Chantiers, Marie-Hélène Lafon
Chantiers, août 2015, 120 pages, 12 €
Ecrivain(s): Marie-Hélène Lafon Edition: Editions des Busclats
« C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche ». C’est cette phrase de Pierre Soulages qui sert d’exergue à Chantiers, le dernier ouvrage de Marie-Hélène Lafon publié en août 2015 aux éditions des Busclats.
On comprend aisément les raisons du choix de cette phrase car elle résume pleinement la façon dont elle travaille. En effet, cette femme a le corps et l’esprit constamment en alerte et chacun de ses ouvrages creuse encore plus profondément ses champs d’exploration. Elle pourrait tout aussi bien retourner cette formule en énonçant : « Je cherche, donc j’apprends ». Dans son œuvre, Marie-Hélène Lafon fait feu de tout bois. Tout lui sert à élargir son investigation de l’âme humaine et à échafauder un jeu de piste car ce sont bien toutes les étapes d’un jeu de piste qui se dévoile à nous dans ce livre qui n’est ni un essai, ni un ouvrage de fiction mais qui est un texte hybride dans lequel on se laisse emporter à revisiter chaque étape de son chemin semé de petits cailloux où elle pose son pied pour traverser le gué. Elle ne se refuse pas de nous convoquer à la suivre dans cette traversés en déployant tous les genres avec une égale jubilation pour elle et pour nous lecteur.
Lecteurs, si vous aimez entrer au cœur de la construction d’une œuvre, vous ne serez pas déçus. Rares sont les auteurs qui dévoilent l’arrière-boutique de leur travail, là où ça sent la sueur et le labeur, avant que chaque livre ne devienne un objet lustré, poli, bien rangé sur les rayons des libraires, là où l’ouvrage attend son public pour prendre son envol.
De façon inhabituelle, commençons notre voyage par son terme qui, à notre avis, donne le « la » de cette flânerie dans les dédales de la construction d’un écrivain : « Les crimes sont irrémédiables, les fautes ne sont pas remises. Reste le royaume, la pleine ardeur des amitiés tissées, des terres et des textes partagés, le sens élargi, le travail fervent, la quête et l’attente, dans le silence des jours, de ce qui n’a pas encore été lu, de ce qui n’a pas encore été écrit ».
Comme disent les enfants, si c’était une histoire qui nous était contée, ce serait une histoire « d’amours ». Car Marie-Hélène Lafon a des amours multiples et divers. Au fil des pages, elle va nous les donner en offrande. Ce serait aussi une histoire de « crimes » en effet, en posant ses mots l’écrivain « ne viole-t-il pas la réalité » pour en inventer une autre par un style qui lui est propre et qui élargit le sens de son propos ? Ce serait aussi un récit d’initiation, celui de la conquête d’une liberté. Prolongeant la pensée d’Emmanuel Levinas : Henry Bauchau dans son dernier journal interroge ainsi ce mot si complexe, « La liberté consiste à savoir que la liberté est en péril ». Pensée qui m’est très proche car en nous habite toujours le désirant de la liberté douce, « celle qui n’existe pas ». Il n’est pas suffisant de penser que la liberté est lutte. Levinas va plus loin, elle est en péril et son exercice est toujours périlleux. Tant de lien nés de l’habitude, du milieu, de notre paresse nous enserrent dans le passé et sa répétition. Tant de liens inconscients surtout, venus de la petite enfance nous tiennent dans leurs réseaux. Nous sommes des captifs, des prisonniers sans le savoir, l’effort vers la liberté est très lent, coupé parfois d’illumination. Il faut arriver à se retourner comme un gant et à vivre dans l’autre côté des choses, dans un état d’abandon à ce qui arrive ou pas. C’est ce que Marie-Hélène Lafon tente de démontrer dans Chantiers qui est un terme qui suggère le labeur, la démolition, la réparation, l’exploitation, la construction. Elle portait depuis très longtemps le désir impérieux d’écrire. Mais elle a pris son temps, n’a pas brûlé les étapes, a attendu pour vivre de l’autre côté de son histoire, « de l’autre côté des choses » pour s’autoriser à suivre le trajet auquel elle souhaitait se consacrer.
Reprenons au début. Le livre commence par un récit qui retrace la trajectoire d’une femme au moment de ses épousailles. Ce premier texte, qui a pour titre C’est pas du rôti, emprunté à sa grand-mère, sert à l’auteur de modèle comme on parlerait de modèle sur la page d’écriture qui existait dans les cahiers des écoliers d’autrefois, qui sentait l’encre violette et les plumes Sergent Major, la discipline et les règles. En effet, ce mariage transgresse les règles de la norme. Une mésalliance, un passage de frontière. Marie-Hélène Lafon y met en lumière le rôle que les oppositions sociales vont jouer dans tout son parcours de vie. Elle s’y trouve sans cesse confrontée, elle va les affronter, les dépasser sans jamais renier son héritage. Elle suit ses études dans un internat catholique, quitte ses « pays » pour se jeter à l’assaut de la capitale et enfin, elle s’offre le luxe suprême de s’ouvrir à ce monde littéraire fermé et élitiste et peu à peu y trouve place.
Son passé paysan du Cantal, elle le porte haut, elle met en valeur toutes les richesses que ce monde lui a offert, la rudesse et la beauté de la nature, la noblesse de ces figures de taiseux de son enfance à qui elle donne voix pour transmette leur mémoire contre l’oubli. Et très souvent, elle emprunte leur langue âpre, rugueuse, fleurie et imagée.
Mais elle ne renie pas plus la culture bourgeoise que ses études lui ont permis d’approcher, à petits bruits, à grand écart, à rudes combats, à peurs extrêmes et abondant labeur. Elle s’est acharnée à en conquérir la « grammaire » les codes, elle s’en est approprié la langue pour la malaxer, la distordre, et à la retourner dans tous les sens comme on retourne un champ durant les labours. Elle l’a obligée à se plier à sa convenance, à sa musique intérieure et elle a osé se créer son propre style.
Cette femme n’est pas née aux pieds d’une bibliothèque et si le désir d’écrire était bien présent chez elle depuis qu’elle a su lire, cela a pris de longues années avant qu’elle ne se donne l’autorisation de poser ses propres mots sur la page, qu’elle ait le courage de faire parvenir un premier texte à « un pair » privilégié qu’elle s’est soigneusement choisi. Cet « autre » l’a encouragée. Elle finit par trouver un éditeur qui lui fait confiance et accepte de porter son œuvre vers les lecteurs. Elle lui reste fidèle.
Marie-Hélène Lafon a la résistance du chêne. Elle a su affronter les orages et préserver en elle l’endurance de la rivière qui suit inexorablement son cours. Elle prend son temps pour tailler sa route. Elle refuse le renoncement.
Pour écrire, elle choisit la solitude de sa maison de pays. Elle s’installe à sa table de travail et s’attelle à la tâche. « Je suis à l’établi, au corps à corps, au contact, jusqu’au cou avec les mots, la phrase et le phrasé, le récit et tout le dérisoire tremblement du travail d’écrire… C’est, dans la haute maison des mots, une chaste orgie qui ne finirait pas ». Elle s’acharne à « Tourner des épaisseurs de temps ».
Elle ne rechigne pas à la besogne. Elle éprouve même une « joie étincelante dans ce travail obstiné ». Elle savoure pleinement la jouissance du mot avec ses subtilités, ses nuances, ses racines. Finalement, la gourmandise n’est pas un vilain défaut !
Elle ensemence son chant comme on travaillerait la terre. Cela ne va pas sans soin, le travail de l’écriture. Cela exige des connaissances, l’étude, l’apprentissage, une compréhension du monde et des êtres, des sens en éveil. Alors, elle cherche à comprendre, à aimer, à défricher, à labourer, à bêcher, à ensemencer, à aérer, à fertiliser, à nourrir, à récolter. Une fois la récolte faite, elle engrange longtemps avant de se risquer à diffuser.
Lorsque l’objet est livré au public, elle l’accompagne dans ce nouveau voyage. Et elle jubile de ces rencontres avec les lecteurs qu’elle respecte infiniment. C’est pour elle un moment important où elle se met à l’écoute, à la disposition, voix claire et bras ouverts à l’accueil.
Au départ, son succès fut d’estime, celui de quelques privilégiés. Puis au fil des publications, le public de ses lecteurs s’élargit. Elle commence à compter et à prendre sa place dans le paysage littéraire.
Elle est animée par une constante pulsion de la connaissance, de la découverte. Sa curiosité est constamment en éveil. Elle garde son admiration pour des auteurs du passé qui l’ont portée et transportée mais elle s’attache aussi à de nouveaux auteurs qui l’ouvrent à de nouvelles écritures. Et elle lit beaucoup car, comme pour tout grand écrivain, la lecture est une nourriture qui à son tour nourrit l’écriture. Elle s’intéresse aussi à la musique, à la peinture, aux arts plastiques. Et elle garde précieusement toute ce butin pour en faire son miel.
Formée par la fréquentation de grands maîtres, Marie Hélène Lafon s’est forgé une voix singulière tout de suite reconnaissable, un style vigoureux, tenu, un grand pouvoir d’images, un ton fluide. Elle a l’art de préserver de l’oubli les vies des gens du commun à l’ouvrage par leur transformation en vies d’écriture, de textes, de littérature. Dans ce texte, elle le fait en se mettant elle-même en scène.
Si ce livre touche tellement, c’est bien parce qu’il oblige à reconsidérer nos propres choix existentiels. L’expérience de vie que nous offre Marie-Hélène Lafon dans son dernier ouvrage Chantiers nous est salutaire car elle interroge sur notre rapport à la nature, à la société, au temps, à la nécessité, au désir, au travail, aux humains. Encore une fois, un itinéraire singulier nous conduit à l’universel. Cette femme nous pousse dans chacun de ses livres à revisiter nos propres chemins et à y découvrir les recoins enfouis. Cet ouvrage nous atteint au plus secret et nous dit avec conviction : « Il faut se battre de toutes ses forces contre les fatalités, ne jamais renoncer à nos possibles, à ce qui nous tient à cœur pour vivre en accord avec nous-mêmes. Elle nous donne appétit ». Elle repousse les limites que nous nous imposons et nous incite à oser.
Mais n’est-ce pas justement pour nous « étranger le regard » que nous lisons ?
Pierrette Epsztein
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