Comme une image, Tiffany Tavernier
Comme une image, mars 2015, 119 pages, 12 €
Ecrivain(s): Tiffany Tavernier Edition: Editions des Busclats
« Quelque part, c’était à n’y rien comprendre… Comment passer à côté d’un tel amour ? ». C’est pour tenter d’y voir clair dans le labyrinthe des amours, familiaux, conjugaux que la narratrice, Tiffany Tavernier, retrace dans son récit, joliment intitulé Comme une image, deux temps de son existence. Le premier révèle un pan de son enfance, c’est Alice au pays des merveilles, le deuxième une étape de crise de son âge adulte, c’est Tiffany au pays de la détresse. Chaque partie est mise en évidence par une typographie différente. L’enfance est en italique, retour dans un passé révolu. L’âge adulte est transcrit en écriture droite. L’avancée vers le futur d’une femme qui décide de poursuivre sa marche envers et contre tous les obstacles ?
C’est le récit d’une femme, jeune mère et mariée à un homme qui lui annonce brutalement son intention de l’abandonner pour vivre un nouvel amour. Elle quitte la maison conjugale située dans le nord de la France, avec sa petite fille et quelques cartons pleins à ras bord, pour se réfugier chez des amis en banlieue parisienne. C’est l’histoire de cette déambulation dans l’espace et dans le temps que Tiffany Tavernier nous offre en partage.
Ce texte est très visuel. Seuls sont perceptibles quelques espaces précis qui sont dans le champ de vision de la narratrice et qui la concernent de près. Au départ, elle ne peut pas envisager le lointain. Alors, elle retourne au pays de ses jeunes années. Avec la jubilation d’un enfant qui regarderait des coulisses, le lecteur découvre les plateaux où évolue son père, la maison du souvenir des moments heureux du couple qui vient de se séparer, la maison des amis proches qui l’accueillent. L’écrivain se fait scénariste pour esquisser une galerie de silhouettes par un trait d’humour, d’amour, ou de lucidité acérée.
Dans la partie en italique la narratrice nous offre sa vision d’un père fragile et solide. Ce père est pour elle comme une colonne vertébrale qui la soutient par sa force et son inlassable quête de perfection. Durant son enfance et son adolescence, elle mène grâce lui une vie passionnante et totalement décalée, hors normes. Son école est souvent un plateau de cinéma.
Dans cette tranche, le lecteur, caché dans les coulisses de la page, est embarqué avec la narratrice au-delà du miroir, au pays d’ailleurs, au pays de l’imaginaire, au pays d’Alice au pays des merveilles, dans un délicieux vertige. L’impossible de ce voyage devient soudain familier. Tout devient plausible, c’est le pouvoir magique du jeu des images. Alice ne peut franchir que des portes à sa taille, alors, elle grandit ou rapetisse au gré de son regard, tantôt elle est l’adulte qui réinvente son passé, tantôt elle est une enfant avec un œil à la fois affolé et émerveillé.
Rêvons avec la narratrice. Et si le père était le lapin pressé dont le parapluie serait un pied de caméra ? Et si la narratrice était Alice ? Une enfant curieuse de tout ce qui l’entoure, de ce monde mystérieux des plateaux de tournage. Une enfant qui passe des heures à se montrer quand on le lui demande, à se cacher quand on le lui ordonne, à observer, à s’étonner, à s’émouvoir, à ne pas comprendre, à interpréter à sa manière.
Restons encore dans les mythes qui ont bercé notre enfance. Comme Charlot, auquel elle peut nous faire aussi penser, la narratrice vagabonde, marchant en claudiquant, cabriolant, appuyée sur sa canne amicale qui lui assure la possibilité de ne pas s’écrouler. Cette femme asociale et obstinée, révoltée et sentimentale, affamée d’amour, en quête de reconnaissance, se cherche en tâtonnant. Tout lui est bon pour sortir du pétrin dans lequel il est sans cesse plongé, dans trop de décombres. Peu à peu, elle va dépasser son sentiment d’abandon. « Effaçant ma fureur, acceptant le manque, mes vieilles larmes durcies enfin s’épanchent ». Elle donne un coup de pied à la fatalité, compose avec le monde qu’elle ressentait comme hostile pour partir à la reconquête d’elle-même et de son intégrité. Pour s’affranchir de la servitude de l’amour, elle émigre vers le territoire de l’écriture. « Corps, vous tous mes bien-aimés, père, frère, mère, putes, cinoche étincelant ! Corps, mon écriture, une seule et même lumière depuis laquelle, splendide, je me rassemble. Devenant, à moi seule, le passage. A moi seule, le fruit. L’éblouissement de la mangue retournée, nue, offerte ». Dans l’offrande du texte, peu à peu, elle retrouve son axe et dépasse ses blessures en les revisitant grâce à une avancée vers la force de ses mots. Elle remonte le temps pour mieux appréhender ses demains. Et elle finit ainsi par se reconstruire. Et elle peut à nouveau danser sa vie.
Ce récit, en partie autobiographique, le reconnaît elle-même l’auteur, est empreint de poésie, de sensibilité, de lyrisme. « Il me faudrait chercher ce retournement partout : dans les mots, les choses, les êtres. Ne poser aucune limite à mon regard sur le monde. Ramener sans cesse cet instant où l’univers soudain, s’inversant, réapparaît, plus vierge que jamais ». Et ainsi, avec une grande lucidité, Tiffany Tavernier fait naviguer son personnage entre rires et larmes, entre joie et tristesse, nous fait sourire, nous émeut mais nous fait penser aussi. Comment composer avec un monde soudain devenu hostile ? Qu’est-ce qu’une rupture dans une vie ? Comment regardons-nous notre passé quand on réalise qu’il agit sur notre présent ? Comment partir à la conquête de soi-même ? Comment aspirer au bonheur sans perdre toute liberté ? Une rupture, lorsqu’on prend la peine et le temps de l’analyser, nous permet-elle de grandir ? C’est ce que souhaite nous laisser entendre Tiffany Tavernier, sur un ton grave qui ne manque pas parfois d’humour. Ce livre est un petit bijou, est un régal de lecture.
Pierrette Epsztein
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