Chateaubriand, Ghislain de Diesbach (par Vincent Robin)
Chateaubriand, juin 2018, 670 pages, 27 €
Ecrivain(s): Ghislain de Diesbach Edition: Perrin
« Il lui faut de l’inquiétude, et non du bonheur domestique, de la gloire et de la réputation, quitte à gémir sous le fardeau de cette gloire et à s’affliger que cette réputation soit contestée par les envieux. Il lui faut de l’aventure, afin d’échapper à l’ennui, et du bonheur, pour le plaisir de se croire en butte aux caprices d’un singulier destin » (p.123). Dévoilant ces sortes de tortures doucereuses, récoltées d’une plus haute estime de soi appelant quelque très chrétien besoin mortificatoire, Ghislain de Diesbach nous livre ici probablement la plus parlante et éclairante synthèse du caractère original de François-Auguste de Chateaubriand. Affublé d’une particule largement aussi développée que la partie « tête », le bouillant et dogmatique aristo-natif de Saint-Malo transparaît en effet d’entrée en ce livre consacré à lui sous le trait d’un poète-écrivain-idéologue tourmenté… telles les eaux tumultueuses de cet océan tout près venu chahuter son avènement…
Surtout sous les vagues des onéreux tracas de sa condition bientôt exigeante et oisive de monarchiste pur sucre… de canne colonialiste-pense-t-on très tôt (« derrière les grands principes, se cachent de sordides intérêts », déclaration de J. A. de Sédouy à Vérone sur ce sujet, 1822, p.394). La modeste fortune de feu M. de Chateaubriand le père, acquise en affrétant des bateaux négriers et dont son second fils n’hérita pas (car promise au frère aîné Jean-Baptiste), suscita-t-elle chez le cadet-chevalier bientôt si sûr de lui ces sortes d’exaltations gavées de rancœurs mélancoliques et lyriques dont, tout au long de son existence, son cœur et son âme ne parviendront à se débarrasser ? La noirceur sublimée du château de Combourg honorait-elle celle de ces malheureux Africains arrachés à leur verdure sauvage pour se voir, à vifs profits de blancs sans scrupules, expatriés de force vers les enfers laborieux d’Outre-Atlantique ? Chateaubriand se rendra de son côté librement aux Amériques. Rien de si sûr pourtant que ce ne fut pas par compassion pour des déracinés-déportés, en lisant l’auteur de cette biographie qui ne s’attarde guère sur le sujet et lorsque l’on songe immédiatement à l’idéal conservateur bientôt décrit chez Châteaubriand, très ardent défenseur du mode féodal, système foncièrement inégalitaire, parti irréfréné de la servitude et de la domination profitable à une caste minoritaire des nantis.
Ils auront bien pâle figure, ces Natchez d’Amérique (Amérindiens), finalement repeints par Chateaubriand aux couleurs du plus bariolé des christianismes. Ecrire droit, sous l’extase facile et grâce à une constante embellie stylistique, devint-il, dès ce temps de jeunesse exaltée mais aujourd’hui assez peu exaltante, un exutoire aux difficultés matérielles tôt rencontrées par l’écrivain, plutôt que l’apaisement recherché contre ses irrévocables et formidables secousses intérieures ? Sans cesse durant sa vie, le poète et narrateur en flagrant manque de reconnaissance criera ainsi sa douleur et sa révolte. Plus tard tournée en arme politique, cette poésie perdra un peu de sa magie fantastique mais deviendra très vite une artillerie redoutée face à laquelle Napoléon, les rois Louis XVIII ou Charles X puis le duc d’Orléans devront se mettre à l’abri. Il faut dire aussi que le voyage choisi et que le voyage contraint semblent avoir accru chez ce Breton, indéniablement sensible et observateur, une non moins contestable excellence de l’exécution syntaxique, tant pour l’évocation figurative qu’au travers des projections imaginatives. Si imaginatives d’ailleurs, qu’elles tiendront souvent du fantasme et de la haute estime de soi débridée, voisine de franche mégalomanie.
Périple écourté en Amérique, séjour d’émigré-fuyard de la Révolution à Londres, escapade à toute vitesse au Moyen-Orient, missions diplomatiques abrégées à Rome, à Berlin ou Londres sous la Restauration diront combien l’instabilité du personnage fit de lui un agité virtuel et un perpétuel grincheux narcissique. Chateaubriand ne douta, semble-t-il, pas un instant de ses charmes universels. Ce qui ne lasse de surprendre en premier lieu (le peintre Girodet résume brutalement son apparence en déclarant que « la nature l’avait raté bossu », p.157). Tant et si bien, de nombreuses femmes extra-conjugales mais conjuguées au passé simple surgissent presque sans fin durant cette vie menée de façon assez peu cohérente avec les principes religieux défendus. Ces relations se voient dès lors – à quelques exceptions près – le plus souvent déclinées sur le mode « on se rencontra, nous nous plûmes et vous m’épatâtes ». Madame Céleste Buisson de Lavigne, épouse de nobiliaire nécessité, foncièrement bigote mais curieusement indulgente devant les infidélités répétitives et si peu catholiques de son champion, deviendra comme le tableau d’une Evesur qui le Génie(du christianisme) recolla délibérément sa feuille de très muette et pieuse chasteté. Pendant ce temps, Mesdames de Duras, de Custine, de Beaumont ou de Staël, Madame Récamier (« Elle était presque devenue l’un des monuments de Rome et se voyait visitée par tous les étrangers de distinctions », presque une pute-couguar de luxe en somme), tant d’autres encore, seront pour le très dévergondé calotin de façade, de ces vendanges miraculeuses et fructueuses, où l’écrivain palpa sans fin les grappes fortunées d’un giron féminin gorgé de béatitude mondaine et de romantisme à l’essai.
Embourbé définitif chez le Bourbon autant que le Malouin de souche et malgré les honnissions de l’Histoire, son biographe se dévoile à patauger quelquefois dans la nostalgie des cours pompeuses et fastueuses, aussi plutôt antidémocratiques. De ses propos rexistes émane alors un parfum d’idéal perdu qui fleure bon le « Rivarol » ou le « Cadoudal ». Il serait cependant injuste de ne pas considérer chez l’un et l’autre – Chateaubriand et son rapporteur –, mais à des degrés différents, le souverain art de l’écrit qui pourrait les rapprocher sur la manière. L’objectivité obligée (parfois affligée) du narrateur de ce récit consacré à l’intrépide chantre breton de la monarchie légitime depuis Henri IV marquera pourtant une assez nette différence entre eux. Au point même que l’on se demandera, au long de ce savoureux ouvrage, si la révérence au sein de l’aristocratie française n’est pas, virtuellement, une fausse manière de dépit ou quelque véritable initiation à la palinodie.
Apparaît, au cœur de ces considérations subtiles, un Chateaubriand sûrement adroit de plume mais également cabot et vaniteux et, toute révolution planant sur lui, bientôt singulièrement aussi « plus royaliste que le roi » : « (…) dans une monarchie représentative, la personne royale, inviolable et sacrée, étant aussi infaillible, elle ne peut commettre d’erreur… » (extrait de De la Monarchie selon la Charte, 1816, p.320). L’inconditionnalité politico-littéraire logée sous les auspices de l’orgueil absolu et du débord présomptueux, c’est bien tout compte fait ce que raconte par le détail cette excellente étude des vagabondages farfelus du poète-phare breton aux lumières intermittentes, entre glorification de la nature et affaire politique. Un gâteau historico-littéraire clignotant en somme, à la fois sucré et salé, mais confectionné avec soin par un talentueux et ultérieur cuisinier mystique de la couronne. Chateaubriand presque « républicain » : qui croira jamais cette sorte de blague ? S’opposer à la censure ne dilue aucunement les aspirations discriminatoires.
Modèle du complaisant pour lui à travers ses Mémoires d’Outre-Tombe plus spécialement, Chateaubriand nous légua alors, dans la première moitié du XIXesiècle, une part importante de son intériorité spirituelle au moteur poétique. Elle sera imprimée dans le récit très élucubrant de son itinéraire personnel, ainsi divulgué au travers de ses récits romantiques, journalistiques et politiques… sans tarder laissant consterné le pauvre Lamartine. Débusqué et rattrapé en flagrant délit d’omissions, d’orientations avantageuses, de brouillages voire de mensonges et de plagiats sur ce qu’il rapporta de ses transports physiques et intellectuels, le réputé grand initiateur du romantisme méritait alors certainement sa réputation ou son talent d’écrivain, sauf que fût reconstitué son parcours véritable à l’aide des meilleurs recoupements biographiques. Ce travail de fourmi besogneuse mérite ici notre salut.
Dans l’étude volumineuse – ainsi magnifiquement documentée – qu’il consacra à Chateaubriand dès 1998 et qui se voit rééditée aujourd’hui, Ghislain de Diesbach aura eu cette adresse de rétablir avec beaucoup de précisions correctives les postures calculatrices et les façons convenues de l’auteur des Mémoires d’O.-T., aussi en nous réservant un très vivant et vibrant portrait de lui grâce à une prose fluide et limpide, un enchaînement capitulaire fort adapté aux rocambolesques évolutions de l’insatiable pourfendeur de révolutions et restaurateur d’ancien Régime.
« Le Roi est mort, vive le Roi » : la congestion monarchique de Chateaubriand lui aurait-elle embarrassé le cerveau ? Mais peut-être s’apprêtait-il à se soigner au temps où il hypothéquait déjà sa tombe.
Une œuvre monumentale, prenante et passionnante, à lire toutefois armé d’une vigilance préventive face au « merveilleux romantique » et face au parti pris latent.
Vincent Robin
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