Ceci n’est pas un miroir, Mokhtar Chaoui (par Yazid Daoud)
Ceci n’est pas un miroir, Mokhtar Chaoui, éditions SL
Un roman de l’innommable
La littérature est aussi l’expression des frustrations, des malheurs et des traumatismes. Le dernier roman de Mokhtar Chaoui est le seul à avoir abandonné la société marocaine et ses travers pour se consacrer à l’Homme. La pandémie a unifié la planète et le romancier parle ici au nom de tous. Ceci n’est pas un miroir est un roman-cri, un roman vociféré, écrit dans la précipitation, tel un grand emportement qui ne saurait être adouci. Les 13 jours d’écriture du roman expliquent son style plutôt oral. C’est un roman à lire à haute voix pour percevoir les sonorités colériques et le rythme haché qui n’est autre que celui de l’homme essoufflé par la pandémie.
Dans ce roman-miroir, l’auteur pousse à l’extrême les tracas d’un confiné. Nommé Ixe, il s’agit (comme pour le cas de sa femme Zède) de « numéros matricules » qui représentent les hommes en confinement. En effet, le roman n’a ni lieu ni temps (sauf celui du confinement). Ce no man’s land renvoie au monde de Borges où le lecteur est déboussolé, incapable de situer les personnages ni de prévoir l’intrigue.
Ce roman-labyrinthe (on peut facilement multiplier les étiquettes) se veut également le reflet du désarroi qu’ont vécu les hommes pour la première fois avec la pandémie. Mokhtar Chaoui abandonne ici le titrage des chapitres, qu’on trouve par exemple dans L’Amour est paradis, comme pour dire l’inanité de l’existence des confinés. Car enfin, que se passe-t-il dans le roman ? Presque rien. Ixe a-t-il réellement tué ? A-t-il réellement vécu son histoire ? Personne ne peut le confirmer. Le roman s’apparente ici au dénouement de L’Identité de Milan Kundera où le délire excessif de Jean-Marc ne permet pas au lecteur de distinguer le vrai du faux. Et l’on pourrait, à la lecture de Ceci n’est pas un miroir, se demander comme le narrateur de L’Identité : « Qui a rêvé cette histoire ? Qui l’a imaginée ? Lui (Ixe qui semble perturbé dès le début du roman) ? Elle (Zède dont on pourrait lire la sérénité comme une folie à laquelle elle s’est habituée) ? Quel est le moment précis où le réel s’est transformé en irréel, la réalité en rêverie ? Où était la frontière ? Où est la frontière ? ».
Ces mots figurent à la fin du roman du Kundera et l’on peut les ajouter à la fin de Ceci n’est pas un miroir. La structure labyrinthique est travaillée pour que la linéarité disparaisse au profit d’un va-et-vient entre passé et présent. Ce va-et-vient brouille la lecture et apparente le livre à un rêve, un cauchemar vécu par l’un des personnages. Nous notons également un travail sur l’innommable et l’indéfini qui participent au dédale du livre. Examinons un petit passage :
« Dans une chambre impersonnelle, au premier étage d’un hôtel désaffecté, au milieu d’un tapis avachi, une fourmi fatiguée se fraie un chemin entre les ficelles en laine fourbue. Entre ses deux mandibules, une miette de quelque chose est suspendue. La miette tombe et la fourmi s’en empare. Une fois, deux fois, cent fois ».
Toute la poétique du livre, semble-t-il, est dans ce petit paragraphe. Tout est sous le signe de l’indéfini et l’innommable (une chambre, un hôtel, une fourmi, quelque chose). La fourmi (qui reviendra, écrasée, plusieurs fois dans le roman) figure ici le mythe de Sisyphe « une fois, deux fois, cent fois », incarnant par là la situation de l’homme confiné, écrasé par la solitude et le retour du même. Ixe, en écrasant sans cesse les fourmis, ne fait qu’exprimer le besoin de tous les hommes à dépasser la situation inédite de cet emprisonnement universel.
Ceci n’est pas un miroir est aussi un roman des objets. La pénurie des personnages que justifient les gestes barrières donne lieu à un foisonnement d’objets dont le retour résonne dans la tête du lecteur : ordinateur, revolver, pupitre, miroir ou des lieux virtuels : Facebook, Instagram, etc. Le monde des objets n’est pas sans rappeler les livres de Becket, d’ailleurs cité implicitement et explicitement dans le roman. Le revolver d’Ixe fait référence à celui de Winnie dans Oh les beaux jours. Winnie est aussi le nom de la dame de l’hôtel dans le roman qui évoque, sans qu’Ixe en comprenne le sens, le nom de son compagnon Willie « Sauve moi Willie ! » (p.113).
Ce monde beckettien explique entre autres les actes gratuits (réels ou imaginaires) du personnage et la poétique de l’innommable dont nous avons parlé plus haut. D’ailleurs, la fin du livre travestit le texte Beckettien et met en excipit ce que Beckett avait mis à l’incipit de L’Innommable : « Où maintenant ? Quand Maintenant ? Qui maintenant ? » (p.200).
La pratique intertextuelle dit combien le malheur du confiné est innommable et combien sa situation est absurde.
Yazid Daoud
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