Ce qui reste de nos vies, Zeruya Shalev
Ce qui reste de nos vies, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, septembre 2014, 416 p. 22,90 €
Ecrivain(s): Zeruya Shalev Edition: Gallimard
Une famille, à travers ses divers âges, traverse la vie d’un pays, ou est-ce plutôt ce pays qui descend le fleuve du temps, imprégnant son mode d’être aux membres de cette famille ? D’un kibboutz à un appartement minuscule de Jérusalem, la vie de Hemda – la précieuse est la traduction de son prénom rare – s’écoule, la précieuse et la mal traitée : « (…) au bout de quelques semaines elle marchait, certes sur des jambes mal assurées, le corps brûlant des coups de son père et l’esprit figé comme un petit animal que l’on a dressé avec cruauté, mais elle marchait, chassée de la gloire, chassée de la joie, avec la vague conscience qu’elle aurait beau mettre un pied devant l’autre, courir, elle n’avait plus vers où diriger ses pas » (p.17).
Sa vie s’écoule, comme l’eau du lac de son kibboutz qu’on a asséché : progressivement, imprégnant les rives et la terre de ses boues. Hemda revient mourir doucement dans son lit, sans souffrance apparente, et manifeste, dans ses rares moments de lucidité, une conscience aiguë des problèmes de sa famille.
On vient chercher refuge dans cet appartement où la mort suit son cours à travers l’agonisante : d’abord Dina, la fille mal aimée, en recherche – peut-être – du fils, jumeau de sa fille Nitzane, qu’elle a perdu à la naissance, peut-être de sa propre enfance bafouée, reniée par une mère qui n’aimait que son fils : « (…) mais plus Nitzane grandissait, plus il lui revenait, cet enfant qui n’était pas né, l’enfant qui avait renoncé, et parfois, la nuit, lorsqu’elle allait couvrir sa fille, il lui arrivait d’entendre une autre respiration dans sa chambre, un souffle qui serpentait entre les jouets posés sur les étagères (…) » (p.29).
Le frère de Dina, Avner, vient aussi, fuyant son foyer et une femme qui le rejette, se réfugier dans sa chambre d’adolescent.
Et Nitzane, qui se sent rejetée, ne comprenant pas que sa mère, en quête de l’enfant qu’elle n’est plus elle-même, soit prête à adopter à tout prix, vient quelque temps vivre auprès de la gisante : « (…) elle – Hemda – avait ensuite espéré qu’en grandissant et en s’émancipant de sa mère, Nitzane se rapprocherait d’elle, mais non, elle avait gardé ses distances comme si elle n’avait pas besoin de sa grand-mère, n’avait-elle effectivement jamais eu besoin de sa grand-mère avant cet instant ? » (p.273).
Mais est-elle bien mourante, Hemda, ou revit-elle au contraire, en traçant des lignes imaginaires dans un cahier-journal aux pages jamais remplies, seul héritage qu’elle livrera à ses enfants ? « Oui, c’est tout ce qui resterait de ses quelques décennies sur cette terre, un cahier vide, car jamais elle n’avait osé y inscrire le moindre mot, où le trouver, ce mot, le premier, qui devait être unique, singulier, lourd de majesté et ne ressembler à rien de ce qui avait été écrit auparavant, il devait contenir tous les sons qu’elle avait entendus, toutes les images qu’elle avait vues, toutes les odeurs qui l’avaient enveloppée (…) » (p.104).
C’est autour de ce corps presque sans vie et presque sans manifestation que vont pourtant se reconstruire les siens : Dina trouvera là le secours nécessaire à la poursuite de sa démarche, l’assurance qu’elle est dans le vrai, Avner se rapprochera de sa sœur, et en s’éloignant de sa famille, fera l’expérience que l’amour à distance – de son objet, quel qu’il soit – ouvre les portes, redonne l’assurance perdue. L’avocat des Palestiniens qu’il est reprendra confiance en lui en lisant dans les yeux de son fils aîné que sa cause est juste : « (…) plus son fils montre de l’intérêt, plus il a envie de continuer, alors il déroule son monde et, ce faisant, sent monter en lui une fierté jusque-là inconnue » (p.368).
Il s’agit là de tenter, pour voir si on peut poursuivre, aller au bout de soi, se risquer.
Dina, premier enfant de Hemda – la précieuse – naît au moment où son père à l’amour terrible, exigeant, meurt… Hemda – la précieuse – meurt au moment où l’enfant russe que Dina – et Amos, son mari, à son corps défendant – est allée chercher au fin fond de la Sibérie, naît à ses nouveaux parents quand Dina choisit pour lui le prénom, au masculin, de sa mère.
Ce qui reste de nos vies, c’est tout cela, qui s’écoule jusqu’à la fin et qui reprend, ailleurs, comme un feu mal éteint.
Anne Morin
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