Carnets d'un fou - XVII, Michel Host
Le 8 septembre 2012
Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité.
« Examinez les esprits qui réussissent à nous intriguer : loin de faire la part des choses, ils défendent des positions insoutenables. S’ils sont vivants, c’est grâce à leur côté borné, à la passion de leurs sophismes : les concessions qu’ils ont faites à la « raison » nous déçoivent et nous agacent. La sagesse est néfaste au génie ; mortelle au talent ».
E.M.Cioran
Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Cause littéraire, après La Vie littéraire, les accueille à son tour : qu’elles en soient remerciées. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille. – Michel HOST
« Je suis loin d’abonder dans mon sens ».
Marquise de Sévigné
# Notations : 1er janvier 2001 / 23 février 2001.
¤ Commentaires : septembre 2012
2001
# Passer d’un millénaire à l’autre, c’est peu souvent, c’est bien assez. Artémis, de l’espèce catus domesticus sapiens, a fait comme si de rien n’était. Chatte très sage, j’ai tenté de t’imiter.
*
# Paris. Des pétards ont éclaté dans le XIIIe arrondissement. Les illuminations des VIIIe et XVIe furent grandioses, on éclaira les nuages. Sur la rive gauche, la tour Eiffel devint bleue.
Dans les provinces on s’échauffa : des voitures flambèrent à Strasbourg – celles des parents et voisins peu fortunés des pyromanes crétinisés ! À Jérusalem on s’entretua, histoire de ne pas perdre la main. Sur l’île de Java, tout fut mis en œuvre pour faire aussi bonne figure, ne pas démériter.
Tout à la mesure de ce temps. Misérable.
1 / I /2001
¤ Oui. Mais fallait-il rappeler (me rappeler) ce qui, datant d’une dizaine d’années paraît avoir disparu des mémoires, de la mienne comme de celle de mes contemporains ? À qui s’adresse le chroniqueur, le mémorialiste ? À tout le monde, donc à personne. Ou aux seuls gourmands de petites ou grandes choses du passé. Au moraliste en tout cas, qui ne néglige rien de ce qui dépeindra quelque trait de l’homme. À moi, le nom et l’existence du moraliste ne me font pas la moindre frayeur. D’ailleurs, notre nouveau ministre de l’Education (M. Vincent Peillon) voudrait remettre en service la machine bringuebalante de la morale laïque. La droite étouffe ses rires. Elle a toujours fait mine de croire à des valeurs morales fluctuantes comme celles de la Bourse. La gauche étouffe les siens, il faut avoir l’air d’y croire, surtout quand on vomit toute morale. Sous les pavés, la plage…
Un détail. Souvent, le chroniqueur ne s’adresse pas même à lui-même qui ne sait plus rien de ce qui lui est arrivé : ainsi, les précédents carnets (XVI) prenaient fin au 18 septembre 2000. Ceux-ci (XVII) reprennent au 1er janvier 2001. Que s’est-il passé durant ces trois mois évanouis ? Pas la moindre trace écrite. Ma mémoire : offusquée, vide. Étais-je égaré dans la vision d’un mirage ? Il ne s’est peut-être rien passé qui valût d’être rapporté. Ce doit être ça. Oui c’est ça. Reprenons le fil interrompu.
# Folie
Toute folie réclame qu’on la sauve du désastre de la raison.
Une sorte de bienséance universelle veut l’occulter, comme elle fait de notre mort. Les spécialistes, dont la parole est sacrée, lui mettent des masques – schizophrénie, paranoïa, tendances dépressives lourdes ou légères – et autres catégories dont on joue aussi bien dans les prétoires, les centres psychiatriques, sur les plateaux de télévision, au bar-tabac du coin. Le fou sans grade, le fou innocent, l’aimable diseur de vérités est aujourd’hui interdit de séjour, tricard en somme.
Bien des fous sont morts : le fou du roi avec les rois, le fou du village avec les villages, le simplet avec l’assomption du monde complexe. L’un, pourtant, survit en moi et marche toujours dans les rues de mes bourgades secrètes. La nuit, il parle aux murs, aux volets clos des maisons de vacances, aux chouettes, aux chiens errants. Lui offrant depuis toujours le gîte et le couvert quand il passe et frappe à la porte, je l’écoute volontiers, quoiqu’il dise.
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# Souhaits
Résister. Écrire des poèmes. Replonger dans les vagues violentes du roman. Trois ans que je n’y ai pas poussé le bout du pied. Retrouver le désir, le plaisir.
5 / I / 2001
¤ Entre-temps, m’est revenu le désir très profond d’écrire des poèmes, et aussi d’en traduire. Depuis plusieurs années j’ai acquis cette certitude qu’au fonds du puits des mots, de la pensée, de la langue, coule encore l’eau de la poésie qui, remontée à la lumière au bout de la corde, dans le seau du poème, s’éclaire et devient langue première et partagée pour étancher les grandes soifs.
# Lu dans Le Monde : des « vandales » ont brisé les ailes d’une petite chouette posée au XIIIe siècle sur un contrefort de l’église Notre-Dame de Dijon, « porte-bonheur que les caresses votives polissaient et repolissaient depuis près de huit cents ans ». Nouvel adage de la pathologie de l’ignorance suscitée :du passé faisons table rase !
Mon étonnement : que dans ledit quotidien on ait qualifié de « vandales » ces artistes avant-gardistes du déblaiement et de la table rase. D’ordinaire on les y excuse, les y encourage même dans leurs travaux. Un instant de faiblesse, je pense.
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# À Manille, un mari et sa femme avaient pour habitude de se lancer une grenade au cours de leurs disputes. Méthode efficace, ils sont morts tous les deux. La grenade, moyen sûr d’en finir avec les si pénibles guerres conjugales.
¤ Médirait-on des industries de l’armement ? La fable de la langue d’Ésope aurait-elle encore de l’avenir ? Ce trait de sagesse qui nous vient des États-Unis – « ce n’est pas l’arme qui tue, mais celui qui appuie sur la gâchette – serait-il un authentique trait de sagesse ?
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# À Alexandrie, de la terrasse de sa maison un contrôleur du fisc est poussé dans le vide par le mouton qu’il y engraisse en vue de l’égorger rituellement et de le rôtir. J’ai toujours pensé les religions mortifères. Et très drôle ce monde où il nous est donné de vivre.
9 / I / 2001
# On vend des enfants en bas âge sur l’internet. Deux fillettes viennent d’être livrées par leur mère « aux plus offrants ». Je suggère d’accélérer la rentabilisation de cette machine nouvelle en vendant « sur pieds » les vieux parents, les handicapés d’une rentabilité douteuse, les déficients mentaux et toute personne médicalement traitée sans espoir qu’on en fasse quelque jour un producteur apte au bénéfice, un acheteur efficace et compétent. D’eux on tirera les meilleurs profits en les transformant en aliments pour animaux élevés en batteries et en nourriture de qualité supérieure pour chiens et chats californiens.
« Le progrès fait rage » – constatait Alexandre Vialatte. Il convient de ne pas se mettre à la traverse.
18 / I / 2001
# À la radio, des dames de la bonne société s’entretiennent de ces jeunes gens « incivils » qui cochonnent de tags les cages d’escaliers, les murs des immeubles et tout lieu qui ne leur est de rien. Selon elles, « ce n’est pas bien grave ». Comprenons que jamais elles n’ont découvert, le matin, au bas de leurs immeubles parisiens des VIIe et VIIIe arrondissements, de ces œuvres réalisées entre chien et loup, qui leur donnent immédiatement une mine de dépotoir que seul un Jack Lang est capable de prendre pour un musée.
19 / I /2001
# Si Thomas Bernhard avait été français, il se fût créé le silence autour de ses écrits et de sa personne, car c’est un personnage assez bien élevé pour dire du mal de tout et de tout le monde. Mais comme il n’agit aussi cruellement que contre ses compatriotes, les Autrichiens, on le célèbre à Paris à l’égal d’un génie de la littérature. Stupidité française.
¤ De cette stupidité-là, nous tentons de rendre compte aussi fidèlement que possible. La matière fait rarement défaut, il convient même de procéder à un tri sévère. Des stupidités d’autres nationalités nous savons qu’elles existent, que parfois même elles rivalisent avec les nôtres, mais quoi… tout ce qui nous vient de ce peuple éminemment éclairé par son histoire, sa littérature, ses philosophes et les vertus de son esprit critique sans égal, oui, tout cela ne laisse pas de nous impressionner.
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# L’Autriche encore, rappelée à notre souvenir par divers articles. Notons que nous avons couvert de notre fiente verbale réprobatrice le certes peu recommandable Jörg Haider, quand il accéda au pouvoir chez lui. Lorsque Ariel Sharon fut fait premier ministre de l’État d’Israël, pas un mot ! C’était bien mal compter. Haider, combien de morts ? Sharon, combien de morts ?
Noté après relecture : le décompte des morts nous avance peu. Qui tue le moins a sans doute moins de moyens.
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# Choses lues. « Musique française, bons résultats à l’exportation ». Je finirai par n’écouter que le chant du vent dans les arbres. Cette musique-là s’exporte gratuitement.
11 / II / 2001
Ici manquent les quelque dix mois qui nous ont menés jusqu’en 2002. Ils se sont abîmés dans un autre temps, celui, indéchiffrable, des disques durs. Je les ai longtemps cherchés, mais en vain. Égarés ? Perdus ? Je l’ignore. Ah, le temps des « mains à plumes » !
Mais non ! Grâce à… à qui, au fait ? Grâce au dieu des disquettes, je viens d’en retrouver quelques bribes et fragments. Les voici.
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# Charles Trenet vient de quitter la scène et le siècle précédent. Il a refusé, dit-on, ces soins qui prolongent l’humiliation et l’indignité d’exister hors de la vie heureuse. Il a refermé la porte derrière lui.
Pour moi, Trenet reste l’ami qui chanta la Douce France, et Nationale 7, Montagnes des Pyrénées… Une part illuminée de mon enfance.
19 / II / 2001
# Lu, avec un haut le cœur, cette manchette de Libération en date du 22 février : « KURDES LIBÉRÉS ». C’était l’après-midi, dans une Maison de la presse, non loin du Palais Royal, et je n’ai pu taire mon indignation, car ces deux mots signifient ceci : sont-ils assez salauds, assez nazis dans l’âme, ces Français, pour recueillir quelque mille Kurdes abandonnés dans un navire-poubelle sur leurs côtes par des trafiquants d’esclaves ! Sont-ils assez pétainistes, ces Français qui ont regroupé ces Kurdes (*), les ont nourris, réchauffés et soignés dans l’urgence ! Et qui n’ont pas manqué non plus de leur fournir les documents officiels qui devaient leur permettre, après qu’on les avait retenus, de se déplacer sur notre territoire et d’y demander l’asile politique.
La manchette de ce dépotoir de la pensée qu’est Libération laisse entendre que ces gens ont été privés de leur liberté, maltraités délibérément, et que leurs droits ont été niés. Voilà la propagande ordurière dont ce quotidien nourrit les préjugés de ses lecteurs. Il s’agit de cette entreprise insidieuse et toujours rentable de culpabilisation du peuple français par ceux qui trouvent leur avantage dans l’exploitation de la stupéfiante veulerie intellectuelle de ce peuple-là. Il s’agit encore, et le journal Le Monde participe au complot, mais dans un registre plus académique, de gouverner l’opinion par son formatage médiatique. Cette machine à mouvement perpétuel décérébrant, on voit mal ce qui l’enrayera.
Le même Libération s’est bien gardé de s’en prendre aux trois États totalitaires – turc, syrien, irakien – qui organisent de concert le dépeçage des terres du peuple kurde, le martyrisent, le contraignent à l’exil et lui dénient tout droit de construire un État.
(*) Quelques semaines après ces faits, nous apprendrons que ces Kurdes étaient des Syriens, des opposants qui avaient dissimulé leur nationalité afin de bénéficier de l’accueil français, et dont la seule intention était de quitter notre pays pour rejoindre les eldorados allemands et anglais. J’ignore si l’aliénant torchon qui sert de Bible à tant de mes compatriotes s’est donné la peine de rétablir la vérité en cette affaire.
23 / II / 2001
¤ La France est mon pays, et je l’affirme, ma patrie. Il m’est arrivé, ailleurs, je ne sais plus où, dans ces mêmes chroniques peut-être, de dire quels sont mes pères dont je suis loin de restreindre l’identité aux seuls « Gaulois ». Et il m’arrivera de le répéter. Ma patrie, donc, a commis bien des crimes, de honteuses abominations, des actes de barbarie dont on l’eût crue incapable… Ce que pourtant je ne supporte pas, mais vraiment pas, au point de m’être brouillé avec bien des gens, des amis de longue date parfois, c’est que certaines voix ne s’élèvent que pour rappeler ces infamies à l’univers, et aux Français d’aujourd’hui en tout premier lieu, excluant de leur discours toute action ou entreprise honorable, courageuse, glorieuse et profitable parfois à l’humanité tout entière, qu’à ces mêmes époques des Français ont réalisées. Ces rapports haineux, boiteux, inégaux, univoques et démagogiques ne sont écrits, ou dits, que pour engendrer hontes et culpabilités sans remède, démoralisation et culpabilisation d’un peuple tout entier. Sa destruction, en fait. L’entreprise me semble aux trois quarts réussie lorsque je considère l’état moral, linguistique, économique et scolaire de ce peuple, en 2012.
Fin du Carnet XVII
Michel Host
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