunes, constituaient par leurs goûts et besoins un groupe distinct. Si les jeux partagés nous réunissaient souvent tous, souvent aussi nous, les aînés, parlions, jouions, rêvions, nous promenions à deux, un peu à distance sans toutefois nous isoler, portés par des affinités subtiles qui depuis tout petits nous tenaient ensemble.
Les grandes dalles fraîches de la terrasse, bientôt tièdes avant de brûler nos pieds nus aux heures chaudes ; les rues étroitement entrecroisées de la Marine, leurs escaliers et placettes intimes ; les quais, animés à leurs heures, du port de pêche et la petite plage entre les rochers constituaient (moyennant promesse de ne jamais s’approcher de l’eau hors de la présence adulte) autant de scénarios pour nos ébats et délassements. Les mois d’été lentement s’écoulaient, nous ignorions l’ennui, jouant, riant et grandissant sous les bienveillances conjointes des parents et Ancêtres et du splendide été méditerranéen.
Les Ancêtres, ainsi appelés par les parents et nous deux qui les imitions, étaient le toujours râleur mais assez discret oncle Louis, mari de Tata Lily, le plus souvent assis sous son éternel béret dans un fauteuil de la terrasse ou s’absentant pour retrouver sur le port d’anciens collègues de pêche ; sa femme et les tantes Térésine et Fifine, sœurs cadettes de celle-ci et moustachues comme elle, toutes trois enjouées et vives malgé leur grand âge. Par un ascendant naturel jamais discuté, Lily, tout sourire et autorité, donnait le la dans le trio des sœurs. Les parents eux-mêmes respectaient son style et son sens de l’organisation quotidienne qui leur faisait mieux apprécier les vacances ; enfin tous, petits et grands, l’adoraient.
Deux ou trois soirs par semaine, bien avant le dîner, Tata Lily s’asseyait à la table de la cuisine devant le casier de poissons et crustacés offert par l’ancien équipage de pêche de son mari. Dans cette variété de sardines, petits maquereaux, crabes, calmars, poulpes parfois, parfois daurades, un mérou, un congre, quelques soles, etc., elle repérait des agencements opportuns pour les repas à venir. Après quoi venait le moment de dresser au crayon sur une page de cahier la liste de courses à confier dès le matin à un jeune du quartier, volontaire pour la corvée moyennant rétribution généreuse. Généreuse, comme il était normal : le marché quotidien comme les boutiques se concentraient dans la ville haute, passé les innombrables marches de plusieurs escaliers accrochés au flanc rocheux de la falaise qui dominait la Marine. Il fallait voir le jeune préposé à son retour, vers dix ou onze heures, les bras tirés par les deux paniers de légumes et autres produits, en sueur et poussiéreux. La tante, tout en louant son courage sans lésiner sur les hyperboles, le forçait à s’asseoir, à la laisser lui essuyer le visage dans un torchon propre, à boire un rafraîchissement puis dévorer une bonne part de pizza aux anchois, enfin à empocher son rituel billet.
Ensuite commençait la préparation du déjeuner. Lily passait un tablier bleu dont elle nouait les cordons sur le devant de son ample volume, puis combinait les tâches au rythme de chansons italiennes fredonnées. Ses grands et larges bras semblaient se multiplier ; Shiva s’affairait secondée par ses sœurs en tablier elles aussi, attentives à ses indications et consignes, pépiant à plaisir lorsque d’un timbre puissant de contralto leur guide les houspillait. Tout filait heureusement comme l’étrave d’une balancelle fendant la mer complice, mais parfois un vent de houle se levait :
– Ah mais ça alors, je croyais… Ma tête, où est ma tête ? Camille ma chérie, où es-tu passée ? Les enfants, où l’avez-vous vue ? Toi, me disait-elle soudain, pressante, cours chercher ta cousine, ne me fais pas perdre plus de temps, figlio moi !
Et moi je connaissais par cœur la suite. Camille apparaissait. Lily l’embrassait en se maudissant. Elle avait oublié ceci et cela, et ça encore, les citrons, de la cannelle, un poivron ou deux, ou avait mal évalué les besoins en pain kabyle, etc.
– Ma chérie, je suis vieille, tu grimpes comme une chèvre, vas-y mon cœur, ça ira vite, tu vas voir.
Camille, par délicatesse, prenait soin de ne pas laisser paraître sa contrariété, se retirait de nos jeux, partait en sautillant un panier à la main, revenait bien plus tard, s’efforçant de sourire, fatiguée. J’admirais son obéissance ; surtout, la résignation que j’y percevais me peinait. Nous n’avions pas onze ans, notre âge était celui où la perception aiguë de certaines choses ne trouve pas encore à se formuler. Bien que confusément, je détectais une imposition dans la demande enjôleuse de la tante ; ce quelque chose aussi d’une transmission de rôle de l’ordonnatrice des usages domestiques à celle qui, encore si jeune et déjà future femme, était appelée à s’y conformer.
La première fois que je lui déclarai vouloir accompagner ma cousine, Tata Lily me planta un regard étonné comme s’il s’agissait d’une incongruité. Elle n’exprima pourtant pas de réserve et se contenta de grommeler un presque interrogatif « Si tu veux ». Pour le dire là aussi avec mes mots d’adulte, il me sembla un instant qu’à la désapprobation rentrée qu’un garçon désire partager la mission incombant à sa petite-nièce se superposait dans le brillant de ses yeux l’avantage de pouvoir compter sur une deuxième paire de jambes pour ces rattrapages de courses. Chaque fois que par la suite des achats avaient été oubliés dans la liste, la tante continuait de ne s’adresser qu’à Camille mais tout en vérifiant que je partais bien avec elle.
L’accompagner dans ces corvées m’était à plusieurs titres agréable. Avant tout j’aidais ma chère cousine. Ma présence la soulageait de solitudes antérieures. Je la distrayais en suscitant ses éclats de rire dont la sonorité m’enchantait. Je veillais à répartir inégalement notre charge pour qu’elle ait le moins possible à porter. Dans tout cela je trouvais secondairement mon propre compte en image de cousin solidaire et déjà, plus ou moins à mon insu, de petit mâle protecteur. Il y avait aussi que ces moments hors de la famille nous faisaient accéder au pittoresque d’un monde nouveau. Dans la ville haute, aussi appelée la ville kabyle, on entrait dans une tonalité plus vibrante que celle de la Marine où le quotidien des familles immigrées d’Italie su Sud ou de Sicile gardait quelque chose d’établi et de presque rituel. Une autre face de l’omniprésente Méditerranée s’offrait à nous là-haut… La vie s’y déroulait, encore plus qu’à la Marine, dans les rues, ruelles et places, avec force voix et gestes entrecroisés. Nous aimions y concilier le souci de la montre avec le plaisir de flâner, d’observer, d’écouter, de communiquer dans un mélange de français et de rudiments hésitants de kabyle. De humer les parfums d’épices, de saisir des fragments de dialogues aux intonations variées. De pouvoir dire une préférence, parfois de marchander un peu. D’échanger des sourires avec les vendeurs qui nous reconnaissaient. Les achats terminés, les escaliers nous garantissaient des cuisses de fer. Nous rentrions, laissions les paniers sur la table, buvions ou grignotions un peu, retournions jouer seuls ou avec les plus jeunes.
Cet été-là, un des derniers passés ensemble, il arriva à Tata Lily de donner des signes de lassitude. Dans ces moments elle cherchait son souffle et ses phrases. Elle s’impatientait, contre elle-même d’abord sans doute, lorsqu’à l’improviste des mots tardaient à atteindre le bout de sa langue. Elle avait aussi des difficultés à se souvenir de certaines choses. Camille et moi l’attribuions à son grand âge sans nous en inquiéter autrement. Jusqu’à la recrudescence des missions de courses complémentaires…
Car le défaut principal et peut-être unique de Tata Lily s’accentua, au point que bientôt, à la deuxième ou troisième relance de courses pour un même matin, je voyais ma pauvre Camille pâlir, obéir, mais aussi pleurer à la dérobée, retenant ses larmes jusqu’à ce que le regard de la tante la quitte. Je l’accompagnais sans faillir, m’efforçais de la distraire par des plaisanteries et histoires drôles ou en attirant son attention sur des aspects ou scènes colorés de la ville haute, qui n’en manquait pas. Elle revenait néanmoins à la maison de plus en plus lasse. Son goût de jouer pourtant si vif faiblissait malgré ses efforts pour répondre à mon entrain. Je l’entreprenais à voix basse, cherchais pour la consoler un peu à la faire s’ouvrir d’une tristesse devinée plus profonde que la fatigue. De loin en loin elle admettait qu’aimer Tata Lily ne suffisait plus à lui pardonner son pénible défaut. Elle insistait doucement pour que je ne parle jamais à personne de ce reproche. Et je ne pouvais pas ne pas le lui promettre.
Un après-midi où elle était partie en voiture avec Tata Suze, sa mère, pour des achats d’espadrilles et de tenues de plage dans la grande ville la plus proche, mon père et le sien, Tonton André, me convoquèrent dans un coin de la terrasse pendant que les petits faisaient leur sieste habituelle dans la chambre-dortoir. Assis devant moi – resté debout, je me sentais si lisible sous leurs regards –, ils me demandèrent comment se passaient les vacances avec ma cousine. Je ne compris pas d’abord où ils voulaient en venir et ma naïveté me fit seulement répondre combien nous étions heureux de jouer ensemble. Ils m’écoutèrent, approbateurs, mais attendirent. Je réfléchis et finis par avouer qu’elle me souciait à cause des corvées de courses. Je vis à leurs visages que j’étais dans le sujet. Ils me firent préciser ; je décrivis ses fatigues, évoquai ses larmes, allant même jusqu’à argumenter un peu à mots choisis contre la tante, puis me tus en espérant ne pas avoir manqué de respect ni trahi ma promesse. Ils se regardèrent et me dirent en me flattant le cou que c’était bien ; je retournai à l’illustré dont, lové dans un fauteuil, j’avais commencé la lecture.
Dès le lendemain, l’aspect du quotidien qui nous souciait changea : lorsqu’il fallait réparer des oublis de ma tante, celle-ci me chargeait, moi exclusivement, de le faire, et jamais plus d’une fois par matinée. Quand elle me remettait la liste, son grand regard noir et rond se posait sur moi avec une acuité perplexe, que je mettais un point d’honneur de petit coq à soutenir. Avant de prendre un ou deux paniers j’échangeais un sourire avec Camille et lui donnais un baiser, lui promettais une douceur au retour, galopais jusqu’aux escaliers, les grimpais quatre à quatre, achetais là-haut ce qu’il fallait, confiais les courses à un marchand en plein air avec qui j’avais mes habitudes. Je me promenais ensuite en prenant mon temps de ruelle en ruelle ; enfin je revenais remercier avant de redescendre avec mon chargement vers la Marine.
Un jour d’orage, de ces orages qui viennent contrarier par leur violence imprévue mais brève la continuité bleue du ciel méditerranéen, je dus me réfugier sous l’auvent d’une boutique proche, la seule épicerie de la ville haute. Mes achats étaient terminés ; ne plus avoir à en faire me mettait mal à l’aise par rapport à l’attente éventuelle de l’épicier et j’allais repartir sous les averses lorsque cet homme vint à moi et d’un geste bienveillant me fit signe d’entrer. Je retrouvai alors, intensifiées entre les limites de cet espace clos, les couleurs et odeurs des marchandises jalonnant les rues et places. Là, serrées les unes contre les autres, elles composaient un enchantement que rendait plus intime encore la lumière atténuée de l’intérieur. L’orage cessa brutalement. En remerciant l’épicier avant de partir, je sus que je serais désormais son client.
De cet homme d’assez grande taille, aux traits émaciés autour d’une courte moustache drue, aux yeux d’un bleu-vert intense, aux dents de chaux, je n’ai jamais connu le nom mais son visage est resté gravé comme une photo d’album dans mon souvenir. Il m’accueillait toujours avec un fin sourire et avait la particularité de parler très, très bas, à la limite de l’audible. Je saisis bientôt, à l’inclinaison de sa tête, qu’il m’invitait sans le dire à faire de même. Alors nous chuchotions seulement et cela suffisait à l’échange. Je m’aperçus peu à peu que le faible volume de nos voix nous permettait l’écoute d’airs kabyles et arabes qu’une minuscule radio enfouie entre deux sacs de pois chiches diffusait confidentiellement. Je n’y comprenais rien hormis quelques termes au passage, sentimentaux en particulier, mais j’aimais, oh, j’aimais ces longues mélopées lancinantes au point qu’au fil des semaines, une fois les courses bouclées dans la boutique, je passais un bon moment accoudé au comptoir du chuchoteur mélomane, à siroter en sa compagnie souriante ce que la radio insinuait dans mon oreille. Cela aurait pu se prolonger des heures sans me lasser. Puis il fallait bien nous saluer et je repartais ; la musique ne me quittait pas de toute la descente.
Je retrouvais Camille avec le même plaisir, précédé de celui de constater combien je devenais rapide, agile et fort au point de me croire infatigable et libre… Elle me souriait de la même joie douce en recevant bonbons ou sucres d’orge, et nous reprenions nos jeux comme d’habitude. Je m’y adonnais de bon cœur mais je dois bien avouer que certains matins de courses complémentaires il m’arriva de feindre des oublis pour repartir là-haut vers l’épicier et sa radio confidentielle à la limite de l’audible.
Je ne sus jamais trouver les mots pour parler à Camille de ces moments délicieux, malgré l’envie qui souvent m’y portait. C’était comme si ce plaisir de la ville haute tenait à rester en moi. Mon incapacité décevante à le partager me frustrait, mais je fus habité peu à peu par un sentiment plus sourd, que j’essayais sans me convaincre d’attribuer à l’approche progressive de la fin des vacances. Le temps a passé sur ces scènes enfantines mais elles n’ont rien perdu de leur netteté dans ma mémoire… De mon âge, lorsque je me retourne vers un des derniers étés lumineux à la Marine et dans la ville haute, je revois un garçon qui posait parfois sur sa cousine bien-aimée un regard déjà mélancolique, pressentant malgré lui, tout songeur, que la vie n’allait pas les faire grandir semblablement.
Clément G. Second
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