Clair de femme, Romain Gary
Clair de femme, 180 p. 7,90 €
Ecrivain(s): Romain Gary Edition: Folio (Gallimard)
Le désespoir c’est n’avoir plus foi en rien, même en ses « incroyances ». C’est ainsi que nous pourrions donner la note de Clair de femme, à partir de laquelle se décline un véritable hymne à la vie envers et contre tout. Le livre porte très haut ce ton si particulier à Gary, du désespoir heureux, loin du cynisme et de l’ironie de ceux encore trop attachés à leurs illusions. Le désespoir sans gravité ni aigreur, celui qui n’est que la vie qu’on porte malgré soi.
Et parce qu’il y a d’innombrables vies, il y a autant de façons de vivre son désespoir. Il y a la possibilité du pathétique, à l’image de Señor Galba que rencontre le narrateur, Michel, dès le début du livre, pauvre clown dresseur, si fier de son caniche teint en rose à qui il apprend à danser un sublime paso-doble avec un chimpanzé « un numéro mondialement connu. Des années d’efforts… L’œuvre d’une vie ». L’humour immanquable de Gary, au creux des délires, des croyances, et des petits combats toujours un peu minables face à l’imperturbabilité de la vie, de ses forces obscures, anonymes, sans égard pour chacun.
Il y a Michel, qui heurte Lydia en sortant d’un taxi, et inaugure ainsi une rencontre à la fois fortuite et nécessaire que nous suivrons tout au long du livre. Déambulant toute une nuit à travers Paris, ils s’aident à tenir tête à leur malheur. Ces deux êtres paumés, vibrant de solitude, portent en eux un petit coin d’obscurité qui irradie leur être. Deux façons de porter la part d’ombre les opposent : Michel détient la foi inébranlable en la force vitale, en la puissance de bâtir lorsqu’on est pourtant démoli. Lydia, selon le point de vue qu’on voudra prendre, est encore un cran en arrière, juste avant la connaissance libératrice de celui qui a souffert et peut tout prendre – la déception, comme l’espoir renouvelé à perte –, elle croit encore en sa souffrance, et en sa perdition. Comme lui dit Michel : « On écoute un air essoufflé de flûte indienne. On vit seule pour se prouver que l’on peut. Mais on regarde un étranger comme si c’était encore possible. Et je vous ferais remarquer que je sais aussi ceci : il ne suffit pas d’être malheureux séparément pour être heureux ensemble. Deux désespoirs qui se rencontrent cela peut bien faire un espoir, mais cela prouve simplement que l’espoir est capable de tout… Je ne suis pas venu ici pour mendier… » et plus loin le narrateur de se dire « je mentais et c’était encore une façon de mendier ».
Michel connaît tous les recoins du malheur et nos résistances possibles, le rire, la solidarité. Il essaie de l’apprendre à Lydia. Il essaie de la convaincre à un pacte d’entraide, et peut-être à l’amour. Qu’à eux deux, ils reconstituent l’espoir qui leur manque voilà la seule évasion. Si le bonheur n’est pas une histoire d’addition, l’espoir pourrait bien l’être. L’espoir est pour Michel affaire de perpétuation : et parce que la vie de son espoir tient seulement dans l’amour d’une femme qu’il est en train de perdre, c’est d’elle qu’il faudra se souvenir. Le désespoir de Michel c’est d’être privé de sa patrie féminine, sa femme Yannick, « je vivais des instants dont on ne peut parler autrement que comme d’une ultime connaissance, une raison d’être qui s’étendait même à tout ce qui n’était pas elle, comme si je savais enfin quel manque, quelle privation avaient aiguisé les épines et durci les pierres ».
A côté de l’espoir et du désespoir, ou par-delà ces deux ferments de la vie, il y a l’amour dont parle sublimement Gary, non par quelques descriptions d’une histoire extraordinaire, mais parce qu’il est la seule force concurrente de la vie, qui puisse s’opposer à sa brutalité ou porter son absolu. « Je vous parle d’une bienheureuse absence d’originalité, parce que le bonheur n’a rien à inventer. Rien, dans ce qui nous unissait n’était à nous seuls, rien n’était différent, unique, rare ou exceptionnel, il y avait permanence et pérennité, il y avait couple, nous étions plus anciens que mémoire humaine ». L’amour pour Gary n’est pas l’œuvre de deux individus : s’aimer serait œuvrer pour se faire témoin de l’amour, force originaire, élémentaire, primitive, immémoriale, comme l’eau ou la terre qui traverse les êtres. Yannick a décidé cette nuit-là de mourir, d’abréger sa maladie, parce qu’elle ne veut pas vivre à moitié, amoindrie, à demi, pas du tout. Mais elle ne veut pas emporter avec elle sa raison de vivre, l’amour qu’ils ont vécu ensemble, et confie à Michel le soin d’en transplanter les germes dans une autre histoire, en une autre femme : « Je vais disparaître mais je veux rester femme. Je te serai une autre. Va vers elle ». Michel veut continuer de vivre dans la patrie du couple qu’il a trouvé avec Yannick, pays où « tout ce qui est féminin est homme et tout ce qui masculin est femme ». Lydia hésitante face à ce pacte d’entraide, de perpétuation de l’espoir, élèvera de sérieuses objections. L’amour pour un être n’est-il que l’actualisation d’une force anonyme ? S’il en va ainsi, n’est-ce pas se rendre possesseur de ce qui ne nous appartient pas : « tu aimes tellement une autre femme que c’est trop facile à prendre». S’aimer ne serait-ce pas plutôt inventer ensemble une réponse particulière à la vie ? Aimer n’est-ce pas en réalité une histoire intime, personnelle, inédite et sans redite possible ? Face à cette greffe d’amour, Lydia redoute de n’être qu’un corps témoin. Elle craint chez Michel cette ferveur d’aimer, le besoin de la féminité qu’il a trouvée avec une femme et qu’il prétend perpétuer avec une autre. Lydia ne veut pas être le sanctuaire de leur amour, elle veut être désirée.
Aussi Lydia voudra montrer à Michel que sa douleur n’a pas d’issue, pas de prolongation heureuse. Elle le conduit dans sa belle-famille, des juifs russes, marqués par les traces indélébiles de l’histoire, et qui croient que le désespoir est une dignité à porter. Michel rencontre Sonia, la belle-mère de Lydia, flamboyante de gaîté comme un pied de nez au tragique, qui aime à russifier tous les noms, boire de la vodka, et garder son fils auprès d’elle. Ce fils atteint de la « jargonaphasie de Wernicke » après un accident de voiture. Une partie de son cerveau touchée : les mots se forment désormais au petit bonheur. Le défi lancé par Lydia ne désarme pas Michel et son espoir, l’humour de Gary se risque encore à lever un des plus grands tabous : se moquer du malheur, de la maladie, et sans obscénité.
Lydia pleure le malheur, Michel lui rit au nez. Rire de la vie, c’est un peu la grande santé dont parle Nietzsche à la fin du Gai Savoir (§382) quand l’esprit « par une sorte d’abondance et de puissance exubérante, s’amuse de tout ce qui jusqu’à présent passait pour sacré ». Mais pour Michel, il ne s’agit pas d’être fort mais de faire que la faiblesse invente ses résistances. La faiblesse a sur la force le surcroît de l’imagination : inventer le feu contre l’obscurité, chercher dans des « labos » quelques remèdes contre le cancer, et les métastases, rire pour tordre le cou à l’horreur. Mais la faiblesse a surtout la réserve d’aimer, verbe qui triomphe de tout combat. Combat à deux toujours gagnant, quand des millions d’individus luttent sans victoire. C’est cela la part du feu nous dit Gary : donner et qu’il vous reste toujours plus. Reste à savoir si l’on peut se rendre digne de la Vie et non de sa vie, de l’Amour et non de ses souvenirs. Mais il y a des êtres comme Lydia qui font partie « des pierres qui ne rêvent pas d’écho », et qui ne veulent pas porter l’universel, mais bien au contraire, vivre de leurs impossibilités avant de retrouver, un jour ou non, leur possible.
Sophie Galabru
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