Le Nobel et le scribouillard
Il arrive que l’Académie suédoise ait de très belles idées. Il y a quelques années elle nobélisa Mario Vargas-Llosa.
Jamais aucun prix littéraire ne m’aura fait bondir de joie comme celui attribué à Mario Vargas-Llosa. A la fois parce qu’il est dans le cercle très fermé de mes écrivains préférés depuis une quarantaine d’années et que je considère « Tante Julia et le scribouillard » comme un des plus grands livres jamais écrits dans l’histoire de la littérature. Et je ne suis pas loin d’en penser autant de « La ville et les chiens », de « la Guerre de la fin du monde » et de « Qui a tué Palomino Molero ? ».
Ma première rencontre avec Le grand Vargas-Llosa est attachée à jamais à un souvenir personnel profond : un ami, professeur d’espagnol dans le même lycée que moi du temps qui me semble déjà lointain où j’enseignais les Lettres, un grand oiseau au grand cœur qui s’appelait Francis (adiós Francis, descansa en el cielo) et qui dévorait la littérature hispanique m’a dit un jour : « Comment peux-tu porter aux nues le « Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez (qui était alors LE livre !) alors que je parie que tu n’as même pas encore lu un Vargas-Llosa ? » Et c’était vrai, je n’avais jamais entendu même ce nom. Alors Francis m’a passé « La Ville et les chiens » et le virus s’est installé en moi, pour toujours.
J’entrais évidemment dans un territoire littéraire assez familier, plein des échos de la littérature « baroque » si bien représentée par le « Cien años de soledad » de Marquez ou par le génial « Concierto barocco » d’Alejo Carpentier. On retrouve, surtout dans les œuvres du début, le flot d’images et de mots des grands maîtres latinos. Avec Vargas-Llosa, on se love dans une écriture « legato », fluide et néanmoins chirurgicale, qui manie l’ironie comme un scalpel. (Tiens, à propos de chirurgie et de scalpel, ne manquez pour rien au monde la poussée d’hémorroïdes la plus drôle de l’histoire littéraire dans « Pantaleon et les visiteuses »)
Une écriture de rythme soutenu, haletant, comme un tango un peu « jazzy » : « la Tante Julia et le scribouillard » se passe à Lima, dans les années 50. Au-delà de la nostalgie d’un temps révolu et qui semble béni, ce livre est une fantastique réflexion sur l’écriture même, une syntaxe en abyme qui met au cœur de l’acte littéraire la littérature elle-même. Il y a du Voltaire dans la concision, du Flaubert dans l’approche des personnages et des « couloirs » d’histoires imbriquées les unes dans les autres. J’entends bien, Vargas-Llosa est le plus « français » des écrivains latinos. Il ne s’en cache pas d’ailleurs, amoureux de notre langue et de notre littérature avoué.
Le monde de Vargas-llosa est imprégné de l’esprit de la petite bourgeoisie intellectuelle péruvienne : impertinence délicieusement « incorrecte », dérision permanente « Les argentins sont des italiens qui parlent espagnol et se prennent pour des Américains », érotisme léger et un peu désuet (mais si excitant !), art consommé du picaresque urbain. C’est aussi un monde de littérature, c’est-à-dire un monde dans lequel, comme une basse continue, la question de l’écriture est posée, comme si Vargas-Llosa balisait ses romans de miroirs qui sans cesse renvoient l’écrivant à son acte. Dans « La Tante Julia et le scribouillard » on assiste à l’ « accouchement » d’un écrivain ou, pour être plus précis, à la métamorphose d’un scribouillard en écrivain. Quel est le chemin qui mène de l’un à l’autre ? La capacité à prendre des risques, à se mettre en danger de mort nous dit Varguitas (le héros autobiographique du roman), c’est-à-dire à ne pas tremper que sa plume dans l’écriture mais son âme, son histoire et son sang.
Qu’on ne s’y trompe pas. La distinction de Vargas-Llosa est un acte de courage de la part du jury Nobel. Les cuistres se plaignent qu’on ait couronné un écrivain « de droite » ! De droite ? Parce qu’il se réclame du « libéralisme » alors, vite fait, on classe : de droite. Mais le libéralisme de Vargas-Llosa est celui que l’on trouve dans son œuvre : un hymne à la liberté. Ses engagements politiques n’intéressent que ceux qui croient, et ils nous polluent la littérature de leurs imbécillités, que la vérité d’un écrivain est dans les actes de sa vie. Non ! Lisez Vargas-Llosa : C’est une ode à la liberté, aux libertés, au refus de tous les autoritarismes. C’est une ode à l’homme dans l’aventure d’une vie. C’est une œuvre novatrice, révolutionnaire. Les premières pages de « Qui a tué Palomino Molero » sont inoubliables et ce livre est un roman policier d’avant-garde. « La guerre de la fin du monde », une revisitation inouïe du genre épique, une cantate au peuple et à la révolte (De droite dit-on ??), un formidable moment de sensualité et d’humanité. Dans une interview à « Cadena Ser » le maître péruvien dit : « Notre vocation a fait de nous, écrivains, les professionnels du mécontentement, les perturbateurs de la société conscients ou inconscients, les rebelles aux buts précis, les insurgés incurables du monde, les insupportables avocats du diable. Je ne sais pas si c’est bien ou si c’est mal, je sais juste que c’est comme ça. C’est la condition de l’écrivain et nous devons la revendiquer telle qu’elle est ».
Allez ou retournez dans l’univers de Mario Vargas-Llosa. Au moins que les prix littéraires servent à ça : découvrir ou explorer mieux encore un trésor sans fond. Je vous donne ici « ma » part du trésor :
- La Ville et les Chiens (1963). (Folio)
- Pantaleon et les visiteuses (1973) (Folio)
- La Tante Julia et le scribouillard (1977) (Folio)
- La Guerre de la fin du monde (1981). (Folio)
- Qui a tué Palomino Molero ? (1986) (Folio)
- Le Paradis – un peu plus loin (2003) (Folio)
- Tours et détours de la vilaine fille (2006) (Folio)
Léon-Marc Levy
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