Pour Nietzsche
La mise en question de la philosophie de Friedrich Nietzsche est récurrente. Pas seulement (je dirais même pas surtout) chez les philosophes. Elle revient, de façon itérative, même dans les cercles les moins férus de philosophie. Et on comprend aisément pourquoi. La question de Nietzsche n’est pas seulement philosophique. Elle déborde bien sûr non seulement sur la psychologie humaine mais aussi (et ce bien malgré Nietzsche lui-même) sur l’histoire contemporaine dans ses pages les plus sombres.
Une cohorte de philosophes, de penseurs, de politiques, a entrepris, depuis le vivant même de Nietzsche, un effort constant pour tisser un lien structurel entre la pensée nietzschéenne et le nazisme, un amalgame imaginaire entre deux conceptions du monde aux opposés l’une de l’autre. La logique qui préside à cette volonté d’amalgame est clairement lisible :
- Nietzsche est un géant de la pensée et son « enrôlement » dans la mouvance nationaliste et antisémite de la fin du XIXème et du début du XXème siècle constitue un enjeu énorme pour les bateleurs de « l’ordre Nouveau » qui manquent cruellement de penseurs de ce « tonneau ». Tous les courants fascisants, nationalistes, racistes ont conjoint leurs efforts pour en faire l’un des leurs – mieux encore, leur maître à penser.
- Les thèmes nietzschéens et le style de l’œuvre, se prêtent particulièrement bien à ce type de tentative de « récupération ». Nietzsche est un penseur, un moraliste inflexible, aristocratique, libertaire, provocateur. Il choisit toujours la formulation la plus choquante, la plus dérangeante, convaincu que la stimulation de la pensée du lecteur passe par quelques « hoquets ». Jacques Derrida écrit : « On n’évitera pas la provocation de Nietzsche. C’est entre autres par elle que Nietzsche se rend inévitable » (in « Eperons »). La provocation est, dans les outils du philosophe, porteuse d’interrogations et il sait que le statut de sa parole sera sujet de toutes les interrogations : il est la matière même de son témoignage.
« Prévoyant qu’il me faudra sous peu adresser à l’humanité le plus grave défi qu’elle ait jamais reçu, il me paraît indispensable de dire qui je suis. On devrait, à vrai dire, le savoir, car je ne suis pas de ceux qui « n’ont pas laissé de témoignage ». Mais la disproportion entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s’est manifestée en ce que l’on ne m’a ni entendu, ni même aperçu. Je vis du seul crédit que je m’accorde [Ich lebe auf meinen eigenen Kredit hin]. Peut-être mon existence même est-elle un préjugé ? » (Ecce Homo)
On peut ajouter à cela qu’il ne s’est pas agi que des contemporains de Nietzsche, mais de générations de prétendus « successeurs » ou « héritiers ».
Mais revenons à la sordide « filiation ». De quoi s’agit-il ? De quoi est pétrie l’idéologie national-socialiste ? Au moins de deux « pâtes » obsessionnelles : le nationalisme et l’antisémitisme. La glorification de la Patrie, conçue comme Empire (Reich) aryen, et la haine meurtrière du Juif, conçu comme l’ennemi irréductible de l’Empire.
Un coup d’œil à Nietzsche sur ces deux socles fondateurs du nazisme :
- L’antisémitisme :
Ainsi parlait Friedrich Nietzsche :
« Aux temps les plus sombres du Moyen Age, quand le rideau des nuages asiatiques pesait lourdement sur l’Europe, ce furent des libres penseurs, des savants, des médecins juifs qui maintinrent le drapeau des lumières et de l’indépendance d’esprit sous la contrainte personnelle la plus dure, et qui défendirent l’Europe contre l’Asie; c’est à leurs efforts que nous devons en grande partie qu’une explication du monde plus naturelle, plus raisonnable, et en tout cas affranchie du mythe, ait enfin pu ressaisir la victoire, et que la chaîne de la civilisation, qui nous rattache maintenant aux lumières de l’Antiquité gréco-romaine, soit restée ininterrompue. Si le christianisme a tout fait pour orientaliser l’Occident, c’est le judaïsme qui a surtout contribué à l’occidentaliser de nouveau : ce qui revient, en un certain sens, à faire de la mission et de l’histoire de l’Europe une continuation de l’histoire grecque » (Humain, trop humain)
- Le Nationalisme :
Nietzsche met au centre de sa pensée que le philosophe véritable, dont la vertu fondatrice est l’indépendance, ne saurait être qu’un «sans-patrie», ou comme il le dit encore « un bon Européen » (Le Gai Savoir, § 377), détaché de toute prévention, favorable ou hostile, à l’égard des peuples et des nations. La question capitale n’est pas celle de la politique mais bien celle de la culture, c’est-à-dire des valeurs et des possibilités d’épanouissement de la vie qu’elles commandent. C’est la responsabilité propre du philosophe que de produire des règles en la matière afin de servir l’humanité en « médecin » et en particulier de « relier les peuples » (Ecce Homo) au lieu de les opposer.
Nietzsche accuse ses compatriotes qui, en abdiquant toute exigence en matière intellectuelle et tout sens de la responsabilité, ne jugent plus rien qu’en fonction du principe national le plus aveugle : « « L’Allemagne, l’Allemagne par-dessus tout », cela, je le crains, a sonné le glas de la philosophie allemande… » (Crépuscule des idoles, « Ce qui abandonne les Allemands », § 1.)
De manière plus large du reste, Nietzsche dénonce avec la plus grande virulence les ravages du nationalisme : « la maladie et la déraison la plus destructrice de culture qui soit, le nationalisme, cette névrose nationale, dont l’Europe est malade, perpétuant la division de l’Europe en petits États, la petite politique de clocher » (Ecce Homo).
Voilà. J’ai laissé Nietzsche se défendre lui-même, c’est lui qui le fait le mieux.
Reste la question centrale du philosophe : Une œuvre est-elle vraiment celle que son auteur a écrite ou celle que des générations de lecteurs ont pu lire et utiliser, pour les plus nuisibles d’entre eux, à des fins ignobles ?
Leon-Marc Levy
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