Le nain Onfray ose Freud, par Léon-Marc Levy
Cette chronique, dans la série de mes « chemins de lecture », devrait se situer dans une série parallèle intitulée « chemins de mé-lectures » comme on parle de mésaventures. Car lire le pavé de Michel Onfray sur Freud en est une, assurément.
Le rejet de Freud et de son oeuvre, comme la grippe, revient par saisons, obstiné, agaçant mais jamais bien grave : même souche virale et mêmes symptômes. Il n’est pas même utile de soigner, ça passe tout seul après quelques semaines de légère fièvre. Le dernier épisode de cette pandémie chronique porte le nom de Michel Onfray. Je ne pensais pas m’intéresser un jour à cet homme, spécialisé dans la vente du n’importe-quoi : Kant cachait Eichmann, St Jean préfigurait Hitler. On peut raisonnablement penser aussi que Caïn annonçait Jack l’Eventreur ? Il n’en est pas à son coup d’essai. Son traité d’athéologie procédait des mêmes approximations. (1)
Bien avant de lancer son pavé, Onfray était déjà sur tous les plateaux TV, préparant la sortie du produit. Il a même trouvé, en Franz-Olivier Giesbert, un cicerone télévisuel particulièrement zélé. « Ah ! Qu’est-ce que vous lui mettez au vieux Freud ! Avec ce livre vous tapez en plein dans le mille ! » disait l’inénarrable FOG certain vendredi. Il se trompe. Ce n’est pas « dans le mille », c’est dans bien plus que notre Onfray espérait taper. Il vise haut en termes de négoce. Parce qu’en termes de « pensée »…
« Alors, qu’est-ce que vous lui reprochez à Freud ? » « Ben… il aimait l’argent, y’avait que ça qui l’intéressait. C’était un bourgeois avide de célébrité et de fric. » Ca, c’est envoyé : les premiers mots prononcés par notre brillant analyste du texte freudien (lu dit-il en 5 mois. Il a fallu 50 ans à Lacan.) pour présenter son travail sont sidérants.
Quand on s’attaque à Freud, géant de la pensée quoi qu’en dise notre « philosophe », il vaut mieux avoir autre chose à dire en premier lieu qu’une attaque aux défauts privés de l’homme. D’autant que tout le monde sait, même les plus fans des freudiens, que le vieux Sigmund était en effet inquiet de gloire et probablement de biens matériels. Il n’a cessé de l’écrire dans sa correspondance, publiée depuis des décennies, en particulier dans les lettres adressées à « sa Martha ». Et alors ? Presque tous les intellectuels du XXème siècle (et ça ne s’arrange pas au XXIème.) sont affligés de ce travers de la quête de gloire. Oui, le petit médecin viennois, issu d’une famille modeste de la petite bourgeoisie juive, rêve de reconnaissance sociale. Ça ne le rend ni original ni sympathique, mais quel est le rapport avec l’importance de son œuvre ?
Et Onfray ? En voilà un assoiffé de notoriété et d’argent. Depuis des années, il court les plateaux télé, ondes de radios, magazines, journaux, têtes de gondoles des FNAC, il est difficile de lui échapper. La « philo de service » à tous les rayons. On ne hait jamais tant chez les autres que ce qu’on a repéré en soi, pas besoin de … Freud pour savoir ça.
Et puis, quand même, sur la pensée, la découverte de l’inconscient, la psychanalyse, les millions de gens qui souffrent et qu’on soigne de façon radicalement différente depuis Freud, la refonte de la psychiatrie, la rupture révolutionnaire dans la conception même de la folie, de la psychopathologie, qu’est-ce que vous avez à dire M. Onfray ? Alors on y va. Au bouquin je veux dire, et il faut se le faire : long, fastidieux, sans référence, et surtout répétant à l’envi des lieux-communs éculés. C’est là le plus désolant. Onfray n’a rien à dire de nouveau qu’une redite de l’antifreudisme ordinaire. Reprenons point par point :
- On commence par l’accusation de pansexualisme (quelle antienne au XXIème siècle !) : Freud ramène tout à la sexualité. C’est ainsi que les thèses freudiennes ont été accueillies en France à partir de 1908 (2). Bravo M. Onfray, vous renouvelez la pensée. Aussi bien le milieu médical que les cercles philosophiques organisèrent la résistance aux travaux viennois sur cette « accusation » : ce viennois ne parle que de cul. Eh bien…oui. Enfin en partie. Ses deux topiques fondatrices sont en effet imprégnées de cette irruption majeure de la sexualité dans la psyché. Et, jusqu’à nouvel ordre, tous les thérapeutes, y compris non freudiens, ont bien dû s’y faire : les pulsions sexuelles sont un terreau fondamental de la psychologie. Pas le seul, mais fondamental. Et c’est Freud qui, le premier, non pas le découvre (Schopenhauer 1859 : « toute passion en effet, quelque apparence éthérée qu’elle se donne, a sa racine dans l’instinct sexuel ») (3), mais pose, de manière constitutive, qu’aucune analyse du sujet ne peut en faire l’économie. Même les jungiens, pourtant longtemps réticents sur le sujet, y sont largement ralliés. Même (et surtout) les freudo-marxistes (Reich par exemple) qui en ont même remis des couches sur le thème, jusqu’au ridicule. (M. Onfray lui-même ne se déclarait-il pas « freudo-marxiste » il y a peu ? Mais il n’est pas à une « conviction » près.)
Sur le sujet, Onfray fait mieux. Il reprend le procès en perversité sexuelle lancée contre Freud par l’extrême-droite française dès 1920, et par les nazis après 1930 : c’est parce que Freud désirait sa mère qu’il a inventé le « complexe d’Œdipe ». Grotesque. Le complexe d’Œdipe est un outil de travail incontournable pour des dizaines de milliers de professionnels de la santé mentale à travers le monde. Et M. Onfray affirme, sans rire, que c’est le problème personnel du petit Siggy.
- Freud est un pillard. Il « vole » des concepts antérieurs, à Gomperz, à Nietszche, à Hartmann. Evidemment M. Onfray ! Vous reprenez bien les âneries rituelles qui ont été déversées sur Freud depuis un siècle. Oui, Freud se nourrit de la philosophie du XIXème siècle et avant. C’est d’ailleurs ce qui a rendu ses travaux si difficiles à décrypter dans leur caractère radicalement nouveau. Quand Freud découvre l’inconscient, la fonction de la parole, le « ça », la « pulsion de mort », il découvre des continents nouveaux, inouïs, mais il le fait dans les termes de la philosophie traditionnelle, ce qui masque la radicalité de son propos. C’est là tout le travail de déblayage auquel Lacan se livrera dans son enseignement.
- Freud n’a pas inventé de thérapie : la psychanalyse ne soigne pas. D’ailleurs assène Onfray, Freud le reconnaissait à la fin de sa vie. Mais pas qu’à la fin de sa vie, toute sa vie ! Jamais Freud ne prétend « guérir » quiconque. Le concept de « guérison » est totalement absent de son œuvre. Soigner est l’objectif de la thérapie, pas guérir. Lacan disait « apprendre à faire avec le symptôme ». C’est là l’ambition de la clinique psychanalytique : permettre au sujet d’organiser une vie possible avec le symptôme. Découvrir la source du symptôme n’est pas l’éradiquer mais le « comprendre » au sens propre du terme c’est-à-dire l’inclure. Parce que la « maladie » névrotique, c’est le symptôme « non-inclus », « forclos » disait Lacan, ni dedans ni dehors mais en œuvre dans la pathologie. Rendre le symptôme lisible est la condition pour faire avec la maladie. Pas pour la guérir.
- La psychanalyse est une théorie de classe au sceau de la bourgeoisie. D’ailleurs, écrit MO sans rire (il ne rit jamais cet homme, c’est étonnant pour quelqu’un qui se veut le chantre d’une nouvelle religion hédoniste.), Freud et son cercle ne soignaient que des riches qui payaient 450 euros la séance pour certains. Bien sûr, Freud n’avait rien d’un militant prolétarien. C’est un bon bourgeois autrichien qui soigne de bons et bonnes bourgeoises. La question n’est évidemment pas là. La percée freudienne dans la lecture du psychisme va permettre une avancée sans précédent de toutes les formes de psychothérapie (prise en charge de la folie, compréhension de la psycho-somatique, traitement de l’hystérie et des névroses, de la dépression). Avancée qui, bien sûr, aura très vite un caractère universel et qui, par conséquent profitera à tous, même aux « névrosés prolétariens ». Parce que ça existe M. Onfray, des névrosés prolétariens. Il n’y avait que L’URSS de Staline pour oser dire qu’« il n’y avait pas de fous au paradis des prolétaires ».
- La psychanalyse n’est pas une science. On l’aura entendue celle-là ! Non M. Onfray, ce n’est en effet pas une science à proprement parler. Ses concepts fondateurs ont un caractère scientifique et universel mais la technique clinique n’est pas une science exacte (mais quelle clinique peut prétendre l’être ?). C’est une méthode d’approche thérapeutique, hésitante, parfois erronée. Juste un constat de bon sens : même les plus « organicistes » et « pharmacologistes » des psys ne peuvent se passer des techniques psychanalytiques, au moins comme complément nécessaire de toute autre thérapie. Tous les CHP de France et du monde (au moins occidental mais je sais que c’est au delà) utilisent la psychanalyse comme une ressource nécessaire.
Ecoutez plutôt ce que Freud lui-même disait sur le sujet : « Je ne cesse d’envier les physiciens et les mathématiciens qui sont sûrs de leur fait. Moi, je plane, pour ainsi dire, dans les airs. Les faits psychiques semblent non mesurables et le demeureront probablement toujours. » (4)
Parlant de Freud, Lacan disait souvent « petit médecin viennois ». Je crois que ce que certains ont pris à l’époque pour un « trait d’esprit » était sérieux ! Freud l’homme n’est qu’un petit médecin viennois, bourré de symptômes de petit-bourgeois, travaillé par sa judéité, sa sexualité, son ego. Enfin comme tout le monde quoi. C’est son apport radical qui compte, pas lui. La haine de Freud est comme son adulation, ridicule.
Onfray, par son absence de souci de la vérité, par défaut de sources et par globalisations infondées, invente un mode de discours inquiétant pour l’avenir : la pensée-injure, qui substitue l’exigence de « Buzz » à celle de l’analyse rigoureuse. C’est une technique de « lapidation ».
Il a appelé son livre « Crépuscule d’une idole ». Lui serait plutôt l’idole d’un crépuscule … de la pensée.
Leon-Marc Levy
(1) Matthieu Baumier « L’anti-traité d’athéologie », le système Onfray mis à nu (2005. Presses de la Renaissance)
(2) Elisabeth Roudinesco « Histoire de la psychanalyse en France » (Poche)
(3) Schopenhauer « Métaphysique de l’amour sexuel » (1001 nuits)
(4) Albert Plé « Freud et la morale » (1969)
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