Celui qui disait non, Adeline Baldacchino (par Gilles Banderier)
Celui qui disait non, Adeline Baldacchino, Fayard, janvier 2018, 264 pages, 18 €
C’est à coup sûr une photographie qui mérite de prendre place parmi les dix clichés les plus fameux du XXe siècle. Elle est pourtant méconnue, bien que facilement accessible sur le réseau Internet (tapez « August Landmesser » dans votre moteur de recherches favori, en mode « images »).
Un des charmes (ou des défauts) de la photographie argentique, par rapport à son équivalent numérique, est que le résultat ne se laisse pas voir tout de suite. Il faut passer par une série compliquée (et en général automatisée) de manipulations physico-chimiques qui prend quelques jours ou, au mieux, quelques heures. Il arrive cependant que la révélation de certaines photographies soit durablement ajournée, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la chimie. Il en est allé ainsi du cliché qui a fourni au livre d’Adeline Baldacchino son point de départ.
Le document est impressionnant. Il y a d’abord, hors du champ, celui qu’on ne voit pas : Adolf Hitler lui-même, venu discourir aux chantiers navals de Hambourg le 13 juin 1936. La photographie, prise depuis un point élevé, montre le public, beaucoup d’hommes et de rares femmes faisant le salut nazi. Une forêt de bras tendus. Et, au milieu de cette foule qui hurle « Heil Hitler », un homme conserve ostensiblement les bras croisés. Ce n’est pas qu’il ait tendu le bras une fraction de seconde après les autres : il ne fera pas le salut nazi parce qu’il n’a ni l’envie ni l’intention de le faire. Il faut n’avoir jamais participé à une manifestation syndicale, à un rassemblement électoral, pour ignorer qu’une foule ne se contente pas d’être la somme des individualités qui la composent, mais une sorte de créature autonome, qui exerce une pression invisible et bien réelle sur l’individu qui s’y trouve plongé. Le personnage sur le cliché fait preuve d’une admirable énergie. On comprend bien pourquoi le photographe n’a pas divulgué sa prise : l’homme resté les bras croisés courait des risques évidents, mais l’auteur de la photographie également. Il n’est pas difficile d’imaginer l’interrogatoire serré de la Gestapo : « Est-ce que tu connais ce type ? », « pourquoi as-tu pris cette photo ? », « étiez-vous complices ? », « vous étiez-vous mis d’accord ? »… Ce cliché est sagement demeuré enfoui dans les archives d’un journal allemand, jusqu’à ce qu’on l’exhume et qu’on le publie en mars 1991, plus d’un demi-siècle après qu’il a été pris. Suivit un appel à témoins qui, au bout de quelques années, permit par recoupements de dater, de situer la photo et, surtout, d’identifier l’homme aux bras croisés, un ouvrier des chantiers navals nommé August Landmesser. Sa fille, qui avait survécu (de justesse) aux années impies du nazisme, se manifesta et son témoignage permit, avec les documents familiaux qu’elle apporta, de reconstituer ce que fut la vie de Landmesser. Né en 1910, il n’eut pas à payer sa bravade face à Hitler, aux chantiers navals, mais un individu qui possède une telle force morale est encore capable d’autres choses : « aryen » selon les critères du régime, vivant avec une jeune femme juive et en ayant deux filles, il tenta de fuir au Danemark. On ne quitte pas impunément le paradis, qu’il soit nazi ou socialiste. Arrêté à la frontière, Landmesser passa plusieurs mois en détention, puis fut libéré avec interdiction de revoir sa compagne et ses enfants. On le devine, la tentation, ou la puissance des liens humains, fut plus forte que la peur du gendarme. Landmesser enfreignit publiquement l’interdiction qui lui avait été notifiée, fut arrêté à nouveau et, cette fois, expédié dans un bataillon disciplinaire en Croatie, où il disparut. Sa compagne mourut en déportation. Selon les normes compliquées du Reich, une de leurs filles était juive, l’autre Mischling, « sang mêlé ». Passant de façon plus ou moins clandestine d’un orphelinat ou d’une famille d’accueil à l’autre, les deux fillettes parvinrent à survivre. On ne le sait pas assez : la « dénazification » de l’Allemagne est un conte pour adultes. Seule une infime partie des criminels nazis eut à répondre de ses actes. À la différence de bien des Allemands, les filles de Landmesser peuvent être fières de leurs parents, qu’elles eurent à peine le temps de connaître. Dans leur ville natale de Hambourg, la synagogue de la Bornplatz, qui fut jadis la plus grande synagogue d’Allemagne du Nord avant la Nuit de cristal, a été « remplacée » par une « œuvre d’art » moderne, un pavage qui rappelle au sol l’emplacement de l’édifice brûlé (p.135-136). L’auteur de Celui qui disait non a opéré la démarche contraire (« J’aime les paris que les romans font sur la vérité qui leur échappe », écrit-elle p.242) : à partir des vestiges conservés, elle a reconstitué le passé aboli. La fille cadette de Landmesser, Irene Eckler, a publié en 1996 un recueil de documents (Die Vormundschaftsakte 1935-1958 : Verfolgung einer Familie wegen « Rassenschande » : Dokumente und Berichte aus Hamburg), qu’Adeline Baldacchino a utilisé pour écrire un grand livre, ni tout à fait un roman, ni un ouvrage d’histoire, mais une tentative réussie pour retrouver le nerf et la chair d’une époque terrifiante.
Gilles Banderier
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