Comédie d’automne, Jean Rouaud (par Gilles Cervera)
Comédie d’automne, Jean Rouaud, Grasset, août 2023, 284 pages, 20,90 €
Triste comédie
Sans doute est-ce un vœu pieux de recenser, mot de Rouaud, son dernier livre, sa Comédie d’automne, car l’auteur ne fait que narrer sa fabrique romanesque, expliquer, justifier, raconter ce qu’il raconte mieux que quiconque et qu’il a vécu : le making-of du Goncourt.
Ce livre de Jean Rouaud est moins centré sur le livre que sur ses banlieues, son magnum circum, sa warholisation au bout du compte tellement affligeante, tellement triste. C’est ici le sujet, la triste comédie où l’auteur est embarqué, comme une paille sur le ruisseau et, s’il le dépasse, c’est par la littérature, bien sûr !
Lisons, c’est du Rouaud !
Livre tellement utile, tellement beau et tellement triste. Pour qui écrit, veut écrire, tente d’écrire, ici, par exemple le modeste autant qu’humble recenseur de Jean Rouaud, tout de cette écriture sauf l’écriture elle-même est démoralisant. Décourageant bocal littéraire. Sous vide ! Décourageants rapports de force et de farce.
Que d’argent investi, et tellement d’ego dans la partie. Ego au pluriel s’écrit ergots, non ?
Triste aussi, pour en finir avec la tristesse qui envahit le lecteur de Jean Rouaud, d’aborder avec ce livre le dernier de sa belle série La vie poétique.
Bienheureuse poétisation qui permet à Rouaud de vivre sa culture propre, ursidée ou marmotesque, surtout métaphysique, sans les obligations, les prescriptions et au final une norme, un surmoi que devrait imposer l’alittérature officielle. Le comble que cet espace de liberté secrète une de ces socialités les plus incestuelles, endogamiques et népotiques ! Bon, on le savait. On le saura.
Bien sûr que l’identification joue d’un bout à l’autre de son récit à ce coup de chance incroyable, un Goncourt décerné à un premier roman écrit par un kiosquier de la rue de Flandre, au 101, qu’est-ce donc sinon un coup de bol, une bonne étoile, la baraka ?
Jean Rouaud démonte, lui l’anti-démonteur, ce processus du prix des prix. Est-ce son caractère, son histoire, sa génération, son lieu de naissance ou toutes ces variables emmêlées qui le font relativiser ce qui arrive, le vivre de l’extérieur ? Toujours est-il que l’artefact est toujours moins important que son histoire, celle du magasin de Loire-Inférieure et de son père voyageur (de commerce). Ah la Loire-Inférieure !
Sans doute n’est-ce qu’une infime part de la question de lier la place où Jean Rouaud toujours se place, se croit placer, à la Loire-Inférieure ! Le département n’existe plus que dans ses livres, donc dans sa tête et celles de tous ceux nés là jusqu’en 1957 ! Jean dit Jeannot y naît donc, dans l’infériorité des choses et au nord du large estuaire du fleuve royal, en 1952. À Campbon.
Il nous décrit tout de son écriture, ce monde à côté, et comment le percutent avec violence les usages mondocrétins, germanopratins saturés de querelles et de jalousies et d’un trop plein d’anecdotes dont on préfèrerait qu’ils nous épargnent sauf sous cette plume en donner un récit roualdien assez pur. Nous pensons à la gracquienne et voisine Littérature à l’estomac de 1950 ! On apprend après lire le bel Une archive de Mathieu Lindon, fils de, quel homme de pouvoir, quel extraordinaire découvreur de Beckett mais quel teigneux, voire sadique patron des éditions de Minuit était Jérôme, père de !
Dégommage en règle de tous les mythes ! Vous étiez prévenus que le livre nous plonge de bout en bout dans un quasi deuil des pères, des mères et de toutes les déités laïques !
Toujours quelque chose de dépressif à déprécier ce qu’on a apprécié et continue malgré tout de tant apprécier ! Toujours du triste à trouver face à nous l’envers du mythe, la coulisse, les soutes du bon et du beau. Bien sûr que le bonheur a des soutes, des double-fonds, des cancans, des médisances, des tricheries et le prix de Jean Rouaud, ce coup de chance inouï, s’avère autant un croc en jambes pour d’autres (Labro le féroce, pas nommé par JR, dit le Favori) et des instrumentalisations dans tous les sens. On le savait, on le sentait. Rouaud nous impose une allumette à chaque œil ! Il nous dit aussi que l’auteur de Capri c’est fini fut adopté par le grand Cordier, secrétaire de Jean Moulin.
Il nous dit encore tout ce qu’on ne sait pas que lui sait car sept ans durant, 101 rue de Flandre, dans le creux de l’après-midi, juste après la parution attendue du Monde, première puis seconde édition, il eut devant ses yeux de kiosquier, lumpen de la presse, vendeur de papier jetable, crieur aphone, donc il a eu sous les lunettes toutes les unes, les plus belles livraisons nobles de revue et l’ignoble des titrailles à sensation. D’où la niouse Hervé Vilar !
D’où le livre doux et triste.
On y rencontre Gaston Chaissac par Doisneau. C’est le grand Doisneau qui est commis le lundi midi, dernière photo des lauréats avant le moment du secrétaire au perron de Drouot, François Nourissier officie, Hervé Bazin tire les ficelles, et le Favori se fait attendre pour la photo, qui sent que le prix lui échappe au profit d’un inconnu. Incredible unknown ! Georges Perros est nommé, René-Guy Cadou aussi, ce name-dropping signe un livre à lire d’urgence, précieux comme un Rouaud !
Comme une histoire littéraire dans le ventre et la ventrée du monde, forcément immonde !
La Comédie d’automne n’a pu que bouleverser la vie de l’auteur. Un Goncourt incroyable, plus incroyable que beaucoup où les parieurs ayant parié risquent peu de perdre. Hommage aux lecteurs, au final, puisque ce sont eux qui ne se sont pas trompés. Les Champs d’honneur méritaient le Goncourt malgré Jérôme Lindon qui assumait sans assumer un roman linéaire, une histoire avec un début et une fin, bref il quittait par le roman de Jean Rouaud ce qu’il avait enchanté et qui l’avait institué, le déconstructivisme littéraire, le Nouveau Roman et la mort d’icelui. Minuit tient ferme sur l’éthique quand sa trésorerie est assurée par une histoire toujours réanglée de Paris (le fameux Dictionnaire des rues de Paris de Jacques Hillairet) permettant d’assurer des petits tirages pour ceux qui furent les plus grands : Sam, qui avait laissé ses droits au taulier, Sam étant suffisamment enrichi par son théâtre qui court le monde. Tous demi-dieux ou quart de déesses, Duras, Sarraute, Robbe-Grillet, et Pinget. Robert, je vais tout de suite vous ressortir de mon rayon, hâte de vous retrouver !
Jean Rouaud a ce mérite extraordinaire de l’écriture de soi sans lui. Il reste de biais. Humour, ironie, phrases blondes et belles formes.
Triste et indispensable auteur d’une éternelle Loire sup et d’une étape décisive dans le retour aux littératures de sens !
Gilles Cervera
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