Chroniques Martiennes, Ray Bradbury (par Léon-Marc Levy)
Chroniques Martiennes, Ray Bradbury (1946), Folio-SF, trad. américain, Jacques Chambon, Henri Robillot, 318 pages
Ecrivain(s): Ray Bradbury Edition: Folio (Gallimard)Commençons par un truisme : Les Chroniques Martiennes sont des chroniques au sens strict du terme. Des histoires scandées par le temps calendaire sur une longue période, celle de la colonisation de Mars par les Terriens. Ce n’est pas un roman, ce ne sont pas des nouvelles, mais un tissu de narrations que Bradbury, avec un sens époustouflant de l’épopée, a tramées en un grand récit, donnant à ces moments épars la cohérence d’un roman. Chaque chapitre comporte un titre, référence probable aux chroniqueurs médiévaux de France – Ray Bradbury était un homme d’immense culture, en particulier européenne.
Roman-culte de la Science-Fiction, cet ouvrage pourtant ne ressemble guère à la SF traditionnelle. Les moyens de la conquête de Mars, les technologies mises en œuvre, espaces et machines n’intéressent que peu Bradbury. Ce n’est pas l’épopée d’une conquête planétaire mais l’épopée d’hommes lancés dans des situations nouvelles qui servent de révélateurs de la nature humaine. Le courage moral et physique, la générosité, le sens du sacrifice de l’individu pour le groupe, sont parmi les qualités lumineuses que l’aventure martienne révèle et accentue. Le racisme, la haine, la jalousie en sont le pendant sombre.
Les Chroniques constituent l’histoire d’une colonisation. Et Ray Bradbury élargit évidemment le propos à toute colonisation, entreprise fondée sur l’intérêt du colonisateur, même si se mêlent parfois à ce ressort premier quelques vagues élans civilisateurs. Terre Promise, L’Amérique se dessine derrière Mars, Nouvelle Frontière qui rappelle la ruée vers l’Ouest.
– Est-ce là le paradis ? demanda Hinkston.
– Absurde. Non. C’est un monde où l’on a une deuxième chance. Personne ne nous a dit pourquoi. Mais personne ne nous a dit pourquoi nous étions sur la Terre, non plus.
Et le massacre des Martiens rappelle celui des Indiens. Les pompiers emmenés dans l’expédition font métaphore de l’oscillation entre l’aspiration au bien et la permanence du mal : chargés de combattre le feu, ils sont utilisés pour mettre le feu et détruire toute trace de civilisation martienne. La cupidité, la violence des hommes emportent un monde pour le posséder, comme les nations ont emporté des civilisations dans l’Histoire. Nous autres, gens de la Terre, avons un talent tout spécial pour abîmer les grandes et belles choses. La force de Bradbury est de ne faire aucune concession à tout enjolivement, sa vision de l’humanité est sombre et implacable. On le saura plus encore en lisant Fahrenheit 451, roman apocalyptique que les Chroniques annoncent en de nombreux passages, en particulier dans le chapitre intitulé Usher II, qui est une véritable préfiguration de Fahrenheit.
En compagnie de Lovecraft, Hawthorne, Ambrose Bierce, de tous les contes fantastiques et de terreur et, tant qu’on y était, de tous les récits de science-fiction, il [Poe] a été brûlé. Sans pitié. Au nom de la loi votée pour la circonstance. Oh, ça a commencé en douceur. En 1999, ce n’était qu’un grain de sable. On s’est mis à censurer les dessins humoristiques, puis les romans policiers, et naturellement, les films, d’une façon ou d’une autre, sous la pression de tel ou tel groupe, au nom de telle orientation politique, tels préjugés religieux, telles revendications particulières ; il y avait toujours une minorité qui redoutait quelque chose, et une grande majorité ayant peur du noir, peur du futur, peur du passé, peur du présent, peur d’elle-même et de son ombre.
Bradbury laisse cependant une belle place à la beauté. On a souvent parlé, à juste titre, de « Science-Fiction poétique » pour caractériser son style. Les lecteurs de Je chante le corps électrique ont souvenir de ses ellipses, de ses tableaux cosmiques somptueux, du lyrisme vibrant, quasi religieux, de ses visions. La technologie chez Bradbury est un prétexte à chanter les merveilles de l’univers. Son monde est peuplé d’ombres et de lumières comme un tableau gothique.
Le groupe s’éloigna silencieusement dans le clair de Lune. Ils gagnèrent les abords de la cité noyée dans ses songes. Dans leurs courses, les lunes jumelles projetaient des ombres doubles à leurs pieds. Ils cessèrent de respirer, ou du moins en donnèrent-ils l’impression, un certain nombre de minutes. Ils guettaient un mouvement dans la cité morte, attendaient que se dresse quelque forme grise, quelque silhouette ancestrale qui s’élancerait à travers la mer vide au galop d’un destrier caparaçonné d’un lignage impossible, d’une souche incroyable.
Chronos est le dieu de ce roman, naturellement. L’auteur se transforme en démiurge pour nous scander le calendrier de la conquête, avec une présence obstinée du temps qui soutient ici l’épopée. Les hommes sur Mars sont les éléments d’une chaîne, d’une saga, qui se déroule comme une longue mélopée dont le son est celui du temps même. A tel point que le temps cesse d’être ce qu’il est – insaisissable espace – pour devenir matière palpable.
Il y avait dans l’air comme une odeur de Temps. Il sourit et retourna cette drôle d’idée dans sa tête. Il y avait là quelque chose à creuser. A quoi pouvait bien ressembler l’odeur du Temps ? A celle de la poussière, des horloges et des gens. Et si on se demandait quelle sorte de bruit faisait le Temps, ce ne pouvait qu’être celui de l’eau ruisselant dans une grotte obscure, des pleurs, de la terre tombant sur des couvercles de boîtes aux échos caverneux, de la pluie. Et en allant plus loin, quel aspect présentait le temps ? Le temps était de la neige en train de tomber silencieusement dans une pièce plongée dans le noir, ou un film muet dans un cinéma d’autrefois, des milliards de visages dégringolant comme ces ballons du Nouvel An, sombrant, s’abîmant dans le néant. Et ce soir – Tomas plongea une main dans le vent à l’extérieur de la camionnette –, ce soir, on pouvait presque toucher le Temps.
Comme en rédemption, Bradbury sauve l’homme en soulignant aussi sa grandeur, ses vertus privées et publiques. Ode à la vie (Le matin vert), à la solidarité entre hommes (Les spectateurs), le courage devant l’adversité (Pique-nique dans un million d’années), les Chroniques Martiennes sont – au-delà du voyage spatial – une véritable odyssée au cœur de l’homme et des méandres contradictoires de son rapport au monde.
Léon-Marc Levy
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