Roland Barthes nous manque
En cette année anniversaire, il nous faut bien constater que Roland Barthes nous manque. Terriblement. C’est là un manque qui fait béance, tant notre époque – disons celle qui débute avec ce XXIème siècle qui s’annonce chaotique et illisible – aurait un besoin immense des outils de sa pensée et de l’acuité de son regard. Les outils, on peut penser que nous les avons. Mais que sont-ils sans son regard ?
C’est là le propre de la pensée de Roland Barthes : ce n’est pas un prêt-à-porter. Ce n’est pas non plus un « système » de lecture. C’est une myriade de pistes, de directions, de méthodes pour voir le monde, le langage et les analyser. La genèse linguistique du travail de Barthes a laissé le champ ouvert aux syntagmes, paradigmes, morphèmes d’une œuvre polymorphe et éclatante d’inventivité. Il n’y a pas de pensée-Barthes, il y a une intelligence-Barthes et c’est à la fois sa grandeur et sa difficulté.
Quand on lit S/Z ou Mythologies ou Fragments d’un discours amoureux, on sent bien que l’on n’a pas à faire à des œuvres de « philosophe », c’est-à-dire de faiseur de monde clos. L’écriture de Barthes est traversée par l’élégance poétique, par des illuminations littéraires, par un souffle qui se situe bien au-delà de la raison raisonnante.
Mythologies offre un parfait exemple de cet « entre-deux » littérature/pensée. Barthes y analyse, avec un humour décapant – parfois hilarant – les mythes de la société française des années 50. « Le mythe est une parole » nous dit Barthes, c’est un système de communication, un message, lié à une société dans un moment donné, bien précis, de son histoire. Et Barthes d’égrener les mythes des années 50, avec acuité, subtilité, fluidité et humour, il nous fait une leçon de sémiologie – après tout c’est son métier premier – dont l’objet n’est rien moins que l’imaginaire qui nous entoure et nous noie souvent : publicités, objets de consommation, photographies, peintures, affiches politiques etc. Aucun de ses ouvrages ne montre mieux la dette de Roland Barthes envers Ferdinand de Saussure. L’articulation signifiant/signifié est pour Barthes centrale. Mais c’est – nonobstant le respect dû au maître – pour mieux lui tordre le cou. Barthes ajoute au fameux couple saussurien un troisième terme : la signification.
De quoi s’agit-il ? Au-delà de l’objet mot et de son rapport à l’objet désigné par le mot, interviennent des éléments qui ne sont ni l’un, ni l’autre, tout en étant tous les deux. Le mot « arbre » par exemple charrie – hors son sens – du symbole (force, vie, érection…), de la connotation (saisons, feuilles, bois…). Roland introduit ainsi un outil fait par le sémiologue mais aussi par le psychanalyste, le structuraliste, l’ethnologue. Etc. Il met ainsi à jour les matériaux de la parole mythique. La sémiologie moderne, que le linguiste Ferdinand de Saussure avait postulée une quarantaine d’années auparavant, se réalise enfin en cette fin des années 50, sous la plume de Roland Barthes. Il se place ainsi au cœur des grands débats de la deuxième moitié du XXème siècle, dont il sera l’une des figures de proue.
Il se place surtout, pour le littéraire, au lieu indépassable d’une analyse possible, d’une « lecture », en-deçà de laquelle il n’y a que décryptage. La « signification » – on l’a évoquée déjà – n’est pas que le rapport signifiant/signifié. Le lecteur apporte un imaginaire propre (relire Maurice Blanchot) et une symbolisation tout à fait personnelle.
Prenons l’amour par exemple – inépuisable sujet des littérateurs depuis l’origine des temps écrits. Barthes s’en saisit à bras-le-corps, si l’on ose dire, dans Fragments d’un discours amoureux (1977). L’outil de lecture barthien est peaufiné, beaucoup plus pénétrant encore que ce qu’il était en 1959. Or quel usage en fait Barthes dans cet ouvrage désormais célébrissime ? Un vade-mecum de la littérature amoureuse, un trousseau de clés incontournable pour déloger et déchiffrer les mythes de l’amour occidental. Denis de Rougemont avait déjà fourni un travail formidable sur le sujet (l’amour en Occident) et Barthes bien sûr l’utilise. Mais pour établir non pas un tableau de fond plus ou moins chronologique/historique mais pour en dégager ce que Lacan appellera – exactement à la même époque, ce n’est pas un hasard – des « mathèmes », c’est-à-dire des éléments basiques, universalisables, du comportement amoureux. Barthes ne les appelle pas mathèmes mais « figures », mais qu’on ne s’y trompe pas, la parenté est stupéfiante.
Dans le dédale amoureux, on peut pointer des « figures » type. Ces figures se fondent en premier lieu sur la répétition. « Le réel c’est ce qui se répète » disait Lacan. Or dans la démarche amoureuse nous dit Barthes il y a du répétable. Mieux encore, il n’y a que du répétable donc de l’universalisable. Pas de méprise, cela dans les « fragments » n’enlève rien à l’individu propre mais se situe dans un au-delà du sujet qui touche à l’universel. Et, le plus passionnant, est que ces figures sont affaires de verbe. « Je t’aime » « je ne veux pas te perdre » « je suis angoissé » « c’est pour toujours » figent (d’ailleurs Barthes écrit ces énoncés avec des traits d’union) le « discours amoureux » dans des attitudes universelles. Dis-cours, dont l’étymologie nous apprend qu’à l’origine c’est courir en tous sens. Et il est vrai que l’amoureux court en tous sens ! Les figures (étymologie commune avec figer) arrêtent des attitudes quasi physiques du « coureur » (de jupons ?) : accélération, ralentissement, arrêt, bond. Tout ce qu’il est possible d’immobiliser du corps tendu. La figure est centrée (comme un signe) et mémorable (comme une image ou un conte). Une figure est fondée si au moins quelqu’un peut dire : « Comme c’est vrai, ça ! Je reconnais cette scène de langage ». Pour certaines opérations de leur art, les linguistes s’aident d’une chose vague : le sentiment linguistique ; pour constituer les figures, il ne faut ni plus ni moins que ce guide : le sentiment amoureux.
Le lecteur (de romans, de récits, de poèmes…) va créer des « figures » pendant tout le temps de sa lecture. Il lui suffit pour cela – et c’est inévitable – de « reconnaître » des situations, des attitudes, des énoncés qui lui « disent quelque chose ». Ce quelque chose offert au lecteur pour qu’il s’en saisisse, y ajoute, en retranche et le passe à d’autres : autour de la figure, les joueurs font courir le furet ; parfois, par une dernière parenthèse, on retient l’anneau une seconde encore avant de le transmettre. Le livre, idéalement, devient une coopérative, une œuvre collective : « Lecteurs, aux Amoureux – Réunis ». Derrière chaque moment se cache une figure mathématisable, transmissible. Le sujet qui attend l’être aimé fabrique de la figure à tour de… discours : « quand même, elle exagère », « elle sait bien que », sont des universels, des holophrases nous dit Barthes, qui tissent le discours amoureux.
A relire le Werther de Goethe, on retrouve les sources du mythe amoureux d’Occident et les syntagmes barthiens qui scandent le discours amoureux : je t’aime, je te veux, ne me quitte pas… Il s’agit de la déconstruction du mythe mais aussi de sa métaphorisation de la condition humaine. Ce qui a fasciné Barthes dans le discours amoureux, au-delà de la fonction du mot ou de la phrase, c’est l’absorption par ce discours du désespoir « doux » de la vie – et de la mort – des hommes. C’est ce qui fait de ce livre une œuvre hautement littéraire et son succès durable, aujourd’hui encore, est le signe de ce statut d’œuvre littéraire et non d’essai purement philosophique ou linguistique.
Statut singulier et éminent que celui de Roland Barthes. Il est le moment d’une rupture dans le regard que l’on porte sur les œuvres. Il contribue à nous apprendre à lire en relevant la charge du suggéré, du non-dit, de la tromperie énonciative dans le discours écrit. Au carrefour de la sémiologie, de la linguistique, de la psychanalyse et de la philosophie, il a bâti un phare qui illumine encore et pour longtemps notre chemin.
Léon-Marc Levy
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