Chevreuse, Patrick Modiano (par Philippe Leuckx)
Chevreuse, octobre 2021, 176 pages, 18 €
Ecrivain(s): Patrick Modiano Edition: Gallimard
Depuis 1968, et une reconnaissance rapide, Modiano s’est fait le romancier du passé à retrouver. Il en est devenu l’expert romanesque, à travers nombre de romans qui, sur base de bottins et de cartes géographiques, dessinent la carte mémorielle de son propre passé, plein d’adresses vérifiables, de noms qui portent francité ou gourme étrangère. Il a témoigné de ces traces dans son livre Un pedigree, qui relate comment son propre passé a pu générer les fictions qui l’ont rendu célèbre, jusqu’à ce Prix Nobel de Littérature. On reconnaît très vite la griffe et la patte du romancier qui s’évertue, le temps d’un livre bref, à démêler un passé glauque, à éclaircir des zones au départ bien troubles.
Ce vingt-sixième roman de l’auteur, né à Boulogne-Billancourt en 1945, ne déroge guère à l’esthétique que Modiano s’est donnée depuis toujours : graver dans le romanesque les ressources fluides d’une vie, passée à courir les pensionnats et les rues de Paris et de sa banlieue cossue.
Nous suivons ici la quête de Jean Bosmans, romancier, qui, cinquante ans après les faits, tente de se remémorer une période féconde de son passé et les personnages qu’il avait l’habitude de croiser, dans les années soixante-quatre ou soixante-cinq, entre Paris, La Vallée de Chevreuse, et un appartement d’Auteuil. Une topographie totalement modianesque. La recherche n’est pas aisée, et tout l’art du romancier, et de son narrateur, est de nous plonger dans l’inextricable fouillis d’un passé mystérieux.
Plusieurs chronologies sont proposées au lecteur, et le passé s’y stratifie, selon des périodes et des zones territoriales. Il y a les années cinquante, quand, enfant, Jean Bosmans a habité une maison dans La Vallée de Chevreuse ; quinze années vont passer et de curieuses coïncidences et reconnaissances ; un long laps de temps jusqu’au désir de « reconstituer » ce bloc de temps informe, d’où nageaient quelques souvenirs.
Les personnages peu à peu tracent leur voie, éclairent le rôle de Jean : Camille Lucas, Martine Hayward, Rose-Marie Krawell. Deux lieux retrouvent ces personnages, et, progressivement, le romancier Bosmans relate les liens qui unissaient tout ce groupe trouble de personnages, dont il écrira un roman. Chaque mémoire est un carnet d’adresses ; chaque nom peut relier d’autres noms ; la quête, pour être malaisée, réserve toujours des surprises, et au bout du compte, au terme du livre, mystère levé, le lecteur vérifie une fois de plus l’art consommé de Modiano pour donner foi, consistance et densité à ce passé volatil, à ces signes qu’il faut sans cesse pêcher, sans savoir si la prise est bonne. On retrouve, avec la maestria habituelle, ce réservoir de signes modianesques en diable : les numéros de téléphone établis par quartier, les carnets d’adresses, les lieux insolites, l’odeur poussiéreuse des chambres d’hôtel ou les lointains pittoresques des banlieues.
Quelques clins d’œil : le Docteur dont il est question ici ne s’appelle-t-il pas comme le troisième mari de Martine Carol, Rouveix ? Les personnages troubles (à l’aune de ce que fut le père du romancier), celui du romancier lui-même (double de Modiano), la chronologie : tout ici mêle réalité autobiographique (il s’agit des pensionnats) et vérité romanesque. C’est là tout le charme des romans de Modiano, de tisser sans cesse les entrelacs du réel et de ses transpositions. Le lecteur ainsi est posté comme un chercheur, comme un détective du passé. L’écriture, fluide, en toutes petites phrases descriptives, réussit à nous insérer dans le romanesque le plus flou et à nous inviter à l’éclairer, logiquement, trace après trace.
Un très beau roman, d’un ton où flotte sans cesse la nostalgie de ce qui fut perdu.
Philippe Leuckx
Patrick Modiano, écrivain français, né en 1945, Prix Nobel de Littérature pour une œuvre qui se compose de romans, d’entretiens, de pièces de théâtre. Citons : La Place de l’Étoile ; Les Boulevards de ceinture ; Rue des Boutiques obscures ; L’Herbe des nuits.
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