Cicatrice de l’Avant-jour, Lydia Padellec (par Murielle Compère-Demarcy)
Cicatrice de l’Avant-jour, Lydia Padellec, Al Manar Editions, mai 2018, Gravures Marie Alloy, 75 pages, 17 €
La sobriété de la poésie de Lydia Padellec coule au fil limpide des pages comme une source vive, discrète et profonde, charriant dans son lit silencieux le cri de sa douleur. Sa profondeur est celle des eaux souterraines et de résurgence, en résonance avec notre traversée spontanément laborieuse du vécu et de la rencontre difficile avec ses abîmes, son flux opiniâtre à poursuivre sa route malgré le cours parfois obstrué de barrages, obstacles, effondrements, béances (« sur le chemin semé / de ronces et de doutes »). Cours quelquefois interrompu par l’ouverture d’une brèche – surgissement d’un événement tragique – nous laissant abandonné au bord du chemin, sur le bord du vide entre vertige et anéantissement, avec nos blessures, nos plaies, une Cicatrice de l’Avant-jour. Le titre de l’opus évoque le bouleversement provoqué par les événements tragiques de novembre 2015 à Paris ; ses poèmes au cœur de l’humain transcrivent le traumatisme : Dans la nuit profonde du jour, pour la première partie, avant le Chant de la dernière nuit (II), puis le trauma proprement dit, Cicatrice de l’Avant-jour (III), suivis de Nuit de sang (IV) et de La brûlure des cendres (V).
Chaque intermittence s’éclaire d’une citation en exergue placée in situ par rapport à l’épreuve de l’événement tragique : circonstances en amont, épreuve du feu, temps de la résilience, la brûlure perpétrée (« puisque vivre, si prudent qu’on se veuille, c’est brûler », rappellent les mots du poète Philippe Jaccottet cités en exergue de la dernière période). Les gravures de Marie Alloy (peintre, graveur et poète) remuent une nuit saturée par un monde végétal comme fossilisé, passé au scalp de fissures, veines vibrantes courant sur la brèche des béances, entre chutes nocturnes, gerbes de sang, « l’innocence perdue » et le chemin brisé des « aubes sanglantes ». On dirait, à observer ces gravures, qu’en des registres chromatiques couleur du cheminement sinueux des pensées, la nuit coud « ses plaies avec les oyats » sur une plage désertée où le cri des ressacs cogne le sable éclatant – celui de la mémoire, d’un chemin brisé « troué d’eau de mer/ ouvert à la brûlure » – en une explosion / implosion pulvérisant les lignes « au bord de l’océan ». Un goût de cendres est laissé dans la bouche des mots broyés par l’insupportable, broyant la violence pour
« Peler nos cicatrices jusqu’à l’os
jusqu’à l’oiseau et l’air
qui nous transcendent
(…)
Nous cherchons la fissure
qui laissera passer
le souffle
le poème
brisant le roc
de nos peurs »
La mémoire, blessée, retourne sur le lieu perdu de l’innocence auquel il a fallu s’arracher pour « vivre au monde ». En commençant par ce retour à l’enfance, le recueil confère un effet dramatisant supplémentaire à l’événement tragique qui forme l’axe, donne corps/visage à cette Cicatrice de l’Avant-jour : l’attentat terroriste de novembre 2015 à Paris. La peur devient monstrueuse, après avoir joué avec des fantasmes puérils ou avoir traversé, pour les couper, la ligne à haute tension existentielle.
« D’un bleu inouï
la maison au fond
de ta mémoire
gît dans un sommeil
aquatique
l’enfant respire la couleur
la force tranquille d’être là
et toi au bord du chemin
tu regardes l’enfant
s’éloigner un peu »
Dans la nuit profonde du jour (I), la lumière occultant des souvenirs accompagne d’une résonance singulière les pas de l’existence, parfois « lourds de bruit / et de regrets ». Cette lumière continue d’émettre un signal de (sur-)vie que l’espoir recherche, sonde tel un sourcier dans sa quête d’un puits de lumière (« tu cherches la mer / sous un caillou minuscule »). L’Écrire ne manque pas à l’appel de la source dans sa quête des mots venant à la rescousse. Le livre fait également figure de proue dans cette « transparence » ensoleillée et « de l’ambre » après la pluie, pour guider le chemin candide de la « force tranquille » jusqu’à celle « intranquille » de l’enfance perdue :
« Un livre ouvert
frémit sous la caresse
d’un insecte
et dans la nuit profonde
du jour qui vient
tu entends encore les mots
frapper la lumière »
Dans la nuit profonde du jour – au « bleu inouï » morcelé strié fissuré à l’image des gravures de Marie Alloy – le retrait (qui n’est pas d’exil, qui ne connaît pas encore concrètement la violence ni son cri prolongé par ce que la poétesse Lydia Padellec nomme « l’écho des survivants ») s’éprouve dans le miroir du temps qui passe, qui s’accorde un temps de réflexion pour observer le chemin parcouru (« Le miroir te regarde / comme un enfant perdu »). L’écho thématique entre le premier et le dernier poème de cette saison de vie inscrit en boucle le cycle d’un temps biographique qui revient sur lui-même, via l’éclairage des mots pour chercher à travers la « nuit étale » le souffle / l’étincelle de « l’enfant (qui) en(soi) crie » encore, « prisonnier d’un conte / travesti d’éclats ».
Le Chant de la dernière nuit (II) continue de dérouler le temps à rebours, avant l’irruption du « monstre » et de sa « morsure dans la chair ». La nuit, monstrueuse à venir, se manifeste entre les lignes, oiseau de mauvais augure guettant de son œil fixe l’horizon, en reconnaissance dans un ciel qui pourrait bien tomber sur la tête d’un parcours de vie, sans qu’on l’ait entendu venir, présagé dans « la douceur de l’éclair ». La mer peut-être pressent l’orage imparable, « écartelée (qui) geint / d’une rumeur noire ». Ce qui n’est que « mélancolie » pressent peut-être l’effacement des étoiles, l’extinction, dans la « nuit de sang » qui approche, de toute clarté…
À l’encre des fissures s’écrit et crie la Cicatrice de l’Avant-jour (III). Solitude, silence, vertige croisent au fil de la pensée sinueuse lueurs du jour et menaces de la nuit.
« Je suis dans mon île
halo lumineux
à l’épiderme fragile
île entourée d’ombres
aux grimaces de pierre »
Des poèmes dédiés laissent penser que la poétesse rend peut-être hommage à des « survivants », quand il ne s’agit pas d’une sœur d’écriture (Hélène Cadou), ou d’un frère d’écriture cité (Paul Éluard) – présences touchées par l’éternité. Une nuit apocalyptique vibre sur les cordes frappées vives d’un lyrisme puissant dans sa retenue.
Lorsque surgit le cri des étoiles sous les pas de l’inouï qui les écrase, Paris qui n’est plus une fête (cf. récit autobiographique d’Ernest Hemingway) se métamorphose en capitale apocalyptique, une Nuit desang (IV) s’ouvre « bouche béante, noire de cendres », une nuit profonde éclatant au fond de la gorge, déchiquetant la poitrine des rires, démon ravisseur monstre griffu dévoreur coupant la respiration du jour.
« Capitale de la douleur
Paris saigne
(…)
la musique s’est tue
étouffée par les griffes
de la bête immonde »
La personnification des lieux (ex. : « Paris saigne »), des objets (ex. : « Du bout de la langue / la clarté de la lampe / égratigne mes lèvres »), des éléments naturels (ex. : « Les cailloux parlent »), ainsi que la personnification majeure de la nuit, accentuent le caractère tragique du drame évoqué.
Dans La brûlure des cendres (V) la lampe de l’espoir résiste pour ne pas s’éteindre, brûle « Dans la lumière douce / Des aubes sanglantes ». L’envie de survivre s’accroche au souffle de l’air non habitable et choisit, « Entre la cime / et l’abîme », le chemin d’une humanité solidaire, un chemin de lumière, la flamme de la fraternité.
« sur la table du monde
noués au jour
au secret ténu des herbes
qui dansent au creux
d’une cicatrice
là
dans le corps sanglant
d’une chanson
Nous vibrons
enlacés la vie
à la brûlure
des cendres »
Le cri du poème est là pour laisser sourdre, du « bleu inouï », le jaillissement de la langue, souffle-poème imprenable « brisant le roc » de l’Horreur et « de nos peurs ».
Cicatrice de l’Avant-jour témoigne du travail post-traumatique suivant un événement personnel/collectif tragique confronté à la violence terroriste, opéré grâce au pouvoir thérapeutique de la poésie comme par la puissance poignante et contenue de ses poèmes. La voix singulière de Lydia Padellec vibre au cœur de l’humain, en laissant espérer que pourra revenir, demain, une aube nouvelle ; que pourra frémir encore la danse et le chant silencieux du brin d’herbe que nous sommes : « C’est dans l’intimité / du brin d’herbe / que j’ose ouvrir / les lèvres du silence / (…) / ses lèvres s’entrouvrent / comme une cicatrice / au bord de l’océan ». Ces lèvres ranimées par la parole poétique laisseront s’évacuer la peur infiltrée en nous par le monstre du terrorisme, pour vaincre la peur, pour « laisser filtrer / la lueur lointaine / d’une étoile », sur le bord de l’océan qui lavera nos yeux. Cicatrice de l’Avant-jour fait apparaître cette étoile.
Murielle Compère-Demarcy
Lydia Padellec est née à Paris le 8 juillet 1976. Après des études de lettres modernes, elle choisit de vivre en poésie. Publiée dans plusieurs revues depuis 1999 et dans plusieurs anthologies en France, mais aussi au Canada, en Roumanie et au Pays Bas, elle anime des ateliers d’écriture et d’art postal dans les écoles, les médiathèques, les maisons de quartier. Elle participe à des lectures publiques et a créé un spectacle poétique et musical, Sur les lèvres rouges des Saisons, lors du Printemps des poètes 2010. Elle a reçu en mars 2017 le Prix Xavier Grall pour l’ensemble de son œuvre poétique et son engagement en poésie. Résidence d’écriture en 2010-2011 à la Réserve naturelle Val et Coteaux de Saint Rémy-lès-Chevreuse. A reçu une bourse découverte du CNL (janvier 2012). Cicatrice de l’Avant-jour a obtenu de Prix Saint-Quentin-en-Yvelines 2018-2019 des Collégiens lecteurs de poésie d’aujourd’hui organisé par les Itinéraires poétiques.
- Vu: 2071