Ce lointain de silence, Jean-Louis Bernard (par André Sagne)
Ce lointain de silence, octobre 2018, 16 pages, 6,10 €
Ecrivain(s): Jean-Louis Bernard Edition: Encres vives
Le nouveau recueil de Jean-Louis Bernard se déploie comme sur un fil tendu dans l’espace, un fil de silence considéré à son horizon, comme projeté à son « lointain ». Fil suspendu entre un point de départ et un point d’arrivée si l’on veut les appeler ainsi, entre les deux premiers poèmes et le dernier. Parti d’une sorte de bilan, d’un constat (au temps de « nos stridences », nous n’avons rien fait pour prévenir « l’arche de solitude »), comme un regret des occasions manquées et qui « fixe » la situation du poète lui-même (« à terre perdue / je compte les collines »), le recueil aboutit dans son dernier poème à une sérénité nouvelle, une forme d’apaisement : un autre silence s’ouvre alors, un « silence des mots / échappés de leur cage », où « la parole s’absente ». Un passage du « silence diluvien à recoudre » au « silence étiré », jusqu’à ce point d’aboutissement que constitue l’amnésie, qui se fait au prix d’une tension, d’une évolution en tout cas, peut-être d’une transformation.
Quelque chose en effet semble avoir eu lieu entre le début et la fin du recueil, quelque chose de déterminant, d’essentiel. Le poète nous avertit d’emblée que « perclus de mots rouillés / et de brumes ingrates / (il) attend l’éclair ». Tout est dit : en lutte avec le langage (avec l’ange ?), il est en même temps confronté à une nature indomptée, plutôt rebelle et qui interagit souvent violemment avec lui. Une traversée houleuse des éléments. Ainsi du vent, « colporteur de brouillard », qui a « sans doute / une dette obscure / à recouvrer ». Ainsi du ciel qui « floconne / déchire la turbulence / du sens », se blesse d’ombres et de lumières et qui « peu à peu / se métisse / (…) d’échos / et de hasards ». Ainsi de la lune « renversée / dans nos yeux » et qui « hurle / à bout d’insomnie / sur les marées / incandescentes ». Ainsi enfin de l’eau, ou plus exactement de l’élément liquide, « eau lente » sur laquelle « passe / un collier d’ambre / et de regret », eaux basses révélant « une image innommée », océan devenant « source / drap déchiré / pour le baptême / du fugace », « poème de la mer » où se « tressent les solitudes » et où le poète confie : « sous ma voix / brûle la mer ».
Tumulte et souffrance des éléments expriment ainsi extérieurement, par leur insistance à se manifester, un combat intérieur. Ils le matérialisent en quelque sorte, ils le rendent visible. Multiforme, ce combat porte autant sur le langage pris dans son inquiétude, avec des « mots chandelles / (…) mots séides » que sur « les noms / (qui) se décomposent », ou les « souvenirs tessons / émiettés si loin de / nos amers ». Combat qui touche même (avec son « sourire en sursis ») la très ambivalente « amante de porcelaine / clouée / à la barque d’errance » et qui « teinte son sang / d’une neige archaïque ». Il va jusqu’à déporter le poète vers, justement, ce « lointain de silence » qui donne son titre au recueil, horizon dangereux où « prendre mesure / de son intime », un véritable « défi du silence » à relever « et pas de mot / pour soulever les stèles ». Compris dans cette perspective de ce que l’on pourrait appeler un « sur-silence », l’ensemble des poèmes se trouve traversé d’une dynamique poétique très forte, ainsi hissé sur cette ligne de crête dont il faudrait à la fois se rapprocher et s’éloigner. Qu’y-a-t-il en deçà, qu’y-a-t-il au-delà ? Que risque-t-on de trouver ? « Le vertige obscur / de l’exil » ? L’absence, cette « illusion / d’un rêve absurde » ? Ou encore tout simplement le soir, mais un soir qui « médite un visage », où « la béance du souffle / écoute l’imminence » ? Et finir par découvrir ce point d’amnésie qui fait irrésistiblement écho à cet oubli à l’ordre duquel Jean-Louis Bernard a placé un précédent recueil ?
Oui, tout cela est possible mais le poète ne cède ni à la peur ni au découragement. Il ne veut pas s’arrêter en chemin. Il prend le risque d’aller aussi loin qu’il le peut (« j’avance / derrière la pluie ») car sa plus grande ambition reste « entre effroi et joie / (de) devenir / ne serait-ce qu’un mot / pour que le temps vacille ». Il a toujours confiance, malgré toutes les inquiétudes, dans le dire. « Et si tu disais l’océan / qui remonte / le fleuve / (…) lors / pourraient les mots / précéder l’évidence ». Et quand l’« image innommée » surgit des eaux basses, il la recueille « sans brusquer / la solitude » et marche « jusqu’au-delà / des songes et des sources / (…) jusqu’à l’aventure / de l’enclos ». Rien ne le retient, ni les regrets, ni les échecs, emporté qu’il est vers ce « silence étiré » du dernier poème, ce « silence / aux mains de pluie ». Ce « lointain de silence » peut-être enfin atteint, où « la parole s’absente / laisse la place vide / et rien ne manque ». Une nouvelle plénitude, avec au bout ce « point d’amnésie ». Comme un silence fait langage. Un langage fait silence.
André Sagne
- Vu : 1917