Carnets secrets du Boischaut, Catherine Dutigny (par Martine L. Petauton)
Carnets secrets du Boischaut, Catherine Dutigny, Maurice Nadeau éditions, mai 2022, 275 pages, 19 €
A n’en pas douter, Catherine Dutigny doit aimer les millefeuilles, ces gâteaux moelleux et craquants à la fois, tout en étages secrets beige-bruns, un peu difficiles à découper, mais quel régal au bout. Son livre n’a-t-il pas tout du gâteau : multiple et complexe agencement de « façons » de nous ouvrir son histoire. Façons, au sens noble de ce qu’en fait un architecte, et bien plus un savant maçon de la Creuse, si proche du Boischaut…
Selon le goût, on pourra se laisser aller à l’histoire folle des ensorcellements avec ou sans fumées, à la magie si présente (même encore aujourd’hui) dans ces campagnes ouvertes aux diableries – « la mare au diable » de George Sand est à deux pas ; brumes, forêts, haies secrètes protégeant un bocage à l’habitat émietté, tout concourt au surnaturel et les « sorciers » de l’Indre restent parmi les plus renommés.
Pure illustration de la chose, Arsène, le formidable héros du livre, titre à partager avec son Jules de complice, le vieux cantonnier ; le chat au point d’interrogation sur la tête, le greffier qui parle ! l’inspecteur sur ses coussins de pattes agiles, le quasi incarné de Bourrel et ses cinq dernières minutes. Le « cas ». Fait une ligne rouge des plus honorables dans le récit, et plus d’un lecteur se délectera d’« itinérer » dans les pages à la suite du beau matou… Attention, ne pas croire simplement à une histoire fantastique, ou – bêtement – à un conte pour enfants frissonnant sous la couette d’hiver ; le « sorcelage » berrichon prétend à exister socialement, et plus d’un quidam consulte encore aujourd’hui comme Jules et son arthrite, le rebouteux. C’est là que le récit surnaturel rejoint l’Histoire, grand H s’il vous plaît !
Car, finement glissée entre les paroles – pertinentes – du chat, et le goût prononcé de Jules pour les alcools et autres spécialités berrichonnes (ah, les crêpes aux pommes !) il y a l’Histoire, la grande, celle de la guerre, la seconde, donnée à voir par des dessous pas toujours propres et nets. Et, c’est une part très intéressante du récit, avec tout ce qui fait l’Histoire, les sources, les hypothèses, la recherche.
L’énigme à résoudre – ou tenter de le faire – est de savoir, au bout de tant d’années (le livre se situe début des années soixante), qui a dénoncé aux occupants le mari de Marthe, une fermière, suspecté d’être collaborateur actif. L’homme est exécuté, après un simulacre de procès. L’enquête montrera l’erreur judiciaire totale. Jalousie, cupidité ? Haine de l’étranger (le mari était alsacien). A deux tours de roue, à Oradour-sur-Glane, la martyre de 45, d’autres alsaciens feront parler d’eux.
Que ce soit pendant la guerre, ou à sa fin, le tableau est d’une grande justesse : ce milieu rural, encore enclavé – il n’y a pas que le chat qui ne soit jamais allé à Limoges ! Ce bocage favorisant les secrets de famille et de bourg, où les générations se suivaient, les ragots, les légendes noires et roses. Terre de grande Résistance, le Berry, voisin du Limousin encore plus marqué par les maquis, a connu des héros et – inévitablement – des « borderline » qui construiront leur récit de brillants faits d’arme de (presque) toute pièce. S’il en était besoin, le village du livre (un parfait Gargilesse ?) rappelle en creux qu’en 40, une masse importante de Français acclamait Pétain…
A la fin de l’occupation, les comptes se réglèrent, sans doute davantage dans ces terres berrichonnes, qu’ailleurs dans des milieux déjà plus urbanisés. L’épuration (autour de 10.000 morts) eut lieu, avec sa justice expéditive, qu’on ne peut que comprendre dans certains cas, mais aussi à l’issue de dénonciations bien peu prouvées, de tristes bavures, comme l’exécution de l’alsacien dans le récit, qui fait figure quelques années avant d’anticipation sinistre. En lisant, on ne peut que supposer que de tels faits sont réels, inscrits dans l’histoire de tels villages, et – peut-être – dans la mémoire intime de Catherine Dutigny ?
L’enquête, tant celle du chat, que l’historique, est menée tambour battant – n’oublions pas que l’auteure est spécialiste, tant en écritures qu’en lectures d’excellents polars ! C’en est un aussi, plutôt bon que ce livre ; encore le millefeuille…
Partir à la découverte, à la fois du Boischaut, de ses secrets de la grande Histoire, mais en suivant Arsène qui « avait développé un sens relationnel et psychologique étonnant pour un greffier d’extraction très ordinaire », voilà un voyage tout à fait rare, à l’abri de la très riche collection des éditions Maurice Nadeau !
Martine L Petauton
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