Chroniques de la boîte noire, Alain Joubert (par Patryck Froissart)
Chroniques de la boîte noire, Alain Joubert, février 2021, 168 pages, 19 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
A la mémoire d'Alain Joubert qui nous a quittés le 23 avril dernier
Cet ouvrage, illustré d’éclatantes « Images-échos en noir et blanc » de Nicole Espagnol, compile dix-sept critiques de choc écrites par Alain Joubert de 2002 à 2004 et publiées dans La Quinzaine Littéraire, le bimensuel fondé par Maurice Nadeau et François Erval.
Pourquoi les présenter ici comme des critiques « de choc » ?
Primo peut-être parce que Joubert s’y exprime à la première personne, en un flux expressément personnel dont la subjectivité est clairement affirmée.
Secundo sans doute parce que cette volonté de mettre le soi dans l’analyse s’appuie sur une expression qui dépasse de très loin la simple impression de lecture pour se faire puissamment impressive.
Tertio parce que cette liberté qu’il s’octroie de dire le lire se veut sans limite, jusqu’à la mauvaise foi avouée, ce qui peut avoir pour conséquence une vraie crudité, voire une relative cruauté d’appréciation de tel ouvrage ou de tel auteur, toujours toutefois modérées par l’humour, autre marque de sa « fabrique ».
Sa marque de fabrique, sa subjectivité, justement, il en revendique malicieusement l’origine :
Car c’est précisément mon passé surréaliste, tout comme mon présent et mon futur, qui m’autorisent à invoquer « la bonne foi ».
Ainsi commence par exemple le premier article, consacré au roman policier, titré de façon provocatrice « De l’artiste en criminel » :
Je n’ai jamais aimé le mot « polar ». Certes, je fais comme tout le monde, je l’utilise à l’occasion, pour aller vite, pour être compris sans détour. Mais c’est là faire preuve de trop de légèreté, car cette façon d’être « compris », bien loin d’accomplir son office, entraîne aussitôt toute une série de malentendus, de confusions, de méprises qui font passer illico dans la colonne des pertes le peu de profit que l’on attendait de l’usage en question. « Polar », donc, relève à mes yeux de la fausse monnaie du vocabulaire.
Plus loin, dans une Petite anatomie de l’information, Joubert s’intéresse (intéresse le lecteur) au militantisme des membres de la SOAW qui, à partir du milieu des années 90, ont dénoncé par des actions d’éclat les agissements supranationaux de la SOA, « l’école » américaine dite des assassins formant des ressortissants sud-américains chargés de fomenter des coups d’état fascistes en Amérique Latine (entre autres, Manuel Noriega et Omar Torrijos au Panama, Leopoldo Galtieri et Roberto Viola pour l’Argentine, Juan Velasco Alvarado au Pérou et Guillermo Rodriguez en Équateur…). Après avoir donné son opinion idéologique sur ces éléments factuels, l’auteur aborde, découlant de ces informations liminaires, le sujet de son article, le genre spécifique des thrillers politiques, et il en cite et commente de façon précise et originale quelques exemples, dont La Muraille invisible de Henning Mankell, mise en scène d’un sombre complot cybernétique international anticapitaliste ayant pour but un chaos financier global ou La Ville des Ombres de James Grady.
La ville des ombres, de James Grady, en est un récent, et fascinant exemple. Vous avez certainement encore en tête (si vous en avez l’âge !) ce coup de tonnerre politique des années soixante-dix – le Watergate – qui entraîna la chute de la maison Nixon, et un sacré désordre dans la diplomatie spectaculaire intégrée…
Pour Joubert, c’est là prétexte à une interprétation politique personnelle de l’actualité, parmi quoi sa vision, entre autres, des dessous stratégico-économiques de l’intervention des puissances occidentales contre Saddam Hussein.
Ailleurs, celui qui fut ami et collaborateur de Maurice Nadeau sort de sa boîte noire une série (noire) de monstres modernes en tous genres, et, autour de sa critique du roman La Belle dormit cent ans, de l’auteur norvégien Gunnar Staalesen, pose la problématique littéraire du monstre en littérature.
Le choix savamment éclectique qui a été fait des chroniques recueillies ici est remarquable par le foisonnement des thématiques : outre le thriller, le roman policier, le monstre, la typologie des romans noirs, on passe en revue la poésie, les mythes, le situationnisme, Dada, le surréalisme, le féminisme, l’obsolescence programmée, les superstitions, l’image de la mort en littérature, le suicide, les impostures messianiques (en chronique du Traité des Trois Imposteurs), le cinéma noir, la bande dessinée, le dessin animé ou… la musique, noire, évidemment.
Simple chrestomathie des textes les plus saillants d’un chroniqueur littéraire ? Oh que non ! La lecture en retient tout autant l’attention que, justement, un bon roman policier. Car l’écriture est élégante, l’érudition littéraire est évidente, l’expression est fluide, le propos plein d’humour et de provocation sans excès, le discours franc, le jugement prononcé sans ambages.
Exemples :
A propos de la féminisation du lexique : Je parle donc d’un auteur, pas d’une auteure, d’un écrivain, pas d’une écrivaine ; je réfute la « tendance » au profit du talent.
S’agissant d’auteurs en vogue : Christine Angot peut bien compter ses sous, Catherine Millet peut bien compter ses coups, jamais elles n’atteindront à la vérité de Dominique Mainard (« La Maison des fatigués »), je veux dire à la vérité de l’imaginaire…
Humour : « Le lézard lubrique de Melancholy Cove », un réjouissant et délirant roman de Christopher Moore, auteur connu pour sa passion des crackers au fromage.
Affirmation effrontée : ce sont des livres libres, où il n’est pas important de savoir si tout est « vrai » puisque tout est « juste ».
Franchise et jeu de mots : Moi qui suis athée comme une tasse, Coltrane aura beau me bassiner avec ses inquiétudes primaires, jamais il ne me fera entendre autre chose que ce que mes oreilles et mon esprit reçoivent : une violence poétique portant très au-delà de son baratin religieux.
Et, surprise jaillissant de la boîte noire, évoquant les surréalistes desquels il a été proche, dans une chronique intitulée Mais c’est sur nous qu’ils tirent, dit Breton en levant son arme, on a droit à une savoureuse et intimiste Lettre à Ecusette de Noireuil, en écho à celle qu’écrivit ledit André Breton à sa propre fille.
Il y en a des choses, dans la boîte noire…
Patryck Froissart
Alain Joubert a découvert le surréalisme en 1952 et, après sa rencontre avec André Breton trois ans plus tard, il participa aux activités du groupe jusqu’à sa dissolution en 1969. C’est dans ce mouvement qu’il trouva le mieux à exprimer sa révolte et à lui donner tout son sens dans de multiples directions, littéraire, artistique, politique et autres. Il en a vécu les passions, les combats, les enthousiasmes et les querelles. Il a continué jusqu’aujourd’hui d’en porter l’esprit, faisant sienne cette nécessité d’une « refonte radicale de l’entendement humain » souhaitée par Breton. Alain Joubert nous a quittés le 23 avril dernier.
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