Celui qui est digne d’être aimé, Abdellah Taïa (par André Sagne)
Celui qui est digne d’être aimé, 2017, 136 pages, 15 €
Ecrivain(s): Abdellah Taïa Edition: Seuil
Le roman d’Abdellah Taïa s’appuie sur un dispositif particulièrement soigné, à la fois sur le plan chronologique et narratif, pour dresser le portrait croisé d’Ahmed, homosexuel marocain, et double de l’auteur, à travers quatre lettres qui se répondent entre elles et donnent à voir, soit directement quand il en est lui-même à l’origine, soit indirectement par l’intermédiaire de ceux qui l’ont connu et qui lui écrivent, les évolutions de sa personnalité et son endurcissement progressif. Quatre lettres, de 2015, 2010, 2005 et 1990, selon l’ordre temporel inversé adopté par le livre, écrites donc pour deux d’entre elles (2015 et 2005, peut-être l’année charnière) par Ahmed et les deux autres par Vincent (2010) et Lahbib (1990). De ce point de vue, le texte est une sorte de tour de force, une remémoration chorale à plusieurs entrées, exercice intime à trois voix, sombre et violent, qui n’a rien d’un exercice de style.
S’y joue en effet la vérité d’un homme, Ahmed, au moment du décès de sa mère (première lettre). Refont alors surface, inévitablement, les souvenirs familiaux avec leur lot de souffrances, de non-dits, de rapports de force et de luttes d’influence. S’ouvre ensuite, peut-être provoquée par ce séisme, une remontée dans le temps de vingt-cinq ans, jusqu’en 1990, qui nous livre l’histoire d’Ahmed jusqu’à Salé, sa ville natale, à travers le rôle qu’ont joué pour lui, à chaque étape de sa vie, les trois hommes que sont respectivement et rétrospectivement Vincent, l’amoureux abandonné, Emmanuel, l’amant français qui l’a arraché à sa condition sociale, et Lahbib, l’ami d’enfance.
Sur cette longue période de temps se sont tissés complicités et malentendus, amour passionnel et haine de classe doublée des relents du colonialisme, tant les contrastes sociaux et culturels demeurent marqués entre Français et Marocains, malgré une commune appartenance à une minorité sexuelle. Si les liens noués entre ces hommes finissent par se dénouer brutalement ou par une lente asphyxie, ce n’est nullement par légèreté : les ruptures sont tragiques, à la hauteur des espérances déçues. Les lettres de Lahbib et de Vincent sont des lettres d’adieu écrites sur le ton de ceux qui ont décidé d’en finir, celle d’Ahmed à Emmanuel, qui fait le bilan de leur vie de couple, est d’une rare âpreté comme celle adressée à sa mère qui, elle aussi, s’achève par le désir désespéré de quitter cette vie puisqu’elle n’y est plus.
Pourtant, là ne réside pas le point commun qui réunit ces quatre lettres. Le véritable fil rouge qui court à travers ces lignes, c’est celui qui sert de titre au livre, « celui qui est digne d’être aimé ». Quel est-il finalement ? La question se pose à chaque fois. Est-ce Lahbib, dont le nom même possède cette signification en arabe ? Est-ce Emmanuel, ou Vincent ? Ou bien Slimane, le frère aîné adulé par la mère ? Ou encore cette mère elle-même, Malika, digne de l’amour du père, Hamid, et authentique homme du ménage ?
Au lecteur de juger, si jugement il doit y avoir. Abdellah Taïa, quant à lui, se garde bien de donner une quelconque indication dans un sens ou dans un autre. Cela, d’ailleurs, n’aurait que peu d’intérêt. Au contraire, il ouvre davantage les potentialités de son texte en ménageant un jeu entre deux lectures possibles de son roman. Car on peut aussi lire cette histoire dans l’autre sens que celui proposé, à savoir en rétablissant l’ordre chronologique usuel et en commençant par la lettre de Lahbib de 1990. Autrement dit, en lisant le livre à l’envers. Changement du sens de lecture qui est également un changement de perspective où les mêmes faits, les mêmes situations, les mêmes sentiments prennent un tour différent, n’ont pas le même poids ni la même résonnance, acquièrent une autre dimension. Exemple, si l’on veut, de ces anachronies narratives (comprises comme la discordance entre l’ordre de l’histoire et celui du récit) étudiées par Gérard Genette. Ainsi, selon qu’ils sont racontés, en plus de l’être par trois voix distinctes, de façon linéaire, année après année, tels qu’ils se sont déroulés (histoire) ou bien à contre-courant, en renversant la temporalité ordinaire pour aller du plus récent au plus ancien (récit, ici composé de lettres), les événements marquants de la vie d’Ahmed n’apparaissent pas de la même manière.
Avec ce dernier livre, Abdellah Taïa confirme l’importance d’une œuvre qui, dès ses débuts, avec des titres comme Le Rouge du tarbouche ou L’Armée du Salut (adapté au cinéma), n’a pas manqué de retenir l’attention des critiques et des lecteurs. Une vision personnelle et originale de l’homosexualité parce que décentrée, venue des marges, doublement pénalisée par le néo-colonialisme et la pauvreté. Minoritaire au sein de la minorité, l’Arabe homosexuel des bas quartiers a-t-il sa place dans la société française ? nous demande avec insistance Abdellah Taïa, qui pousse un cri de révolte dans ces pages.
André Sagne
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