Carnivale, Nicole Caligaris (par Guy Donikian)
Carnivale, janvier 2021, 388 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Nicole Caligaris Edition: Verticales
Certains fleuves, en France comme ailleurs, recèlent, malgré un calme apparent, des tourbillons dont la particularité est d’entraîner le nageur vers le fond, avant de le propulser à la surface. Pour qui n’est pas n’est pas averti, le danger est réel, le sentiment de ne pouvoir lutter contre l’élément liquide, masse mouvante dont la force annihile tout effort.
Ce sont ces sentiments, contradictoires et puissants que provoque la lecture de ce texte. Le tourbillon tout d’abord, puisque Nicole Caligaris déploie des phrases parfois très longues, dans lesquelles ce qui s’apparente à des digressions produit en définitive une espèce de kaléidoscope où se superposent plusieurs degrés du récit. Mais la trame est présente, les éléments du puzzle se mettent progressivement en place, l’auteure ne perdant jamais le fil d’une construction dont les apparences peuvent laisser supposer le contraire. La trame se dessine ainsi, au fil des appendices que sont ces « digressions », les images d’abord floues se précisent et les différents protagonistes affichent les liens qui, au premier regard, étaient plutôt distendus.
Lui, il travaille pour Ponzi, et au volant de sa DS, doit faire signer des contrats pour atteindre les objectifs de vente qui lui sont assignés. Il se retrouve dans les bras du delta d’un fleuve, en panne et confronté à trois énergumènes, musiciens de peu, jeunes auxquels il tentera de soutirer une signature, tout comme à un inconnu, devant une cabine téléphonique.
« Il fallait voir comment ça se passait, sur la route, quand tu m’envoyais, avec un papier sorti de ta machine, vers un secteur où je ne risquais pas de pâtir de la vigueur de la concurrence, personne n’avait idée de venir se salir les semelles dans ces boues de fleuve, dans ces déserts, dans ces vases, comment ça se passait, quand par miracle, il me tombait quelqu’un, pendant que j’essayais d’appeler le bureau, que j’essayais d’appeler la dépanneuse, un malheureux en train de poireauter devant la porte de la cabine qui ne marchait pas, qui n’avait jamais marché, je pense, placée où elle était placée, qui devait être un leurre, cette cabine, pour me piéger, et je tentais de retourner le piège sur le client qui attendait innocemment son tour, je commençais à le persuader que c’était bien son tour, en effet, de signer l’affaire de sa vie en misant ce qu’il avait d’économies sur un contrat Ponzi, qui avait trouvé le système, de le persuader que j’étais sa chance, coincée dans cette cabine détraquée, que par mon intermédiaire bienfaisant cette chance inouïe s’était détournée de son cours habituel pour passer à sa portée, cette nuit, dans ce coin impossible, et qu’il pouvait rejoindre le cercle des intérêts miraculeux, avec une toute petite mise de départ, rien du tout, une formalité, une signature, jusqu’au moment où je le sentais mûr, où je sortais le formulaire et où je lui tendais le stylo, quand j’avais encore un stylo dans ma boîte à gants ».
Il ne s’agit pas ici de faire de la longueur des phrases, en raison de l’effort fourni, la seule qualité d’un texte, le travail, s’il est important, n’y suffit pas. Mais lorsque travail et effort sont au service du talent, lorsque la musicalité et le rythme donnés au texte sont présents, l’auteure a alors atteint l’objectif.
Guy Donikian
Nicole Caligaris, née en 1959, écrivain française, auteure d’une quinzaine d’ouvrages, a notamment publié aux éditions verticales : Okosténie ; Dans la nuit du samedi à dimanche ; Le Paradis entre les jambes.
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