Combinaisons, Denis Ferdinande (par Murielle Compère-Demarcy)
Combinaisons, Denis Ferdinande, Éditions Atelier de l’Agneau, Coll. Architextes, mai 2023, 198 pages, 23 €
Et si nous allions, de la périphérie de l’écriture vers son centre ? À savoir : partant des objets qui l’exécutent à même la table d’écriture, puis, « – dérivant –, l’écriture prenant graduellement le pas », enfin, comme une apparition dans la matière noire de l’imagination ouverte de la fiction, nous acheminant vers la pièce centrale : la pièce de théâtre. Par sauts chronologiques et/ou d’association, sauts d’obstacles sémantiques, réflexions, séquences de lectures ou d’écoute de pièces musicales, observation de photographies, écarts poétiques et alinéas sans cesse reconduits sous une forme fragmentaire mise en scène en fonction d’une totalité textuelle, ou encore sentences oniriques crayonnées à même le feuillet de la mémoire à l’occasion d’un sursaut d’éveil – en aval d’« un blanc des effacements successifs qui introduisent le fragment » – l’auteur et à sa suite le lecteur traversent l’écriture attablée ici à l’impuissance de sa possibilité même et cependant incessamment mue par le désir de réitérer sa propre nuit, jusqu’à… « sa pointe d’où voir tout se déployer », même l’éclat de son savoir dans la désertion « antésophique » de son acquisition (« remets-toi à ignorer ce que tu sais, pour savoir comment tu le savais et savoir ton savoir), (Paul Valéry, cité in situ). Telle est la nouvelle expérience littéraire expérimentale à laquelle nous convient Les Combinaisons de Denis Ferdinande…
Ces Combinaisons « en leurs fluctuations de l’écrit » ne nous invitent-elles pas à retrouver le chemin de l’ignorance afin de nous apprendre à mieux nous connaître, soi-même et le monde (dans « la situation délicate de l’écrivain » de s’accorder la joie nouée d’angoisses d’incarner par le Logos le monde qu’il incarne sans en contester l’autorité (cf. le Kafka de Georges Bataille in La littérature et le mal) ; afin de mieux écrire et réécrire la fable vivante (« chose vivante propre à laisser s’écrier ces paroles hors d’elle », sorte d’ordalie tempérée) qui nous contient et nous retient libres descripteurs ou prompteurs du livre infini de nos heures ? Afin de mieux connaître également la genèse de l’écriture littéraire, ainsi que son histoire ? L’histoire de la Littérature qui forge notre Histoire. Mais peut-on seulement en écrire ? Et lire pourrait-il se définir par « l’ineptie de vouloir savoir » lorsque l’on songe qu’une histoire est parfois lue et relue bien que son lecteur en connaisse les ressorts et le dénouement (ainsi par exemple de la lecture réitérée d’une pièce de théâtre) et qu’il s’agit donc, moins de voir ou de vouloir savoir que de vouloir savoir « une fois encore » ? Pourquoi d’ailleurs, et de même, un écrivain n’en a-t-il jamais fini d’écrire ? Et, qu’est-ce que le lieu vivant de l’Écrire « s’il s’efface dans cela même qui l’écrit ? » (cf. « Peut-être écrit-on pour effacer ? », Bernard Noël in L’outrage aux mots ; « J’efface, ne puis pour écriture qu’effacer », Martha Sillet citée p.19). Si ce n’est que l’inachèvement de ce qui a failli se dire réactive inlassablement, « une fois encore », le désir (la faille) de combler les lacunes de l’entreprise à chaque fois vouée à l’incomplétude de sa mise en œuvre et incessamment, opiniâtrement, recommencée ? Et encore… si « mise en œuvre » il pourrait y avoir dans l’expérimentation scripturale de Denis Ferdinande, si de « chantier » il pourrait s’agir où seraient réalisés ses travaux d’écriture puisque, pour reprendre les mots de l’écrivain Pascal Quignard interrogé lui-même sur son travail : « Ce n’est pas un chantier, c’est une ruine » (in Lettre à Dominique Rabaté, Europe, n°976-977, op. cit., p.8)… Combinaisons de Denis Ferdinande signe, par son secrétaire à mille et une facettes et mille et un tiroirs, un appel à l’investigation littéraire analogue au vertige de ses vestiges aussi précieux que les ruines fondatrices de son étendue.
Ces Combinaisons, en se focalisant en un premier lieu sur les « objets tels qu’ils apparaissent à même la table d’écriture (stylo, marque-page, livre, publicité, tampons, etc.) qu’il s’agit de faire circuler », font signe alors, soit vers des objets fétiches (fétichisés par l’intérêt social) comme le stylo…, ou des objets/des phénomènes en prise avec des centres d’intérêt actuels comme la publicité, le dépliant… soit encore vers des objets passés de mode mais toujours en circulation dans le décor quotidien comme le marque-page, le livre d’occasion, etc. (objets reliques, ou vintage ou modernisés). Nous sommes là, par le biais d’objets symboliques ou l’usage d’outils scripteurs, à la périphérie du travail scriptural, immergés dans l’environnement du paratexte d’où, le prisme de l’écriture prend forme (quoiqu’ayant déjà pris l’élan en aval depuis la crête du ravin) d’où, jaillit le geyser de l’Écrire en ses innombrables lignes et registres combinés (journal, récit, théâtre). C’est ainsi qu’un piano, dans la pièce où s’écrivent dans la marge ces Combinaisons – en même temps que se lisent un « dépliant » et une lettre de correspondance –, peut actionner au détour de son clavier et de sa partition une phrase couchée dans sa résonance immédiate sur le papier percuté par le stylo :
T’écrivant en marge du dépliant voici les Yeuses, pour la nuit longue à rêver sur ta lettre, jusqu’à l’ivresse mortelle,, autres ravins, ravins sur rêves rien qui ne soit à précipiter, les précipices en présence suffisent, détour ici par le piano afin d’enregistrer telle phrase ayant circulé ce jour lors de la lecture la relecture (la première lecture est perdue, mais non tout de son émotion avoir tremblé, face aux densités où que se pose l’attention, mais tant sera manqué, qui serait aussi le manque de ta présence.
Stylo qui par ailleurs peut sans imploser laisser s’exposer une multitude de mondes contenus dans sa mémoire graphique symbolique (cf. au fragment 5. Le stylo et ses mondes, « Quelqu’un sait-il un objet au monde d’autant de mondes que le stylo – que cette chose appelée “stylo” ? »).
En présence de ces objets prenant part à l’écrit, le flux de conscience de « l’écrivant » aborde moult sujets débordant du cadre de la table de travail, débarqués à son insu dans le conteneur élastique en modulations de fréquence cérébrale jusqu’aux photomontages réactifs du cerveau excité/incité par le flot des informations et activant des « hallucinations » analogiques. Combinaisons s’écrit dans le même laps de temporalité condensée où s’opèrent des entrecroisements de lignes comme au fragment 7, tracés par le canal dans l’espace de la pensée navigable VOYANTE reliée simultanément à la trace mémorielle et à l’actualité :
Il se saura la raison de l’analogie s’effectuant ici comme malgré soi (…) entre l’astéroïde ‘Oumuamua – que l’on se souvienne, apparu aux observateurs de l’espace il y a peu (…) et le porte-conteneurs Ever-Given, l’un comme l’autre ayant percé à grands bruits les flux de l’actualité (…) ; de leur étrangeté où le phallique, démesurément, n’est pas en reste ; ayant contribué à l’étrangeté saisissante, allait s’écrire : pénétrante, impactant en tout cas de manière certaine jusqu’au psychisme du public mondial, ainsi qu’il apparaît ici – s’étant introduit dans le songe. Il en résulte – ceci posé – la pertinence certaine qu’il y aurait à réaliser un photomontage, d’autant de réalisme que possible, et cela se pourra par logiciels interposés, sachant l’état des avancées technologiques et graphiques : consistant venons-y à intervertir leurs zones de « navigation » respectives, à savoir : l’Ever-Given dans l’espace, comme flottant et dérivant pour l’éternité (ce qu’il charrie sans plus d’usage pensable), et l’astéroïde ‘Oumuamua, de travers obstruant les courants du Canal de Suez, une hallucination si l’on veut, les deux objets, puisqu’ils sont cela, objets (réification de circonstance qui n’atténue rien de leur portée et prégnance symboliques), devenus objets du volume.
Bien sûr, lire entre/sous les lignes (« l’interlignage où il faut aussi lire ») impose au lecteur attentif de D. Ferdinande de se performer pour l’exploration sous-marine, voire apnéique. D’où la place légitime d’ailleurs de l’auteur au sein de la Collection Expérimentale des Éditions de l’Atelier de l’Agneau (où il a précédemment publié 7 ouvrages), littéralement et de manière figurative nommée « Architextes ». Mais ne nous y trompons pas, ne transpire aucune recherche ou volonté d’hermétisme dans l’écriture de Denis Ferdinande. Il convient davantage d’y voir, entre autres clés de recherche, une sorte d’herméneutique plutôt que l’exercice vain d’une écriture hermétique. Expérimentale, son écriture prend toute sa place aux éditions de l’Atelier de l’Agneau et ses fragments ne laissent pas d’extirper de l’obscurité des pans inédits de la genèse créative (« le making-of »), sa conception et sa gestation, ou sa manducation, son ingestion et digestion, son expulsion/expression et sa réception (cf. Pascal Quignard qui ingère/ retient/contient/malaxe également son écriture dans la forme fragmentaire, laquelle exige la participation active et collaborative du lecteur, cf. en particulier les séquences aux modalités narratives variées (combinées ?) de son récit Terrasse à Rome, publié en 2000). Le nom de la Collection Architextes, dans laquelle s’intègre Combinaisons sied à la démarche de l’auteur :
« L’Écrire ici fouaille, fouille, retourne, “touche mais pour atteindre” : concrétude/cristallisation/transfiguration du réel en ses strates mouvantes. La quête scripturale se fait dans le même temps qu’elle reforme le réel à hauteur d’horizon, autrement dit en ne perdant pas de vue les lignes de fuite de la vie quotidienne qui remue sous l’arche “architextuelle”, dans la perspective du sens, d’une sémantique à entrevoir, faire encourir à l’errance existentielle, d’un travail de l’écriture vouée par ses chantiers d’archéologie expérimentale à “l’inquiétude” » (cf. L’arche inuit, Fragments de l’arche-inuit, Denis Ferdinande (par Murielle Compère-Demarcy) (lacauselitteraire.fr). L’inquiétude émergeant d’une perspective en lignes de fuite incessamment fuyantes ; de l’absence d’une perspective unitaire du récit induite par l’écriture fragmentaire. S’expose, à la lumière même des phrases résurgentes de l’Écrire, la difficulté de création. Un combat se mène, afin que l’écriture advienne, contre l’aporétique éventualité de son impossibilité.
Les objets, à même la table d’écriture, apparaissent – ne le perdons pas de vue – telle la partie visible des icebergs, à l’œuvre aux sources de la syntaxe du monde : du Verbe : la phrase, seul secours, seul socle mémoriel noué à la distorsion de la langue qui nous porte. Combinaisons intègre les éléments du Texte universel survolé ici (« r’élancé »), c’est-à-dire toujours regardé tel un référent mis à distance pour le voir de plus près, fixé – pour la phrase creusée/déployée en successions vertigineuses de fractales – à un point d’arrêt dans l’afflux des sujets d’exploration.
Il n’est pas anodin que parmi la masse informe et profuse des objets qui nous entourent, le stylo fasse figure symbolique de l’outil « AUGMENTANT LE CORPS », « r’élançant » et « traduisant » la langue en résistance, et que l’une de ses créations, le livre(-papier), transportent des pas perdus qui ne se perdent en rien dans les souvenirs sans mémoire de l’écran :
De telles résistances ont lieu déjà, ici-même où se cherche pas à pas, et dans la masse trouve encore : une issue, où parvenir – plateau en géologie – si elle n’est pas plutôt passage. Pas à pas : des pas sont effacés à même l’écran, quand bien même y en aurait-il mémoire (rendant possibles des retours) (…).
Telle ou telle séquence du discours est toujours sauvée, affirme D. Ferdinande, résidus d’archives qui gardent trace de ce que la langue travaille à « disconvenir » dans le convenu, distorsion qui seule transformera l’essai, hors la mort cette « morsure » tuant la possibilité du Dire. L’écrivant, ajournant sans cesse la langue sur le palimpseste de l’inachèvement littéraire, se tient debout intarissable sur le seuil de l’impératif (pour écrire : « Voyons-voir »), enchevêtrant en sa conjugaison du verbe écrire-vivre l’imparfait et le temps antérieur pour viser déjà le futur où rien n’adviendra trop tard, le monde-et-la vie « telle ayant fait rage ». C’est dire que tout fragment de l’Écrire est morceau du puzzle universel, ce qui confère à l’œuvre de Denis Ferdinande sa solidité d’archipel relié à ses îles aux innombrables langues et îlots de nos cosmos individuels et réalités combinées de subjectivités objectivées par l’élan et le métier du texte.
Point de « puits sans fond » ici, mais appels souterrains réentendus à la margelle des lignes actives dans l’entre-deux des « nappes anciennes » et du réel immédiat résurgent ; point de lit asséché du Fleuve mais affluents re(soulevant) le réseau d’images à l’œuvre miroitante, écumant et grondant sous l’eau qui dort. L’eau, vive et ravivée sous l’impulsion de l’Écrire, dès lors laisse ressurgir, réanimée, l’image réaliste et onirique vers l’auditoire, « déployée véloce au-dessus d’abîmes » rallumés à la lucarne des réminiscences reconnues, cette fois tu ne rêves pas, le retour t’est accordé, élance-toi : toute apparition où que se porte ton regard t’appartient.
Si l’écriture est de feu, l’appel (du souffle) est celui du cratère vers lequel s’acheminent les heures de l’écriture comme s’il appelait. À la question de la raison d’être de l’écriture et de sa légitimité eu égard à la vacuité de son effacement, Denis Ferdinande rebondit par une autre question qui peut-être apporte l’amorce d’une réponse : « Or s’il s’agissait effaçant d’effacer l’oubli (de ce qui s’efface ailleurs) ? ».
Concernant le paratexte du texte littéraire développé dans la première partie de Combinaisons (contexte parfois détonant, voire désacralisant LA Littérature), il est à noter que le « premier objet » qui retient dès l’« Avant-Dire » notre attention interpelle les lecteurs littéraires que nous sommes. En effet, Denis Ferdinande nous parlant ici d’un « feuillet » découvert lors de sa lecture du livre Le Parc, de Ph. Sollers, paru en 1961, nous fait les témoins d’éléments qui ne laissent pas de nous surprendre :
« dans l’édition originale semble-t-il – année 1961 –, couverture rigide de couleur rouge (…) le papier a légèrement jauni (…) Plié en deux, il s’agit d’une réclame pour la revue TEL QUEL, (…) Prenant au hasard le numéro du printemps 1961, les noms notamment de G. Bataille, A. Robbe-Grillet, J. Ricardou figurent (…) Il faut dire, revenant à la réclame, qu’il y a là aussi de l’impossible, confer le slogan : “On a lu, on lit, on lira TEL QUEL”, phrase typique d’une réclame elle date en cela, comme date d’ailleurs le nom de réclame – et réclamant sans doute l’esprit d’ironie. Ailleurs dans le sommaire (comment retenir le rire, plutôt s’en désoler) telle enquête : « pensez-vous avoir un don d’écrivain ? 32 réponses à une enquête ». On croirait cette enquête d’aujourd’hui, issue d’un magazine mainstream dont le numéro paraîtrait cette semaine (et donc bousculades dans les librairies, stocks épuisés, plaintes, rééditions) et non datant de 1961).
Ce premier objet investi par le diariste n’est pas évoqué par hasard et le regard ironique posé rétrospectivement sur la situation contextuelle du livre auquel ce feuillet renvoie invite le lecteur à sourire. Si l’intention de D. Ferdinande n’est sans doute pas iconoclaste, encore moins celle de s’attaquer à l’œuvre de Philippe Sollers, sans doute s’agit-il ici de relativiser la sacralité de tout événement médiatisé, qu’il soit littéraire, artistique ou historique. L’environnement mercantile est ici visé, et ses modes opératoires en matière de marketing ne semblent pas avoir varié avec le temps. Cette démarche éclairante se tient sur la route de l’écriture fragmentaire, laquelle cherche fondamentalement la déliaison. Actant une délivrance dans son mode d’expression, cette écriture émancipe du lien. Échappant à l’utopie et à l’abstraction, le livre porte la responsabilité des Combinaisons du monde qu’il porte et qu’il révèle au cœur même de son impuissance à le changer.
Le diariste littéraire Denis Ferdinande pose toujours au moins une question essentielle (inhérente à l’ontologie littéraire) dès l’« Avant-Dire » de ses ouvrages. C’est ainsi que dans L’arche inuit, fragments de l’archi-nuit (2020) il s’interrogeait de la sorte : « Et si tout revenait à ne plus savoir écrire ? ». Le surgissement de questions cruciales n’est pas perdu de vue dans Combinaisons, puisqu’au fond l’Écrire de D. Ferdinande (autrement dit l’écriture en cours d’écriture, ou encore l’écriture recréée et enfantée en même temps qu’elle est conçue et reconçue, dans le ventre de la page et de la Littérature) poursuit ses investigations au cœur du réel par rapport auquel l’activité scripturale même se positionne et réagit. Dans l’« Avant-Dire » de Combinaisons se pose la question déterminante de « l’impossiblement écrire », reliée à la forme fragmentaire de l’écriture en cours, dans la nuit même du Langage. Les objets outils d’écriture, par leur usage modulable au gré des mentalités et des modes sociétales, au gré des aléas et des humeurs, renvoient eux aussi à l’activité scripturale, quelle soit de lecture, d’écriture, de création. Sous l’arche du Langage, la syntaxe du monde articulée à sa sémantique, fonctionne parmi les hommes situés dans une vaste organisation dont l’Écrire, pris en charge par l’écrivain, participe en tant que poïen au cœur du monde se faisant, forme cinétique littéraire de l’Histoire qui s’écrit, « sur le fil linéaire déroulant le parchemin-palimpseste expérimental du Je alias “Personne” » (L’arche inuit, Fragments de l’arche-inuit, Denis Ferdinande (par Murielle Compère-Demarcy) (lacauselitteraire.fr). Ce Je alias “Personne” dont on se demande aussi par la question intermédiaire empruntée comme de circonstance ici de Stéphane Sangral : « Quel est mon degré d’adhésion à ce que j’écris en ce moment ? ». Une expérience s’effectue donc bien ici en même temps que l’Écrire qui la déploie, au sein de la matière noire du Langage, expérience scripturale expérimentale, comme si une page blanche surgissait à peine une page densément écrite. L’inachèvement au cœur de « l’impossiblement écrire » s’opère à cœur ouvert, chaque signe (dont la ponctuation) tentant la réinterprétation d’une « combinaison » dans la multitude des combinaisons d’un coffre dont l’ouverture/fermeture s’acte dans l’instant présent, s’annule l’instant d’après, se reformule au futur, autre et à la fois identique (« telle combinaison sera la combinaison »). À ce sujet le fragment 301 est éloquent :
En cette nuit dite même, le fragment en question débordé déjà, faisant place à ce qui vient : « Or il vient que rien ne vient, qu’il n’y a personne » (…).
L’écriture en cours acte et s’actualise dans ce qui même et déjà la déborde, et c’est dans la marge de ce qui s’œuvre ici qu’une textualité (pièce de théâtre ?) aura lieu, prendra place, ou non. Qu’advient-il dès lors du sens ? qu’advient-il du sens à tout cela, à ce que cela advienne, l’écriture du monde et le monde de l’écriture ? Car un sens assurément s’y déploie, dont la virgule pourrait bien être la figure allégorique du poids de l’Écrire non relégué au néant (= l’importance du Dire poétique du monde et du Monde écouté dans la phrase transcrite de son interminable séance, à une virgule près). « Celui qui a nom d’auteur », se sentant en terre natale et d’élection dans l’étendue des « fragments », opiniâtrement travaille (…) à déplacer la plus cruelle des virgules, laquelle voudrait faire basculer le sens et l’ordre du fragment, or ce qu’il y a en elle d’impitoyable est en vérité toute l’attente, ici où nous parlons d’elle, virgule, la virgule / (…)*.
Outre l’incontestable prégnance du signe, le Je du Dire poétique étaye la verticalité d’un sens à accorder à l’entreprise. Mais le signe linguistique, le Je écrivant en Personne, ne sauraient échapper au néant si, au cœur du journal quêtant, déployant, un art/monde poétique, ne surgissait, prodigieuse, fabuleuse réplique, comme une apparition centrale, la pièce de théâtre. Le fragment [464] axe le livre où la charnière de ce qui semble impossible tourne sur elle-même les pages d’un monde possible où, la pièce aura bien lieu :
Il y a là comme l’impression qu’aurait pris fin le volume, il n’y a pas un jour, il y a de seules heures, que cela soit ineffectif – survivance de phrase, phrases s’étiolant – n’empêchera pas que cela ait lieu sous peu sauf contrordre, le volume s’éteindrait de lui-même s’il est flamme, certes acheminable encore vers une autre mèche, d’autres mèches, plutôt, d’un chandelier plus sûr, mettons qu’il le faille, car quoi pour succéder aux Combinaisons, et une fin de l’écriture est-elle pensable ? Alors survenant, coup de tonnerre l’idée d’en produire une réplique (essai et sa littérarité totale) selon le souvenir fût-il indistinct qu’il y a du volume, n’importerait précisément que cette indistinction ; que la réplique soit à ce point lointaine – et elle ne pourra que l’être – de l’original que le nom d’original ne puisse être prononcé encore, ni celui dès lors de réplique.
Ainsi « l’impossiblement écrire » se transforme, au bord de l’à-pic, au bout de l’effacement, au croisement foisonnant d’une multitude de sentiers, l’écriture du désastre échappée de justesse du naufrage, écriture au corps de presque-noyée dont la voix transforme, dans le déferlement fragmentaire d’une alchimie « au-delà du possible », le plomb en (pièce d’)or, le volcan en réplique.
L’ontologie de la forme fragmentaire, rappelons-le, commence de s’exprimer à l’époque de la parution des grands textes de Maurice Blanchot (Le pas au-delà en 1973, L’Écriture du désastre en 1980). Pascal Quignard a écrit pour sa part ses Petits Traités entre 1977 et 1980. Suivant des perspectives différentes reliées au contexte de l’auteur, le choix de l’écrit fragmentaire ne se laisse pas enliser chez Quignard dans une forme fragmentaire où, comme chez Mallarmé ou chez Blanchot, l’aporie serait constitutive et essentielle à la Littérature. Denis Ferdinande, lui, interroge le risque même que constitue l’écriture fragmentaire. Le fragment comprend un essentiel inachèvement. La totalité fragmentaire réside dans le tout et dans chaque partie, ainsi la totalité est chaque fragment lui-même dans son individualité achevée. « C’est donc identiquement la totalité plurielle des fragments, qui ne compose pas un tout […], mais qui réplique le tout, le fragmentaire lui-même, en chaque fragment » (L’Absolu – littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy ). Nous en revenons ici au sens que chacun de ses auteurs assigne à l’écriture fragmentaire. Nous savons que Pascal Quignard s’est éloigné de la pensée aporétique de Blanchot et de l’essentialisation du fragment en s’appuyant sur des constatations pragmatiques : les fragments s’inscrivent dans le temps de la lecture. Il reste que l’investigation dans le texte fragmentaire qui cherche des vestiges et s’avance au-delà des ruines par survie affronte une tension paradoxale qui plonge la pensée dans l’abîme vertigineux de ce qui est révolu et pousse le penseur à héler le ravage. Quignard évoque cette tension paradoxale en ces termes : « La joie de l’activité de penser consiste en la ruine du pensable. Dans ce sens (si de tels comportements ou de telles mécaniques, pouvaient être affectés de rôles ou de desseins), penser veut l’absence de toute pensée. L’opération cherche à atteindre l’absence de ce qui la motive » (Petits Traités, I, p.186).
La pièce, centrale, réplique des Combinaisons fragmentaires a bien lieu, tous ses éléments et accessoires en place : scène, gradins, auditoire, une figure puis deux figures, répliques, dialogue, didascalies, metteur en scène auteur de la pièce, accoutrements et accessoires (chapeau, sacoche de cuir noir, binocle, flasque de mezcal, réveil, …). Aucune « trame » ne semble être suivie. À propos d’une pièce de théâtre en cours d’écriture, Denis Ferdinande affirmait dans un entretien à Ouest-France en 2015 : « L’histoire se construit au fil de l’écriture, laissant ainsi une place importante au hasard. Il n’y a rien de pré-déterminé ». Ses Combinaisons esquisseraient-elles une passerelle entre l’observation, l’ingestion du monde, sa consommation par l’acte d’écrire, et la création en cours au sein même du texte en train de s’écrire d’une pièce de théâtre dite « centrale », nœud névralgique irradiant le texte auto-généré par la phrase dont le stylo se laisse guider par l’inspiration du moment sans que rien ne soit déterminé à l’avance ? Ce schéma créatif ne renvoie pas à une improvisation totale du fluide textuel, mais laisse le flux de l’inspiration s’orienter vers l’un des affluents du fleuve suivi par l’écrivain qui en expérimente les possibilités à différents niveaux et sur différents plans.
La pièce de théâtre, scénarisée tout au long des Combinaisons du coffre du Langage, s’annonce dans les objets périphériques à l’écriture ; se prépare ; s’écrit dans la diversité des messages transcrits, les variations autour de réflexions menées sur la création artistique, sur la possibilité même de l’activité scripturale ; se retrouve, actée aussi sur scène par des séances de lecture, des écoutes de pièces musicales, l’observation de photographies nous plongeant/replongeant dans des univers ruiniformes/alphabétiques, à l’infini.
Murielle Compère-Demarcy
* L’alternance typographique de l’écriture cursive en caractères droits et en italiques, fait écho notons-le au passage, à des voix distinctes de Qui parle avec le Langage, voix entre autres distinctives du diariste littéraire écrivant sur ce qu’il écrit/a écrit en tant qu’auteur, descripteur, transcripteur, interprète, souffleur, … voix dialoguant avec le monde autour, répliques, didascalies, échos, tirades, soliloques, silences…
Denis Ferdinande, né en 1978 à Lille, vit en Normandie, publie ici son huitième livre à L’Atelier de l’Agneau. Il a reçu en 2015 la bourse de création du Centre National du Livre.
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