Chamber Music suivi de Pomes Penyeach, James Joyce
Chamber Music suivi de Pomes Penyeach, juin 2017, trad. Pierre Trouillier, 130 pages, 8 €
Ecrivain(s): James Joyce Edition: Editions de la Différence
« Pour comprendre comment Joyce devint Joyce, il faut en passer par ces deux recueils » (le premier publié en 1907, le second en 1927) a écrit Pierre Trouillier. En effet, la poésie a été pour l’auteur d’Ulysse la première expérience littéraire d’où l’intérêt majeur de la réunion en une édition bilingue de ces textes tombés, comme l’ensemble de l’œuvre, en 2012 dans le domaine public. Il s’agit, de plus, d’une véritable édition critique en raison de l’établissement scrupuleux du texte d’après les éditions originales, enrichie par les variantes des éditions ultérieures.
Le traducteur fait ici le choix de la versification et de la rime pour faire « partager en français une expérience rythmique et musicale proche de celle en anglais » qui ajoute sa beauté à la variété des mètres et des strophes.
Chamber music comprend 36 textes et fut rédigé par Joyce avant son départ volontaire d’Irlande en 1904. C’est au frère de celui-ci, Stanislaus, que l’on doit la conception finale du recueil qui « réorganisé et augmenté devait décrire le cheminement de l’âme du poète… jusqu’à son exil » sans suivre l’objectif initial qui consistait à suggérer la naissance et la mort d’un amour pour une dame, parcours hérité de la tradition courtoise.
Dès le poème I, le lecteur retrouve le charme de la poésie de Verlaine que l’auteur a traduit et qu’il connaissait par cœur. Thomas Kettle, nous dit la préface, a écrit en juin 1907 pour le Freeman’s Journal : « C’est clair, délicat, jeu distingué qui ressemble à des harpes, des oiseaux des bois et Paul Verlaine ».
STRINGS in the earth and air
Make music sweet ;
Strings by the river where
The willows meet.
There’s music along the river
For Love wanders there,
Pale flowers on his mantle,
Dark leaves on his hair.
All softly playing,
With head to the music bent,
And fingers straying
Upon an instrument
Des cordes dans la terre et l’air
Jouent un air tendre ensemble ;
Des cordes près de la rivière
Où les saules s’assemblent.
Le long de l’eau joue de la musique :
Amour erre en ces lieux,
Des fleurs pâles sur son manteau,
Des feuilles aux cheveux
Tout doucement il joue,
Vers la musique se penchant,
Ses doigts courent partout
Sur le manche d’un instrument.
Par son charme, le recueil ne rappelle pas seulement la délicatesse courtoise mais s’inscrit dans la ligne précieuse que René Bray a su définir à travers le temps, « à travers la Provence des troubadours… l’Italie de Pétrarque, la Pléiade… le gongorisme ». Périodes auxquelles il faut ajouter celle, en Angleterre, des poètes élisabéthains, caractérisée par le bel esprit euphuiste de la fin du XVIe siècle.
Une véritable esthétique du chant amoureux imprime la poésie lyrique de Joyce comme au texte V :
LEAN out the window,
Godenhair,
I heard your singing
A merry air…
I have left my book,
I have left my room,
For I heard your singing
Through the gloom…
Penche-toi par la fenêtre,
Ô cheveux d’or,
Toi que j’entendis chanter
De gais accords…
J’ai délaissé mon ouvrage,
J’ai délaissé mon réduit,
Car je t’entendis chanter
En pleine nuit…
La nature est ici le principal adjuvant de l’amour. Son lieu. Celui, en effet, des questionnements. Texte VIII :
Who goes amid the green wood
To make it merrier ?
Qui va par le plaisant bois vert
Et le rend plus plaisant ?
Ainsi les interrogations et les exclamations donnent-elles leur rythme à un texte déjà très musical par ses rimes et ses assonances.
Mais c’est bien d’une déploration qu’il faut parler à propos de certains vers de la seconde moitié où le ton se fait véritablement élégiaque pour exprimer la souffrance provoquée par l’amour malheureux. Un amour qui vit « but a day » / « un seul jour ».
Avec l’oxymore « The malice of thy tenderness » / « La malignité qui fait ta tendresse » se manifeste la torture de l’amant qui atteint son acmé au texte XXVIII dans une injonction funèbre à la dame :
Sing about the long deep sleep
Of lovers that are dead, and how
In the grave all love shall sleep :
Love is aweary now.
Chante le long, profond sommeil
Des amants qui sont morts, chante comment
Au tombeau tout amour sommeille :
L’amour est si las à présent.
Cette torture se traduit ensuite par l’expression du doute le plus profond : « DEAR heart, why will use me so ? » / « Cher cœur, pourquoi me traiter comme ça ? » et par l’aveu définitif que « Love is past » / « l’Amour n’est plus ».
Il arrive alors que le sentiment amoureux appartienne à l’ordre du sublime quand l’Amour tient lieu d’amour.
HE who hath glory lost, nor hath
Found any soul to fellow his…
His love is his companion.
Lui dont la gloire est morte et qui n’a pas trouvé
D’âme qu’il puisse accorder à la sienne…
C’est son amour qui lui tient lieu de compagnie.
En fin de compte nul chagrin ; seuls restent les souvenirs, le bruit des eaux et des vents et la réparation, malgré les rêves, par le sommeil.
Pomes Penyeach est un recueil de treize poèmes publiés en 1927 par Shakespeare and Co à Paris, cinq ans après Ulysse qui a fait la renommée de Joyce. Treize textes versifiés qui suivent une métrique beaucoup plus libre que Chamber music. Poèmes ou pommes, selon le choix étymologique, dont chaque unité compte un penny, c’est-à-dire un douzième de shilling, le premier texte étant offert comme un treizième gratuit à la façon des commerçants irlandais.
Pierre Trouillier insiste, dans sa préface, sur le fait que la mention du lieu et de la date suit chaque texte formant pour l’ensemble « Dublin-Trieste-Paris / 1904-1924 ». Au cœur de la poésie comme du roman : Dublin. Au cœur de la vie de Joyce : la poésie.
Récit du voyage d’un bouvier, éloge de la rose – on pense à Ronsard –, ou plainte encore amoureuse, les textes sont indépendants les uns des autres et réservent à chaque page une surprise au lecteur. La virtuosité – lexique et rythme – d’« Un nocturne » n’est pas sans rappeler celle de Debussy une quinzaine d’années auparavant.
Seraphim,
The lost hosts awaken
To service till
In moonless gloom each lapses muted, dim
Raises when she has and shaken
Her thurible.
And long and loud
To night ‘s nave upsoaring,
A starknell tolls
As the bleak in(c)ense surges, cloud on cloud,
Voiward from adoring
Waste of souls.
Des séraphins
Les armées perdues se réveillent
Pour servir jusqu’à ce que
Dans le noir sans lune ils tombent, muets, ternes,
Quand elle aura levé puis balancé
Son encensoir.
Et longtemps et bruyamment,
Montant vers la nef de la nuit,
Un glas stellaire sonne,
Comme le pâle encens s’élève par nuages
Vers le vide depuis l’adorant
Désert des âmes.
De la préciosité au symbolisme jusqu’à la mélancolie fin de siècle qui marque certains des derniers poèmes, l’écriture de Joyce a su à la fois s’imprégner de ses influences et s’en démarquer pour une poétique résolument personnelle.
France Burghelle Rey
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