Houellebecq, la possibilité d'un écrivain (par Léon-Marc Levy)
Chronique
Rappelez-vous, c’était il y a un peu plus d’un an. On en a eu plein les colonnes des medias du dernier Houellebecq. Pendant des mois, avant, après le Goncourt 2010, le déferlement a été d’une rare intensité !
Cette agitation mondaine autour d’un événement littéraire se situe à mille lieues des livres et des écrivains que nous aimons, de leur sobriété, de leur discrétion. Je n’en citerai aucun, pour ne pas en oublier, mais ils sont quelques-uns, essentiels et (parfois trop ?) modestes.
C’est donc avec une prévention massive que je me suis décidé à lire « La Carte et le Territoire », avec un préjugé franchement négatif bien qu’il me soit arrivé de lire de bons Houellebecq. L’avant-dernier par exemple, « La possibilité d’une île ».
Et puis, livre en main, tout est loin d’être simple. Je suis resté collé à la lecture de bout en bout, sans un instant d’agacement, de rejet ou même de difficulté. Il s’est donc passé quelque chose, il me faut en convenir. En fait rien n’est simple avec ce livre. A commencer par la question rituelle : est-ce un « bon » livre ?
La première réponse est certainement non. L’écriture de ce livre est une sorte de parti-pris de linéarité, d’absence parfaite de recherche, enfin disons-le de platitude, voire d’une forme de laxisme. Se coltiner avec la langue, ce n’est pas le truc de Houellebecq : il semble écrire un peu comme on respire, sans s’en rendre compte, sans en faire une affaire, sans y porter la moindre attention. Il écrit, quoi, avec des mots, pas plus hauts que ça, pas plus bas que ça. Avec des phrases. Pas longues, pas courtes, pas quoi que ce soit. Avec un style. Pas brillant, pas terne, pas moderne, pas classique. Enfin il écrit. Et ça suffit amplement au petit mécanisme huilé de ce bouquin : lui, il écrit et nous, sans aucun doute avec un certain plaisir, on lit. Après tout, c’est une affaire qui tourne.
Et on peut aussi, à la même question, répondre oui. Là il faut se creuser les méninges parce que, confusément, on sent qu’on tient un vrai livre dans les mains. Mais c’est tellement confusément ! D’où vient cette évidence que la platitude même, l’espèce de mollesse, de léthargie, qui se dégage du livre, est maîtrisée, volontaire ? Que l’auteur semble avoir mis toute son énergie à ne pas avoir d’énergie apparente. D’où vient cette certitude qu’on lit un livre qui compte et qui cependant n’a aucune importance, une histoire agréable où rien n’est agréable ?
La piste essentielle de réponse tient en ceci : tout ce livre est tissé, tricoté, traversé par un thème quasi obsessionnel, l’insignifiance. Insignifiance du monde, de la vie des hommes, de la réussite, de la célébrité, de l’écriture et en particulier du roman qu’on est en train de lire « La carte et le territoire ». Houellebecq, à la fois auteur et personnage du roman, est le double de Jed Martin, héros central, son « frère jumeau » tant les ressemblances entre eux les confondent. Or Jed est un artiste par accident, qui réussit par accident, et à qui la réussite ne permet pas de donner un sens à l’existence. La réussite l’ennuie, comme son art, comme sa vie. Le vieillissement et le progrès de la mort dominent toute prétention à un discours sur soi, le rendant vain. « Il y a deux morceaux dans la vie d’un homme. Le plus long il le passe à travailler. Le plus court à développer diverses pathologies dont une l’emportera. »
Houellebecq est (joue au ?) misanthrope. On le savait déjà, depuis les « Particules élémentaires ». Il n’aime pas l’humanité ni sa condition. Ses personnages ne sont pas des hommes et des femmes, vivants, vibrants, mais des « termites » : ils ne bougent pas, ils sont bougés. Ils n’agissent pas, ils sont agis. L’humanité de Houellebecq est surdéterminée par des paramètres dont les hommes ne sont pas les maîtres : statut social, notoriété, recherche frénétique et interminable de la gloire et du bien matériel. On se trouve un peu dans l’ « anti-école du Montana » : là où Jim Harrison ou Norman Mc Lean nous disent leur amour éperdu de leurs héros et de leurs héroïnes, Houellebecq nous dit l’ennui, la désolation, le mépris de « son » humanité. Houellebecq s’ennuie visiblement et il écrit dans ce livre cet ennui plus qu’il ne l’a jamais fait. Ses « termites » qui courent sans cesse au succès, sont des « fashion-victims » hallucinées, happées mortellement par les lumières des spots. Houellebecq se fait "sociologue", mieux, "anthropologue". Non. Entomologiste : il écrit en regardant dans un bocal de phasmes !
Une scène en particulier illustre ce « miroir aux alouettes ». Jed est invité à une soirée people chez Jean-Pierre Pernaut. Il y croise, hébété, des invités bourrés d’alcool, de coke, vomissant dans tous les coins, vociférant des discours débiles et violents. Les invités ? Jean-Pierre Pernaut, Julien Le Pers, Patrick Le Lay, Claire Chazal et tutti quanti ! Un microcosme en décomposition, une colonie d’insectes animée par un fonctionnement purement mécanique, métaphore parfaite de l’absurdité de la « réussite ».
L’écriture de Houellebecq est à l’avenant : il nous dit que le style est insignifiant, que ce qu’il dit est insignifiant, que tout « discours important » est un leurre parfait, tout « grand livre » un mythe. Ce livre est une sorte de « manifeste contre le talent littéraire » et, à ce titre, c’est une réussite ! Il s’est trouvé quelques maladroits pour faire à Houellebecq le « procès » d’avoir copié/collé des trucs sur Wikipédia. Mais, dans le cadre de ce bouquin, c’est parfait ! C’est exactement le moteur du livre : la mouche commune, William Morris, Le Corbusier el l’urbanisme. Je peux mettre ça dans mon bouquin, ça a autant d’importance que l’histoire que je raconte. Aucune. Wikipédia, écrit sur tout et rien, écrit par tout le monde et personne, est l’écrit parfait d’un savoir insignifiant ! A un journaliste dans le livre qui lui pose une question, Jed Martin répond : « Il ne faut pas chercher de sens à ce qui n’en a aucun ». C’est un manifeste.
Jed finira sa vie à Châtelus-Le-Marcheix, dans la Creuse. Là encore c’est un manifeste, le non-lieu, le négatif des soirées chez Jean-Pierre Pernaut, l’aboutissement d’une fuite éperdue vers l’insignifiance élevée comme seule vérité.
On pouvait déjà avoir eu un vrai plaisir à lire « La possibilité d’une île ». J’y avais trouvé des correspondances d’univers avec le « Lunar Park » de Bret Easton Ellis. Houellebecq partage avec Ellis une fascination presque maladive du vide et du non-sens. Fascination dont on sait qu’Ellis fait la matière même de « Moins que Zéro »« Zombies » ou « Glamorama ». Avec une différence majeure, qui ne joue pas en faveur de Houellebecq : Ellis met en scène une société universelle, où l’on croise sans cesse les travers d’une humanité partout repérable. Chez Houellebecq, on est dans un microcosme totalement inscrit dans l’espace et le temps : hic et nunc. Si bien que son livre, à peine né, est déjà affreusement daté. Qui, où, dans cinq ou dix ans, surtout ailleurs que dans la « bulle parisienne », saura encore qui est Pernaut, ou Le Lay ?
Le monde de Houellebecq est le bocal dans lequel il partage l’air avec les insectes de sa colonie. Ce n’est pas le monde.
« La Carte et le Territoire », hors la question de « bon livre » ou pas, est un livre très particulier. Un livre écrit par son auteur comme se voulant autodestruction ou autodissolution. Houellebecq prétend s’effacer du tableau. Il se paye même son meurtre, son enterrement au cimetière Montparnasse. Et pas n’importe quel meurtre ! Un dépeçage en règle, avec des petits morceaux de chair partout dans son salon, « éparpillé façon puzzle ». Et l’arme du meurtre, l’arme fatale, c’est le bouquin DU rien. Son bouquin.
Un vrai livre. Peu importe bon ou pas bon. Un livre d’écrivain. Et ce n’est pas si souvent que le Goncourt est attribué à un écrivain !
Le seul problème qui reste incontournable c’est qu’on ne croit jamais vraiment au désespoir de Houellebecq. Quand il fait l’apologie de « l’effacement », de la « disparition », de l’« auto-dissolution » c’est pour mieux nous envahir encore. Ses livres sont partout, dans toutes les langues, les gares, les grandes surfaces. Ça peut agacer !
Reste, incontestable, la possibilité d’un écrivain.
Léon-Marc Levy
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