Chateaubriand et la violence de l’histoire dans les « Mémoires d’outre-tombe », Anne-Sophie Morel
Chateaubriand et la violence de l’histoire dans les « Mémoires d’outre-tombe », collection Romantisme et modernités, avril 2014, 672 p. 115 €
Ecrivain(s): Anne-Sophie Morel Edition: Editions Honoré ChampionChateaubriand et la violence… Rectifions immédiatement : non pas la violence, mais les violences. D’emblée, explique Anne-Sophie Morel, il apparaît impossible d’analyser la violence « d’une manière univoque, de la prendre comme un phénomène unique, et par là même d’en donner une définition absolue. Son caractère complexe réside dans la diversité des situations de violence. Il faut considérer ses acteurs – foule, individus isolés, État, armées –, leurs motivations, les modalités de production de la violence et la nature même de l’acte violent ». Celui-ci peut en effet consister en une atteinte, « soit à l’intégrité physique de l’adversaire, soit à son intégrité psychique et morale, soit à ses biens, soit à ses proches et à ses appartenances culturelles ». Et l’auteure d’ajouter avec finesse : « La violence représente une notion d’autant plus cruciale pour le discours qu’elle en parcourt tous les champs : ontologie, métaphysique, cosmologie, mais aussi politique, anthropologie, psychologie et esthétique. Dans chacun de ces domaines, elle joue un rôle, occupe une fonction spécifique et entretient des rapports de proximité avec d’autres concepts possédant des frontières communes. Aussi serait-ce appauvrir le sujet que de donner de la violence une définition objective, indépendante de la diversité et de la relativité des situations, et des critères invoqués ».
Certes, il y a dans son appréhension une composante normative, et donc subjective, qui fait les limites des approches objectives. La notion se forme dans la relativité de l’histoire, et c’est à saisir son émergence et son élaboration que l’auteure a travaillé, dans Chateaubriand et la violence de l’histoire dans les « Mémoires d’outre-tombe ».
Maintenant, qu’en est-il des violences dans l’œuvre de Chateaubriand ?
Pour mieux saisir la singularité de l’esthétique de la violence qui se déploie dans les Mémoires, il est important de tenir compte – ce qu’a fait l’auteure – de l’œuvre complète. Cette dernière constitue une « mosaïque riche de sens, où se découvre, sous des formes différentes, une écriture de l’histoire qui s’éclaire des diverses mises en relation des textes ».
Certes, Chateaubriand, qui fut tout à la fois acteur, poète et philosophe de l’histoire de France, ne s’est pas livré à une théorisation de la violence en un ouvrage particulier. Le concept est en effet moderne par rapport à la période envisagée. Pour autant, son œuvre, placée à la charnière des époques, jette, écrit Anne-Sophie Morel, « un éclairage décisif sur le phénomène et ses champs annexes ».
Dans la déclaration programmatique de la Préface testamentaire, Chateaubriand définit l’esthétique générale de son œuvre. Sa genèse repose « sur un principe de double inclusion figurative de l’histoire de l’homme dans l’histoire de son temps, et de l’histoire de son temps dans l’histoire de l’homme : dans la personne du mémorialiste sont inscrites et représentées les catastrophes et l’épopée de son époque ». Or, l’histoire est le domaine élu de la rupture, que ce soit celle que Chateaubriand étudie et traverse en écrivain, ou celle qu’il vit, dans laquelle il se trouve directement compromis, comme acteur ou comme témoin.
Si pour Chateaubriand les violences ne sauraient, quelles qu’elles soient, être envisagées indépendamment de la violence de l’histoire, cette dernière embrasse logiquement les notions de force, de révolution, de guerre, de mal, de péché, de souffrance, de terreur.
Aussi Anne-Sophie Morel s’est-elle efforcée de veiller à contextualiser les représentations envisagées et à voir, en la replaçant dans sa nécessité historique, l’origine de la notion de violence, notion tellement importante dans le monde moderne. La pluridisciplinarité de l’approche a été dès lors rendue indispensable. L’histoire permet d’aborder et de situer au plus juste la violence dans son contexte politique, social et idéologique. En effet, les représentations de la violence traduisent une conception non seulement du phénomène, mais aussi de la période considérée – Révolution française, Empire, Restauration et Monarchie de Juillet –, « voire même de l’Histoire », ajoute l’auteure. En outre, les travaux des chercheurs en histoire des mentalités ont semblé – avec raison – à Anne-Sophie Morel exemplaires et particulièrement féconds. Cette influence s’est fait durablement sentir au niveau de la méthode adoptée : les méthodologies propres à l’histoire et à la philosophie sont intervenues pour éclaircir et enrichir l’analyse littéraire, et en affiner les enjeux et les problèmes. Choix judicieux, car ces méthodologies permettent d’envisager l’enracinement mythique, religieux, idéologique et philosophique de l’imaginaire de la violence, et de préciser son ancrage historique. C’est dans cet esprit qu’a été consultée l’immense bibliographie consacrée à la Révolution et à l’Empire.
Une fois que l’on a reposé l’ouvrage passionnant d’Anne-Sophie Morel, un ensemble de questions continuent de palpiter en nous, questions qui dépassent de beaucoup l’œuvre seule de Chateaubriand, ou son époque – et ce n’est pas le moindre mérite de cette étude que d’avoir pu donner à chacune de ces questions, en nous, une nécessité proprement vitale : est-il possible de montrer la violence, de la figurer, de lui donner une épaisseur dramatique ? Autrement dit comment rendre à la violentia la force, la puissance, l’énergie qui la fondent et l’animent ? Les représentations de la violence, qui confrontent à l’indicible et à la monstration de ce qui n’est pas montrable, induisent une réflexion sur les fonctions, les limites et les pouvoirs du langage verbal, « et nous mènent au fondement même de la littérature », constate justement Anne-Sophie Morel. À ces difficultés esthétiques s’ajoutent également des problèmes d’ordre éthique qui s’articulent autour de la question de la légitimité de la violence : peut-elle être justifiée, déclarée nécessaire ou du moins admissible si elle aide à la réalisation de ce qui est considéré comme souhaitable, à la prévention ou à l’élimination de ce qui est jugé mauvais ? Autant de questions qui n’en finissent pas d’engager une lecture des événements retracés…
Matthieu Gosztola
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