Chers fanatiques Trois réflexions, Amos Oz (par Gilles Banderier)
Chers fanatiques Trois réflexions, octobre 2018, trad. hébreu Sylvie Cohen, 118 pages, 10,50 €
Ecrivain(s): Amos Oz Edition: Gallimard
Le nouveau livre d’Amos Oz, Chers fanatiques (dont le titre français, qui ne colle pas à l’original hébreu, évoque malencontreusement le Chers Djihadistes de Philippe Muray) est un recueil de trois articles très différents.
Le premier aborde la question du fanatisme en général et du fanatisme religieux en particulier. Tout se passe comme si une sorte de surmoi mystérieux interdisait à Amos Oz (et à nombre d’intellectuels) d’envisager le fanatisme islamique en tant que tel, dans sa spécificité, son impiété et son caractère intrinsèque (quand l’islam n’a-t-il pas été violent ?), sans lui chercher aussitôt des correspondants parfois boiteux dans la Bible hébraïque ou l’histoire de l’Église. Oz place sur le même plan des choses dissemblables, voire des phénomènes qui n’existent pas. On n’a jamais assisté, en Europe, à des pogroms prenant des « migrants » pour victimes. Les « profanations » de mosquées, quand elles se produisent, demeurent des exceptions et se limitent à des plaisanteries de bas aloi (une tranche de jambon dans la boite aux lettres). En France du moins, la décence ordinaire et des siècles de civilisation ont fait que, même après les massacres du RER, de Charlie-Hebdo, de l’Hyper-Cacher ou du Bataclan, aucun musulman n’a été molesté par esprit de vengeance.
Où Amos Oz a-t-il vu sévir des « criminels qui rasent les dispensaires pratiquant l’avortement » (p.15) ? Il estime – et il a raison – qu’on reconnaît le fanatique à son esprit de sérieux et à son manque d’humour. Cependant, à force de considérer le fanatisme comme la chose du monde la mieux partagée, on s’interdit de voir qui menace, ici et maintenant, les démocraties libérales, dont Israël fait partie.
Le deuxième essai (Non pas une lumière, mais plusieurs) parle de l’État d’Israël et d’une question complexe : comment définir l’essence du judaïsme ? Que veut dire « être Juif » et, corollairement, Israël est-il fondé à se décrire comme un « État juif » ? Même si le texte lui est antérieur, on entend l’écho des débats autour de la « loi fondamentale » votée par la Knesset le 19 juillet 2018. En quoi Israël, qui selon cette loi se définit comme « le foyer national du peuple juif », peut-il légitimement prétendre résumer, contenir, englober (le verbe anglais to encapsultate rendrait mieux la nuance) le judaïsme ? En quoi cette nation est-elle conforme à l’éthique sublime du judaïsme ? Celle-ci ne dépasse-t-elle pas le cadre limité (et mouvant) des frontières d’Israël ? Le judaïsme n’est-il pas plus grand qu’Israël ? Amos Oz paraît développer une remarque de George Steiner : « L’idée que la route effroyable de la vie juive et le miracle toujours renouvelé de la survie devraient avoir pour fin et justification l’instauration d’un petit État-nation au Moyen-Orient, écrasé par les charges militaires, mesquin et même corrompu dans sa vie politique, d’un esprit de clocher glapissant, manque de vraisemblance ». Mais, d’un autre côté, peut-on faire comme si Israël et le destin juif étaient deux plans qui ne se recoupent pas ? Amos Oz note que la création, le talent, sont du côté des Israéliens laïques ou athées. Aux exemples d’écrivains, il pourrait ajouter les réalisateurs de cinéma et de télévision (les allusions religieuses sont rarissimes dans les excellentes séries produites en Israël et exportées à travers le monde : Bnei Aruba, Hatufim, Fauda, etc.). Un rabbin lui répondrait que les plus virtuoses des érudits talmudistes ne cherchent pas à « créer », au sens que ce verbe revêt pour un poète ou un romancier. Il faut également rappeler que ce n’est pas Israël qui entretient les conflits (p.88) et qui attaque ses voisins. La militarisation de l’État hébreu, l’absorption d’une grande partie des ressources économiques par l’armée, ne résulte pas d’un choix (comme à Sparte), mais d’une nécessité. Il y a cependant du vrai dans la formule de Saint-Exupéry :« L’ennemi te limite donc, te donne ta forme et te fonde ».
Dans la troisième partie (Des rêves auxquels Israël devrait renoncer au plus vite), Oz reprend une de ses idées politiques : le principe de deux États (pas d’un État binational). Il estime que le moment serait venu, car le monde arabo-musulman a d’autres soucis, à la fois internes et externes. Peut-être. Mais qui peut savoir comment les pays arabes vont évoluer ? Dans les années 1990, la Turquie, laïcisée, dirigée par une femme Premier ministre, semblait en voie de rejoindre les démocraties occidentales. Où en est-elle à présent ? L’antisémitisme féroce du monde arabe (un cadeau empoisonné de l’Union Soviétique) complique encore la situation. Les Protocoles des sages de Sion ont été adaptés en feuilleton par la télévision égyptienne (Un cavalier sans monture, 2002). Comme l’avait vu Pierre Boutang dès les années 1960, la détestation d’Israël apporte un semblant de cohésion au monde arabe. Sera-t-il capable de s’en passer ?
Gilles Banderier
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