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Coco perdu, Louis Guilloux (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 08.04.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Folio (Gallimard), Roman

Coco perdu, Louis Guilloux, Folio, janvier 2025, 128 pages, 8 €

Ecrivain(s): Louis Guilloux Edition: Folio (Gallimard)

Coco perdu, Louis Guilloux (par Patryck Froissart)

 

Louis Guilloux est connu, en France et ailleurs, à juste titre, principalement pour son roman Le Sang noir. Mais l’ensemble de sa volumineuse œuvre littéraire recèle, entre autres talentueux écrits, ce court et curieux roman, qui a été initialement publié chez Gallimard en 1978, soit deux ans avant la mort de l’écrivain, et que Gallimard vient de republier en format Poche.

Le personnage et le narrateur ne font qu’un : Coco, un vieil homme. L’action est minimale : Coco accompagne à la gare, un samedi, comme le ferait banalement un mari, sa femme Fafa qui, avant de prendre le train pour Paris, où elle est supposée effectuer un séjour dont la durée n’est pas prédéterminée, jette dans une boite postale une lettre dont elle a caché à son compagnon le destinataire. Toute la tension narrative repose sur cette lettre que Coco pense lui être destinée, et qu’il s’attend à recevoir le lundi des mains du facteur local, dont il n’apprécie guère les fanfaronnades.

Durant tout le temps qui le sépare du passage du préposé, Coco se traîne, désœuvré, tantôt dans l’espace réduit de la maison vide, tantôt dans les quartiers environnant le domicile conjugal. Dans le même temps, ses pensées vagabondent en une rêverie éveillée, décousue, associant bribes de souvenirs et réflexions immédiates amenées par les rencontres fortuites dans les lieux privés et publics visités ou provoquées par la simple vision ou par l’évocation soudaine d’un décor, d’un meuble, d’un objet.

Ces deux errances simultanées, parallèles, coïncidentes constituent la matière du roman. Unité de temps, unité de lieu, unité d’action. Il ne se passe pas grand-chose, péripéties et coups de théâtre sont absents, mais la mise en scène des pérégrinations mentales et spatio-temporelles du personnage, bien que diffuse, bien que l’auteur semble s’être laissé aller sans plan, est paradoxalement empreinte d’une poignante théâtralité, tant dans les monologues intérieurs que dans les dialogues intimes auxquels il se livre avec soi-même.

« On s’est toujours bien entendus nous deux Fafa, on a eu nos petites engueulades c’est forcé en plus de vingt ans de mariage mais on était depuis longtemps faits l’un à l’autre. Je sais pas… Depuis quelque temps je voyais bien… Oh, arrête ! Laisse tomber ».

Le cours de cette double déambulation, intime, intimiste, eût pu vite se révéler ennuyeux pour le lecteur. Mais Guilloux a eu l’idée géniale et le remarquable talent, comme l’illustre l’extrait ci-dessus, d’exprimer le tout dans la langue du personnage, dans une oralité réaliste faisant fi des règles du bon usage lexical, syntaxique de la narration littéraire (à la façon d’un Louis Ferdinand Céline), de s’émanciper des normes académiques de registre de langue et de composition romanesque.

« Qu’est-ce qu’elle allait foutre à Paris ? Avec un mec. C’est le mec qui a fauché la valise. Tiens ! V’là le coup. Il lui a foutu une trempe et puis il a fauché la valise. Il lui a tapé sur la gueule, quoi ».

Le procédé est efficace. Il traduit implicitement mais parfaitement, s’inscrivant dans la volubilité, la crudité, voire la grossièreté du discours intérieur, dans les brusques sautes d’une pensée qui va du coq à l’âne, le dramatique désarroi de Coco, son regard en arrière sur la vanité et la viduité de son existence, sa peur de cette solitude qui pourrait advenir, l’angoisse qui sous-tend l’attente de la lettre de Fafa, l’incertitude quant au caractère, définitif ou temporaire, de la rupture, la nécessité, non-dite, mais évidente, de combler le vide installé par la séparation, de tuer un temps qui s’alentit, qui s’étire, qui s’éternise.

« Qu’est-ce que je veux, moi, hein ? Voulez-vous me le dire ? Voilà des années que je vais, que je viens, qu’est-ce que je cherche, qu’est-ce que j’attends, qu’est-ce qu’il faut faire ? mais faire ci ou ça, c’est toujours du pareil au même et ça compte pas, ça n’avance pas. On peut pas non plus ne rien faire. Alors ? Fafa me plaque ? Eh bien bon ! Qu’elle me plaque si ça lui chante. J’ai beau me dire tout ce qu’on voudra au fond ça m’est bien égal. A mon âge je vais pas me monter le cou. Oh, merde ! ».

On se laisse aisément embarquer dans la dérive de la rêverie. On prend part aux petites scènes banales, communes, triviales auxquelles assiste ou participe Coco, on a l’impression immédiate de connaître ou de reconnaître les endroits (de Saint-Brieuc ?) où l’amène sa déambulation, de humer le fumet, de sentir le goût, dans un restaurant qui paraît familier, d’un ris de veau autour de quoi se joue une scène prosaïque avec des serveuses ordinaires qu’on appelle par leur prénom…

« J’ai commencé à déplier ma serviette, Bernadette, qui avait disparu à la cuisine, est revenue en disant qu’il restait plus que du ris de veau. Je sais pas pourquoi ça a encore fait rigoler les deux autres filles. Le ris de veau, moi, je voulais bien. Je m’en foutais ».

On est dans le texte, dans l’action-inaction, dans la tête et dans tous les sens du personnage. C’est magique.

On a peut-être un peu trop vite oublié les multiples facettes de l’œuvre de ce grand écrivain.

 

A noter : cette édition est préfacée par Annie Ernaux.

 

Patryck Froissart

 

D’origine modeste, Louis Guilloux (1899-1980), né à Saint-Brieuc où il situe plusieurs intrigues de ses romans, est l’auteur d’une œuvre foisonnante dont : La Maison du peuple (1927), Le Sang noir (1935), Le Pain des rêves (1942). Il a été proche de Camus, Malraux et Paulhan avec lesquels il a entretenu une riche correspondance. Traduite en une quinzaine de langues, son œuvre a été couronnée par le Grand Prix National des Lettres en 1967.



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A propos de l'écrivain

Louis Guilloux

 

D’origine modeste, Louis Guilloux (1899-1980) est né à Saint-Brieuc où il situe plusieurs intrigues de ses romans. Il est l’auteur d’une œuvre foisonnante dont La Maison du peuple (1927), Le Sang noir (1935), Le Pain des rêves (1942). Il fut proche de Camus, Malraux et Paulhan avec lesquels il a entretenu une riche correspondance. Traduite en une quinzaine de langues, son œuvre a été couronnée par le Grand prix national des lettres en 1967.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)