Chronique d'hiver, Paul Auster
Chronique d’hiver (Winter Journal 2012) trad. USA Pierre Furlan mars 2013. 252 p. 22,50 €
Ecrivain(s): Paul Auster Edition: Actes Sud
Régulièrement, Paul Auster pose un regard dans son œuvre sur le chemin de vie parcouru. Dans l’invention de la solitude, le Carnet rouge, le diable par la queue il nous donnait des époques, des clés qui ouvraient à la fois la compréhension d’une vie mais aussi et surtout d’une œuvre. Chronique d’hiver est donc dans cette scansion itérative de l’œuvre d’Auster. Mais avec cette chronique, Paul Auster prend un chemin nouveau. Il semble clore comme un bilan. Qu’on se rassure, loin d’être complet, loin d’être systématique, loin même d’être ordonné !
Le premier trait de ce « bilan » est justement le désordre. Point de chronologie d’ensemble, des moments, pris semble-t-il au hasard mais on sait, avec Auster, que rien n’est au hasard. Disons qu’il s’agit plutôt d’une parole libre, à la façon de celle qu’on tient devant un psychanalyste. Un lien peu apparent, mais d’autant plus fort entre les séquences de parole. Paris, l’enfance, la mère, aujourd’hui, puis de nouveau Paris, les femmes – deux femmes surtout, La mère et Siri * – l’enfance encore … Auster enchaîne les bribes de souvenirs comme des inventaires : inventaires des lieux habités, inventaire des voyages à travers les USA et le monde, inventaire des femmes, des morts.
Auster se regarde. Plus exactement il se regarde se regarder. La situation de locution était évidente pour lui : il se parle comme à lui hors de lui. « Tu » dit-il. Une manière de figer la schize du sujet : je me parle comme à un autre. Ce corps par exemple qui est un des points centraux du livre, ce corps comme objet étranger, support des douleurs et des joies d’une vie.
« Ce qui fait pression sur toi, qui a toujours fait pression sur toi : l’extérieur, c’est-à-dire l’air ou, plus précisément, ton corps dans l’air qui t’entoure. La plante de tes pieds ancrée au sol, mais tout le reste de ton corps exposé à l’air : c’est là, dans ton corps, que toute l’histoire commence, et c’est aussi là, dans ton corps, que tout se terminera. »
On dit qu’à l’instant de la mort les images de la vie défilent à toute vitesse. Par moments, Auster écrit comme s’il était en train de mourir, par défilements :
« … tu poursuivais les filles pendant tes années de collège et de lycée, malgré les idylles et les flirts avec Karen, Peggy, Linda, Brianne, Carol, Sally, Ruth, Pam, Starr, Jackie, Mary et Ronnie, tes aventures érotiques étaient abominablement sages et insipides. »
Et il en est de même, des adresses postales qui furent des lieux de vie, les heures passées dans des avions, dans des trains, dans des voitures, dans des bus. Etrangement, rien ou presque sur les livres lus ou écrits. Auster met à distance son être d’écrivain, l’oublie, l’efface pour parler d’un homme et du chemin d’une vie.
Avec, affleurant toujours mais par touches sobres et discrètes, le judaïsme. Non, il faut dire dans le cas d’Auster la judéité car il est loin de considérations religieuses, mais imprégné néanmoins de son identité culturelle juive, qui surgit à chaque symptôme plus ou moins manifeste d’antisémitisme. Ainsi, son étonnement d’étudiant parisien devant un voisin qui désigne les Juifs par le terme d’ « israélites » (terme inexistant aux USA) :
« Le mot israélite t’avait peut-être un peu déconcerté, mais ton français était suffisant pour que tu saches qu’il s’agissait d’un synonyme assez répandu du mot juif, du moins chez les gens qui avaient vécu la guerre, même si, d’après ton expérience, il véhiculait toujours un côté péjoratif – moins une déclaration ouverte d’antisémitisme qu’une façon de mettre une distance entre les juifs et les français, de les transformer en quelque chose d’étranger et d’exotique, de les ramener à ce curieux peuple antique vivant dans le désert avec ses coutumes bizarres et son Dieu vengeur et primitif. »
Et la conscience de la Shoah, en basse continue, qui vient régulièrement déchirer le réel de celui qui est né juste après, comme un cauchemar seulement raconté mais d’autant plus affreux encore.
Enfin le corps, siège des plaisirs et des douleurs, que le « vieux » Paul Auster (64 ans au moment de l’écriture de ce livre en 2011) apprend à re-découvrir changé, abimé, régressant, porteur déjà de la fin. Comment ne pas rapprocher là Paul Auster de Philip Roth ? Tout les rapproche : grands écrivains, américains, juifs, nés au même endroit (Newark) et obsédés par le sexe, le corps et la mort, la dimension auto réflexive. Et pourtant l’écriture d’Auster ne permet pas l’intimité de celle de Roth – celle de « un homme » ou de « exit le fantôme ». La pudeur, la distance d’Auster fait du corps un objet lointain, comme appartenant à un autre. Auster au bout est plus tranquille que Roth, moins effaré par l’idée de la fin. Ainsi il raconte que lors d’une rencontre en France avec Jean-Louis Trintignant celui-ci lui dit : « Paul, il y a juste une chose que je voudrais vous dire. A cinquante-sept ans je me sentais vieux. Maintenant, à soixante-quatorze ans, je me sens beaucoup plus jeune qu’à l’époque. » Paul Auster n’a pas oublié ces mots et lui aussi se sent mieux à soixante-six aujourd’hui qu’il y a dix ans. (interview Figaro Madame 23 mars 2013).
Paul Auster boucle dans cette chronique trois saisons d’une vie et ouvre la quatrième et dernière avec un regard douloureux mais apaisé.
« Tu as soixante-quatre ans. Dehors, l’air est gris, presque blanc, pas de soleil en vue. Tu te demandes : combien de matins reste-t-il ?
Une porte s’est refermée. Une autre porte s’est ouverte.
Tu es entré dans l’hiver de ta vie. »
Leon-Marc Levy
* Paul Auster est marié à l’écrivain Siri Hustved
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