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Chemins ouvrant, Yves Bonnefoy, Gérard Titus-Carmel

Ecrit par Marie-Josée Desvignes 30.09.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Livres décortiqués, Essais, L'Atelier Contemporain

Chemins ouvrant, Yves Bonnefoy, Gérard Titus-Carmel, préface de Marik Froidefond, 152 pages, 20 €

Edition: L'Atelier Contemporain

Chemins ouvrant, Yves Bonnefoy, Gérard Titus-Carmel

 

« Je ne peins pas l’arbre qui se trouve devant moi mais seulement l’espace qui me sépare de lui », Claude Monet

 

Ce très bel ouvrage propose un dialogue entre Gérard Titus-Carmel et Yves Bonnefoy, présenté en préface par Marik Froidefond. Il contient également quelques reproductions ; les textes qui se croisent témoignent de la grande et profonde amitié qui unissaient les deux hommes. Dès sa première visite en 2003, Yves Bonnefoy écrira de très belles pages sur l’œuvre de Titus-Carmel.

« Selon Bonnefoy, écrit Marik Froidefond dans une préface qui tient la moitié de l’ouvrage ici, l’œuvre de Titus-Carmel s’ancre dans l’expérience première d’un désarroi radical que l’artiste partage avec quelques grands esprits du siècle – Giacometti, Beckett, Bataille, Freud, Kafka et d’autres encore, comme lui témoins du “négatif”, grevés du “sentiment de n’être plus”, dans l’espace du langage, que les visiteurs désemparés d’une maison désertée […] dont les portes béantes donnent sur le vent et la nuit ».

Pour Yves Bonnefoy, écrire « sur » la peinture c’est « laisser les mots se prendre dans les images » et inviter l’intuition plutôt que le discours à prendre l’avantage. Les mots deviennent alors « matériau d’un rêve qui attend en nous que la raison ait baissé sa garde pour tout envahir de ses entrevisions et fantasmes ». Pourtant, il y a malgré tout une réelle attention portée à la technique qui atteste d’un contrôle rigoureux de la pensée.

« Peut-être en effet, nous dit la préfacière, que toute bonne critique ne peut être, dans une certaine mesure, qu’une critique en rêve ».

Non pas interpréter l’œuvre donc, ni chercher à l’expliquer, mais en mettre tous les contours en lumière, la réfléchir.

Ce qui unit les deux artistes va peu à peu s’approfondir. De l’imaginaire de l’arbre, son image fondatrice, tant chez Bonnefoy que chez Titus-Carmel, à l’attention respective portée aux silences, cris, voix qui parcourent les textes, le dialogue introspectif se tient sur le travail du sensible.

« La contrainte aura été comme une vrille » confiait Bonnefoy à propos de Rature outre (Galilée, 2010). Traduire Pétrarque par exemple, c’était pour le poète « remettre en mouvement ce qui tend en eux [les mots] à s’immobiliser et laisser paraître, dans une parole nouvelle, ce qu’il nomme “l’en-soi du son” ».

Le poète et le traducteur ont alors tous deux cette tâche non de produire « un joyau verbal » mais de « “s’impatienter” du langage au moins autant qu’on l’aime » souligne Bonnefoy (L’Acte du traducteur).

Alors que Rimbaud voulant changer la vie, avait foi au langage et en la poésie (que la préfacière appelle « le positif »), et que « la modernité de Leopardi, de Rimbaud, de Mallarmé avait bien pu découvrir que les étayages que l’humanité s’était cherché dans la transcendance ne sont que vaine métaphysique, elle n’en continuait pas moins d’attacher du prix à une promesse qu’elle entendait dans les mots » nous rappelle Y. Bonnefoy, Titus-Carmel a éprouvé ce vertige du sentiment du non-être. Il a éprouvé cette solitude fondamentale avec une blessure vive par dessus. « Il a été et demeure le témoin du “négatif” ». S’il s’est interrogé sur ce choix du dessin plutôt que la peinture, c’est que langage et dessin sont proches. « Dessins qui expriment avec grande force, la crise de confiance que notre époque a vécue ».

Yves Bonnefoy rappelle l’impuissance de la parole chez Mallarmé à se satisfaire de la poésie, « Igitur constate une radicale absence d’être et de sens » et pourtant peu après avoir « trouvé » le Néant, Mallarmé annonce qu’il « a trouvé le beau » dit-il. De même, chez Titus-Carmel, la seconde moitié de ses dessins c’est cette conscience de soi. La couleur est apparue presque aussi soudainement que chez Mallarmé « pour exaspérer la conscience qu’il a du hiatus entre perception et langage ».

« La couleur pour Titus-Carmel c’est sur fond de ce deuil ».

Les traces noires vont à la rencontre de la couleur pour dire la douleur. « Notre siècle est un prisonnier. Les œuvres ne veulent pas le savoir, prétendument poétiques, abusivement lyriques, ne font que soumettre l’esprit à cette torture par l’espérance que décrivirent déjà si bien quelques récits d’Edgar Poe ou de ses disciples ».

Yves Bonnefoy évoque la beauté tragique du travail de son ami, et de ce qui prédomine dans son œuvre, la présence d’une personne éprouvant à la fois son être et son manque d’être, son « to be or not to be », ainsi que divers mouvements de sa recherche intérieure.

Pourtant Bonnefoy le reconnaît et s’interroge, ces « Feuillets » au-delà de la question de la vérité et du métaphysique ne s’attachent-ils pas au seul grand problème qui compte : « celui du rapport de l’artiste et de la vie », telle qu’il la retrouve hors de son atelier ? Et c’est bien dans ses poèmes que « Titus-Carmel a vécu, années après années, de dessins et de peinture, ses étonnements, ses angoisses parfois ses colères – toutes les situations de l’absence ». Où l’on retrouvera comme chez Louis-René des Forêts, souligne Bonnefoy, autre grand poète de l’absence, des moments de désolation :

« Cet arrière-fond de nuit

a tant dévasté ma langue

qu’il ne m’est plus alliance avec le monde

que dans les seuls mots

Ciel et lilas ».

Et Bonnefoy conclut avec cette phrase magnifique : « Se peut-il que parfois la paume de la nuit s’ouvre, avec en son creux un peu de lumière ? »

Dans un texte de Titus-Carmel intitulé Un lieu de ce monde, d’une infinie poésie, où il peint la poésie de son ami Yves Bonnefoy, on découvrira encore l’arbre, sa présence dans l’œuvre du poète, son imaginaire : « Et là, comme surgi de ses entrailles obscures, dit dans son indifférence comme dans le temps de son éternité déployée – c’est son vœu d’étendre son immense ramure dans sa part de ciel, comme s’il cherchait encore à l’agrandir –, l’arbre donne à l’espace qui entoure ce qu’Yves Bonnefoy nomme justement le “caractère du lieu” ».

Et de nous confier une anecdote autour d’un cours de dessin sur l’arbre qu’il devait dessiner chaque matin à chaque moment dans les variations de couleur de la lumière extérieure, et dont chaque esquisse finissait par ressembler à des autoportraits, ou aux pages d’un journal intime « régulièrement tenu par un jeune faune, peignant ses humeurs ». Ce faisant, fier de trouver dans le miroir de cet arbre le précipité de sa vie et même le « récit de [sa] mort qu’[il] représentait ».

L’énigme de notre présence au monde qui l’interroge, la présence de cet arbre planté là comme une sentinelle le ramène à sa lecture de L’Arrière-Pays d’Yves Bonnefoy. « Car il y a central et majestueux, un arbre seulement planté au sein de l’œuvre d’Yves Bonnefoy, comme solidement poussé en terre fertile, même si on le pressent plus qu’on ne le voit vraiment. Et cet arbre ne cesse de croître, jusqu’à gagner le ciel et l’étendre au-dessus de lui… ». Qualifiant l’œuvre de son ami poète, il dira qu’elle s’est développée et fortifiée comme un grand chêne avec lequel elle a fini par se confondre.

« Regarder l’arbre, s’abîmer dans le lointain qui est en soi, comme dehors se perdre dans l’écheveau de ses branches, c’est chaque fois, dans la connivence des passions pour les arbres et le langage, mesurer la vanité de nos gestes face à l’horizon dont la courbe, là-bas, nous conforte dans l’illusion d’être, où toujours nous tentons de consentir à notre fragilité ».

Titus-Carmel dit encore la longue chaîne d’amitié qui relie Yves Bonnefoy à tous les poètes qu’il a traduits, Leopardi, Keats, Shakespeare, Yeats… et la haute exigence de la conscience de soi de la poésie.

A son tour Yves Bonnefoy renouvelle sa considération pour le peintre et aussi le poète, son art de la gomme. « Dans la technique du dessin, il y a un art de manier la gomme – comme, entre autres, Giacometti l’a superbement montré – qui consiste à blanchir dans l’éclair d’un seul geste ou telle autre partie du travail… » écrit Titus-Carmel.

Au centre du travail de l’artiste, Titus-Carmel, de cet homme de réflexion et de ses activités de peinture, il y a une expérience unique, nous dit Yves Bonnefoy, la poésie, au centre il y a cette « recherche sans fin » de la vérité mais aussi de la beauté, « ce mystère de naître, de mourir, de simplement vivre, d’aimer. Ce ne se représente pas ».

« D’un coup de gomme, comme dans les dessins de Giacometti, comme dans l’intuition de Titus-Carmel, elle délivre cette lumière de la profondeur de nous-même qui est bien le secret du huitième pli ».

Ce dialogue entre le peintre Titus-Carmel et le poète Yves Bonnefoy est sans doute un des plus intenses de ce début de siècle, entre révérence mutuelle et affinité d’âmes.

 

Marie-Josée Desvignes

 


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A propos du rédacteur

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Marie-Josée Desvignes

 

Vit aux portes du Lubéron, en Provence. Enseignante en Lettres modernes et formatrice ateliers d’écriture dans une autre vie, se consacre exclusivement à l’écriture. Auteur d’un essai sur l’enjeu des ateliers d’écriture dès l’école primaire, La littérature à la portée des enfants (L’Harmattan, 2001) d’un récit poétique Requiem (Cardère Editeur, 2013), publie régulièrement dans de très nombreuses revues et chronique les ouvrages en service de presse de nombreux éditeurs…

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