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Au risque de Lévinas

Ecrit par Léon-Marc Levy le 21.11.13 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Au risque de Lévinas

 

Emmanuel Lévinas est reconnu universellement comme un des philosophes les plus importants du XXème siècle. Peut-être le plus important. Mais il pose un problème majeur à qui veut en parler : contrairement à ses « confrères » de la gent philosophique, il est impossible de le « résumer » en quelques idées, quelques formules, une « Weltanschaaung » (conception du monde). Lévinas travaille la matière même de la complexité humaine, à la croisée des grandes questions posées par la philosophie, la psychanalyse, la sociologie, la théologie. Allez donc le figer dans une formule ! On est tellement loin des philosophes mondains de nos plateaux de télévision.

Aussi, en propos liminaire, je veux dire au lecteur éventuel de ce texte que je me suis efforcé d’être le plus « clair » possible, autant en tout cas que faire se peut. Donc sûrement peu.

C’est un « fil » de la pensée de Lévinas que je vous propose de dérouler (enfin d’essayer) ici. J’ai choisi, bien sûr, une piste qu’il ouvre dans le champ de la morale, car, si on peut au moins formuler une certitude, Emmanuel Lévinas est d’abord un immense moraliste.

Pour lui, « L’Autre » exerce sur nous une fascination naturelle. Il agace aussi, peut même, nous ne le savons que trop, provoquer le rejet le plus violent. Mais nous voulons, en tout cas, sa compagnie. Ce paradoxe fondateur de l’homme constitue la question la plus insondable de la philosophie mais aussi de la psychologie. Malgré la difficulté relationnelle, ce besoin d’altérité nous fait exister. Seul l’autre donne un sens au « je » (« Je est un autre », qu’on peut aussi inverser en « l’Autre est un Je »),  en ouvrant l’homme à la dimension de l’éthique.

Le visage de l’autre fait naître en nous de la sympathie, des élans de moralité. Cette moralité n’est pas constituée seulement des valeurs autour desquelles se constitue une société. “Le fait éthique ne doit rien aux valeurs” (*) est une des phrases clé de Lévinas. Les valeurs ne constituent pas des oriflammes et ne peuvent se mesurer dans les acclamations qu’elles suscitent, à l’aune du nombre d’adhésions qu’elles lèvent. Alors se posent les questions (brûlantes par les temps qui courent) : “Quelles valeurs doit-on transmettre ?”, “Sur quelles valeurs doit-on s’accorder ?”, “Y a-t-il des valeurs, une morale, universelles ?”

Le concept d’ « autre » est un de ceux que les penseurs ont perçu avec le plus grand écart. Pour Platon, l’autre est une subjectivité à dominer, par la force s’il le faut (en cela son meilleur disciple occidental a été assurément Machiavel). Pour Épicure, l’autre est le sujet à qui il faut plaire, par la douceur, l’amitié, la sensualité. Le lien social du Jardin d’Épicure, c’est la douceur. Et l’on sait enfin que pour J-P. Sartre l’autre c’est l’« Enfer » dont le regard même est aliénant parce que « juge ».

Nous savons par expérience que la rencontre de l’autre précède toute perception de cet autre comme personne égale à moi, semblable à moi. Nous ne sommes pas des entités séparées. Dès la rencontre, l’autre est déjà lié à moi en une relation « organique ».

Ce que je vois objectivement de l’autre c’est son visage, c’est ce que je vois d’abord. Au sens propre, dès l’abord. C’est à son visage que va s’adresser mon regard. Le visage est visible. Mais dans le visible le visage a un statut particulier : il est en même temps expressif. Il ne se laisse pas enfermer dans une pure forme. Il « déborde » par des expressions qui laissent deviner un sujet. Il ne peut être objet d’une pure perception car il révèle, selon Lévinas, l’être de la personne qu’il donne à voir. Il n’est ni une image pure ni un concept désincarné. Il est à l’articulation du sensible (quelle affaire !) et de l’intelligible immédiat.

Le visage d’Autrui interpelle le sujet et met à mal l’égoïsme du Moi. Pour Lévinas, c’est ce qui ne se voit pas, le non descriptible du visage d’autrui qui, comme trace de l’invisible, exige la responsabilité.

L’Autre me met en question, il me dérange comme trace d’un décalage structurel.

La trace, c’est l’espace entre la perception d’un objet, un visage, et le soupçon qu’il y a (peut-être !) un sujet derrière ce visage. La trace signifie ainsi un au-delà de l’être, une Troisième personne, un “Il”. L’Autre absolu en quelque sorte, le « grand Autre » de Lacan. Quand Moïse demande le nom de son « Mystérieux Interlocuteur » (Yahvé) il n’a pour toute réponse qu’une forme d’un verbe hébraïque affirmant l’être de celui qui est. Voilà notre Moïse sauvé des eaux (mais pas des mots) ! Il attend le nom de celui qui n’a pas de nom, et il obtient le « Il », c’est-à-dire le nom qui le renvoie, une fois pour toute, à l’Autre !

Pour Emmanuel Lévinas l’autre renvoie donc au « Tout Autre ». C’est en cela, pose-t-il, que réside toute notion de responsabilité et donc de morale !

Chacun est responsable d’autrui avant même d’avoir choisi de l’être. Partant de la question de Caïn à Dieu : “Suis-je gardien de mon frère ?” Lévinas y lit le signe d’une responsabilité que Caïn n’a pas voulue. Il est certes frère d’Abel. Mais il est responsable de tout autre que lui en vertu de cette fraternité humaine qui dépasse le cadre de la parenté biologique qui l’a fait frère d’Abel. Ainsi chacun est institué responsable d’Autrui par Autrui.

Ce n’est donc pas de l’intérieur de chacun que jaillit l’exigence éthique, mais d’Autrui, qui interpelle, met en demeure, oblige. Par conséquent, autrui ramène nécessairement à la responsabilité éthique. Il y a relation éthique quand l’autre n’est pas un moyen, ni un outil, ni une caution, ni un faire-valoir, quand l’autre n’est pas enfermé dans la sphère du même (qu’il refuse la conformité à un dogme culturel, par exemple !), qu’il se laisse découvrir comme ouverture, comme exigence éthique qui nous met en demeure de répondre à la question : “Qu’as-tu fait de ton frère ?”. Pour E. Lévinas, après Kant, autrui doit être compris comme une fin en soi. Ce qui revient à dire: « Traite l’humanité, autrui et toi-même, non seulement comme moyen, mais aussi comme fin en soi« .

Autrui en appelle à moi. Et c’est dans la réponse à cet appel que je suis moi. Plus je suis responsable, plus je suis moi. Au point d’exister, dit Lévinas, en C.O.D. (à l’accusatif) : “Me voici.” Être moi ce n’est pas commencer un discours au nominatif par le pronom personnel “je”. C’est répondre à un appel par l’accusatif “me”. Être moi, c’est répondre de et à autrui. Qui appelle ? Autrui. Me dérober à l’appel, c’est cesser d’être moi. Au plan métaphysique où se situe Lévinas c’est la responsabilité qui définit l’identité. Il en arrive à cette conclusion : ce n’est pas la liberté qui est première par rapport à la responsabilité : la responsabilité précède la liberté.

Y a-t-il des limites à ma responsabilité ? N’est-il pas démesuré de se dire responsable de tous et de tout ? Lévinas assume en reprenant la célèbre phrase de Dostoïevski dans Les frères Karamazov : “Nous sommes tous coupables de tout, devant tous, et moi plus que n’importe qui.”

Lévinas montre que si l’homme limite sa responsabilité, il ampute son moi, autrement dit il cesse d’être « moi ». L’identité de l’homme va de pair avec sa responsabilité.

 

Leon-Marc Levy

 

(*) Emmanuel Lévinas, « De Dieu qui vient à l’idée »

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A propos du rédacteur

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

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