Celui qui dut courir après les mots, Gil Jouanard (par Philippe Leuckx)
Celui qui dit courir après les mots, novembre 2018, 208 pages, 18 €
Ecrivain(s): Gil Jouanard Edition: Phébus
Signaler en épigraphe qu’on a aimé et qu’on aime, dans le désordre, Montaigne, Calet, Follain, Fargue et Supervielle, c’est enjoindre son lecteur à lire ce livre sous la bannière heureuse de ces dénicheurs d’enfance, si j’ose ainsi appeler ces poètes et prosateurs qui ont dû nourrir durablement notre Gil.
Bien sûr, passant du « il » au « je », sans en faire un jeu factice, Jouanard, avec ce long titre, tire de sa vie mission à comprendre, au-delà de ses propres signes, celle des autres, et loin, derrière, dans une volonté anthropologique de saisie des éléments (à l’aune de Bachelard), celle des ancêtres qui découvrirent pas à pas chasse, outils, langage, expression artistique.
De quoi une vie, pour celui qui la commente à l’âge respectable de plus de quatre-vingts printemps, est-elle tissée ? Du bois des ancêtres ? De cette insigne conquête des mots ? D’une timidité combattue à force de solitude et d’âpre lutte ? Ou encore de cette science personnelle qui pousse un être à se deviner très tôt, dans la forge des mots ?
Défilent ainsi, pour notre bonheur de lecteur d’une langue classique, soucieuse du mot juste et prenant, certains épisodes d’une vie bien meublée, avec ses creux, ses saillies, les empreintes d’une généalogie rurale et d’une francité profonde (si l’on place Gil Jouanard aux côtés des Quignard et Bergounioux, autres défricheurs de racines), desquels il y a de quoi prélever en matière de culture passée et quotidienne, en matière d’histoire des familles et de la société (avoir 18 ans au plein mitan de la guerre d’Algérie).
Digne d’un travail ethnographique de soi, Celui qui dut courir après les mots enseigne surtout sur ce que l’écriture peut ordonner dans l’établissement d’une vie ; elle commande non seulement les choix, les intérêts, elle dispense aussi une lecture propice d’un monde que beaucoup survolent. Ici, Gil a conquis, de haute lutte, le droit sinon le devoir d’évoquer en surplomb son monde. D’ailleurs ne le ressent-il pas très tôt comme une impérieuse nécessité ? Ne pressent-il pas qu’il écrira encore et encore, jusqu’au bout de sa route, non des romans – pour lesquels il se sent décidément peu fait –, mais des formes de récits autobiographiques qui lorgnent très vite du côté de l’essai explicatif d’une genèse du monde de soi, à la lumière scientifique et historique de ceux qui l’ont précédé, sur le long cours, ou le temps des trois, quatre ultimes générations.
Celui qui s’honore de penser « on descend de ses sentiments comme on descend de ses ancêtres » (p.107) ne sentimentalise pourtant pas sa vision des choses. Quelque chose d’objectif, de la matière de ce qu’on racle pour mieux saisir, s’impose. Il y va de la lucidité et de la conscience, et aussi d’une volonté d’éclairer un parcours, uniquement à l’aide des mots les mieux choisis.
J’étais de la trempe de ceux qui n’inventent rien… (p.122)
L’auteur « se barbouille du nectar des mots », s’éveille au langage, s’invente et se réalise au sein des mots. D’un « calepin mental », il déroule sa vie, la note, la décrit.
Est-il simple de noter sa vie, de la décrypter ainsi sous l’œil du lecteur, de consigner habitudes, manies, quitte à « énumérer avec complaisance ces habitudes rédhibitoires qui constituent la charpente de ma nature » (p.132) ?
Celui qui a une langue « difficilement partageable » conquiert peu à peu l’entreprise qu’il a conçue de soi, par et grâce au livre, seul maître inflexible de son existence.
Se traversant « de fond en comble », le poète est prêt à assumer la vie, au-delà des mots, près de songer à devenir quelqu’un d’autre, enfin, ou au bout du compte, quelqu’un qui s’est forgé, seul, en dépit de tous les aléas, une vie en littérature, ce qui signifie retrait, approfondissement, incessante archéologie de soi, « sorti de lui-même pour y mieux réentrer, mais tout autre, neuf comme un sou d’autrefois » (p.194 et dernière).
Philippe Leuckx
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