Ce qui arriva après le départ de Nora, suivi de Après Nora, Elfriede Jelinek (par Marie du Crest)
Ce qui arriva après le départ de Nora, suivi de Après Nora, février 2020, trad. allemand, Magali Jourdan, Mathilde Sobottke, 120 pages, 14 €
Ecrivain(s): Elfriede Jelinek Edition: L'Arche éditeur
Elfriede Jelinek est née en 1946 en Autriche. Musicienne éprise de culture, de littérature, elle devient romancière, autrice de théâtre mais aussi traductrice, poétesse, scénariste. Elle n’a jamais cessé de bousculer, de scandaliser même la société bourgeoise autrichienne, à l’histoire trouble durant la période nazie. Elle aborde également frontalement la condition des femmes, leur sexualité. Ce sont surtout ses romans qui l’ont fait connaître en France du plus grand nombre, comme La Pianiste, adapté au cinéma. Elle a reçu en 2004 le prix Nobel de littérature.
Le théâtre traduit en français d’Elfriede Jelinek est édité chez L’Arche.
Elfriede Jelinek est à la fois romancière et autrice de théâtre : cette écriture pour le silence et la scène se retrouve dans sa toute première pièce, dont la traduction précise du titre allemand est Ce qui arriva à Nora après qu’elle a quitté son mari (…ihren Mann verlassen…), œuvre qui dévoile en même temps des principes souvent exploités dans le domaine purement narratif, tels que la suite ou le retour des personnages mais aussi l’hommage rendu à l’un des plus grands auteurs de théâtre, Ibsen, et à sa pièce La maison de poupée, dont Nora est le personnage central. Hommage d’ailleurs qui se poursuit dans le sous-titre retenu par Jelinek, Les soutiens des sociétés, autre œuvre de l’auteur norvégien. On sait que l’œuvre d’Ibsen repense la condition féminine et qu’en cela Jelinek ne peut que s’y référer.
Il semble manifeste qu’il faille lire le texte source et la proposition de Jelinek pour comprendre parfaitement les enjeux dramatiques. On pourrait tout autant imaginer d’ailleurs une mise en scène conjointe des deux œuvres écrites respectivement en 1879 et 1979. Un siècle les sépare.
Le drame d’Ibsen en trois actes s’achève sur le départ de Nora qui abandonne ses trois enfants et son mari Torvald Helmer, incapable de lui permettre de s’épanouir, incapable de mesurer tous les sacrifices qu’elle a faits pour lui. Jelinek imagine la nouvelle trajectoire de cette bourgeoise déclassée et vieillissante en transposant sa vie dans l’Allemagne des années vingt. On retrouve donc des personnages de la pièce d’Ibsen comme son amie madame Linde qui deviendra un temps la gouvernante de son ex-mari ainsi que ses enfants, ou encore l’homme d’affaires, Krogstad, qui voulait la compromettre dans la première pièce. Nora chez Ibsen dansait la tarentelle lors d’un bal, et Jelinek définit sa Nora à la fois comme une danseuse mais aussi une acrobate, une gymnaste, la laissant donner libre cours à sa sensualité exubérante. Pousser son corps jusqu’à la rupture. Pousser son personnage dans ses derniers retranchements d’une certaine manière.
Le thème de l’argent, quant à lui, prend une dimension plus large dans le texte « moderne » : nous entrons dans le capitalisme de l’industrie, des opérations financières équivoques, des spéculations mettant à bas le monde du travail, de la crise qui frappe l’Allemagne de Weimar avec la chute vertigineuse du mark. Chez Ibsen, il gardait avant tout une fonction intime : celui des échanges économiques entre mari et femme.
L’entreprise de Jelinek est finalement de savoir si Nora peut s’en sortir, peut échapper à sa situation de femme séduisante, de mère de famille, et prendre son destin enfin en mains. Sa pièce s’organise en une suite de 18 tableaux assez rapides qui la placent, à de rares exceptions près, dans un environnement expérimental pour elle, loin de son ancien foyer protecteur : un bureau de recrutement au début, l’atelier d’une usine en compagnie d’un contremaître libidineux, face à des ouvrières hostiles ; plus loin dans le texte, dans un « luxueux boudoir », une chambre à coucher ; autant de lieux qui l’assignent toujours à un rôle érotique sous l’autorité du désir masculin. Les hommes tour à tour veulent se l’approprier et ensuite la rejeter comme le personnage du consul Weygang, le ministre ou Helmer. Nora a vieilli, sa beauté a décliné et tous ses rêves s’effondrent inexorablement. La violence grotesque de la scène S.M. entre Nora et son ancien mari retrouvé traduit parfaitement l’impossibilité de s’abstraire du mensonge (le mari ignore qu’il s’agit de Nora) et d’une relation de domination entre homme et femme. Nora ne parvient pas non plus à rallier les discours de la sociale démocratie défendus par certaines ouvrières ; le monde du travail n’est qu’oppression. Nora dit ainsi, page 84, tableau 15 :
NORA. C’est eux (les hommes) qui vous ont mis ces machines entre les mains. Ils vous ont accablées et plutôt deux fois qu’une sans rien donner en échange.
(…)
NORA. La femme est décapitée et découpée en morceaux. On l’autorise seulement à avoir un corps et on lui coupe la tête parce que des pensées risqueraient de s’y loger.
A la fin de la pièce de Jelinek, Nora se retrouve dans la salle à manger de la famille Helmer, servant le repas du soir à son mari, qui lit le journal. Il parle des économies domestiques. Les enfants font du bruit derrière la porte. Bref Nora est revenue chez Ibsen. Pas tout à fait cependant puisque quelque chose de plus inquiétant se passe : en écoutant, à la radio, les informations dont celle concernant l’incendie de l’usine textile, dans la nuit, Helmer se demande si ce ne seraient pas les Juifs, les responsables du sinistre. En outre, il semble beaucoup apprécier les marches musicales chères aux nazis. Le pire reste donc à venir…
La pièce a été créée en 1979 à Graz, en Autriche, dans une mise en scène de Schildknecht.
En 2019, et en français, la pièce a été montée à Bruxelles (théâtre des Martyrs).
Marie Du Crest
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