Cœur Tambour, Scholastique Mukasonga
Cœur Tambour, janvier 2016, 176 pages, 16,50 €
Ecrivain(s): Scholastique Mukasonga Edition: Gallimard
[Quatrième de couverture :
« Personne ne savait plus trop qui était cette présumée princesse africaine appelée Nyabinghi. Son nom était venu s’échouer sur les plages de la Jamaïque en d’étranges circonstances… Le 12 décembre 1935, peu de temps avant l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie fasciste, paraissait dans le journal Jamaïca Times un article intitulé « Une société secrète pour détruire les Blancs » : vingt millions de nègres, au nom d’une mystérieuse reine appelée Nya-Binghi, allaient déferler sur l’Europe et l’Amérique, Nya-Binghi signifiant « mort aux Blancs ». Les rastas, qui adoptèrent le nom de nyabinghi, n’avaient rien de sanguinaire et, dans la torpeur bienheureuse de l’herbe sacrée, ne songeaient nullement à massacrer quiconque. Les tambours suffisaient à leur rébellion ». Du Rwanda à la Caraïbe, à l’Amérique : mystères, initiations, naissance de la musique rasta, et, dans les bouleversements du monde, quand bat le tambour et le cœur de l’Afrique, un crime fondateur… Qui a tué l’inoubliable diva Kitami, surnommée aux quatre points de l’horizon « l’Amazone noire » ?…]
Malgré les souffrances engendrées par l’esclavage, la colonisation, les guerres de conquête au nom des intérêts occidentaux, celles – nombreuses – interethniques, le génocide planifié des Tutsis par le pouvoir extrémiste hutu, et toutes celles qui la déchirent encore, malgré la mort, l’exil et les errances, le cœur de l’Afrique bat toujours. Voguant entre sacré et profane, le tambour en rythme les battements et est la voix de l’âme africaine, d’essence féminine. Le tambour est également un esprit qui possède une énergie et une volonté propres, voire même une envie souveraine de pouvoir. Outil indispensable pour ouvrir les portes de l’invisible ainsi que pour permettre le voyage dans l’inconscient, il est – nous dit la romancière – « le cœur battant de leur Mère Afrique ». La musique prend ici une dimension cathartique qui dégage une force vitale et régénératrice. Mais seul le Ruguina, Le Rouge, tambour ingabe rwandais, habité par l’esprit de Nyabinghi, celle qui donne et prend la vie comme il lui plaît, et dont le chant et la transe thaumaturgique de Kitami, l’Amazone Noire, en sont l’éphémère mais puissante manifestation, peut « donner leur voix authentique à tous les autres tambours ». Il est le Tambour Sacré, la représentation ultime de cette âme que tous les oppresseurs, religieux ou non, ont tenté de soumettre, non seulement en massacrant les populations, mais en brûlant les tambours.
Histoire, récit autobiographique et légende sont les trois composantes autour desquelles s’organiseCœur Tambour de Scholastique Mukasonga.
La première partie du roman, intitulée Kitami-avertissement de l’éditeur, retrace le parcours de trois hommes, Léonard Marcus Livingstone le Jamaïcain, Baptiste Magloire le Guadeloupéen, et James Rwatangabo, le Rwandais, tous trois tambourinaires, auxquels se joindront un Éthiopien et un Cubain.
Elle nous plonge pour le premier, Livingstone, dans l’univers rastafari, celui de Marcus Gravey, leader noir du XXe siècle, fondateur de l’Association universelle pour l’amélioration de la condition noire, considéré comme le Moïse Noir par les Rastafaris et celui du culte de Nyabinghi. Celui-ci glorifiait une princesse ougandaise ou rwandaise Muhumuza (ou Nyabingui, orthographe différente dans ce cas), une guérisseuse, possédée par l’esprit de Nyabinghi. « Elle a combattu les colonialistes. Peut-être que son nom voudrait dire “Victoire à tous les Noirs” ou encore “Mort aux Blancs”, “Libération pour tous les nègres”, ce qui est sûr c’est qu’elle a combattu les Anglais, les Allemands, les Belges… » Appartenant à de multiples panthéons, elle incarne donc la liberté et la rébellion dont se réclameront, plus ou moins pacifiquement, les Rastafaris qui s’inspireront des tambourinaires du Burru, rythmique originelle agressive et initiatique africaine, pour créer la leur au sein du mouvement rasta nyabinghi.
Le second, Baptiste Magloire, vient de la Guadeloupe. « Il est maître tambouyé du gwoka guadeloupéen », musique tirant ses origines comme la précédente de l’esclavage, et « bat le tambour maké – tambour soliste – dans les lèwoz de Basse-Terre et de Pointe-à-Pitre ». Il s’initia au vaudou et à ses tambours rada à Haïti, eux aussi hantés par des esprits souvent féminins.
Le troisième, James Rwatangabo est un « mutimbo », un tambourinaire rwandais ou ougandais, selon le pays qu’il traverse, pour qui les autres tambours africains sont des « tam-tams ». Il n’a qu’une « préoccupation en tête, retrouver le Tambour dont lui avait parlé son vieux maître, le berger des tambours, un tambour avec un cœur », caché dans les montagnes du Rwanda.
Les trois tambourinaires se rencontreront à New York, puis partiront en pèlerinage en Éthiopie, la terre Mère de tous les Africains, avant de se rendre au Rwanda à la recherche du Tambour Sacré. Outre le Ruguina, ils y trouveront également « ce qu’ils n’étaient pas venus chercher, une chanteuse inspirée par on ne sait quel esprit sorti des entrailles de l’Afrique qui les avait tous envoûtés ». Il s’agit de la jeune Prisca qui prendra pour nom de scène Kitami, diva ensorcelée, dont Scholastique Mukasonga nous raconte alors le périple artistique dans différents pays du monde.
Cette narration où se mêlent l’histoire et l’ethnomusicologie s’achève par la mort mystérieuse de la jeune Kitami que l’on retrouve écrasée par ce gigantesque tambour, le Ruguina, dont elle était devenue la prêtresse et le médium, et qui « l’obligeait à annoncer le Malheur » à venir, sans néanmoins pouvoir conjurer le destin tragique qui attendait le Rwanda.
La seconde partie du roman est quasi autobiographique. L’auteur y évoque sous les traits de la jeune Prisca, enfant « solitaire et rêveuse », investie de l’esprit duel et imprévisible de Nyabinghi par le truchement d’« une très vieille femme – Nyabingui, sorcière ou magicienne – qui avait sa hutte, plus misérable que celle des Batwa, au début du sentier, à l’orée du marais, cachée derrière un rideau de papyrus. Elle était vêtue, comme les Rwandaises d’autrefois, d’une tunique faite d’étoffe d’écorce de ficus que la boue du marais avait teinte en gris et que zébraient des rayures noires », sa propre enfance telle qu’elle l’a racontée dans Inyenzi ou les cafards. Se profilent également l’ombre de son père Cosma et de sa mère, à qui elle a rendu hommage dans La femme aux pieds nus, les paysages du Rwanda, la savane du Bugesera ou les marais de la Nyabarongo et l’intemporalité douloureuse du génocide Rwandais.
D’un livre à l’autre, Scholastique Mukasonga parcourt les territoires douloureux de sa mémoire, peut-être pour se réapproprier un Rwanda imaginaire, entre tradition et modernité, où les monstres sont de légende et chasser ce malheur qui « se croit toujours le plus fort » mais qui « ignore qui vient après lui ». On regrette cependant la dichotomie qui semble scinder Prisa en Kitami, quand l’innocence de l’une s’efface pour laisser place à un personnage confus et capricieux, minimisant d’autant le chant de cette âme africaine.
Mélanie Talcott
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