Carnets d'un fou - XII
Michel HOST
Le 16 octobre 2011
Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité
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Un homme aimable est un homme aux idées malsaines.
Swift, Pensées sur divers sujets…
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Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Cause littéraire, après La Vie littéraire, les accueille à son tour : qu’elles en soient remerciées. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille. – Michel HOST
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Dans le crime, il suffit qu’une fois on débute,
Une chute toujours attire une autre chute.
Boileau, Satire X
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# Notations : 1er au 20 mai 2000.
¤ Commentaires : octobre 2011.
# On ne devrait pas toucher aux boutons de la télé. Publicité. Une Indienne mexicaine ou colombienne étend son linge au bord d'une route. Elle n'a gagné, on le devine, ni el gordo ni au tiercé. Une voiture passe à toute allure, une Renault Laguna (le nom aura-t-il donné l'idée), agitant l'air et le linge. C'est le téléspectateur que l'on sèche, sa conscience pour le moins. L'Indienne regarde l'automobile disparaître, reconnaissante, quoique la mine impénétrable comme c'est la coutume des Asiates. Après l'avoir jetée dans la misère, notre non-civilisation mécanisée trouve encore le moyen d'utiliser les restes pitoyables des paysanneries autochtones. Cynisme. Je jurerais que la plupart des téléspectateurs n'ont pas vu s'interrompre leur heureuse digestion.
J'ai possédé une seule voiture de la marque en question. Maintenant je sais que je n'en achèterai plus une seule, comme j'ai toujours évité certaine autre marque automobile lorsque, il y a de cela quelques années, son P.-D.-G., agenouillé devant les actionnaires de l'entreprise, annonçait le licenciement de trois mille -peut-être davantage, je me fie à ma mémoire - de ses ouvriers et collaborateurs en même temps qu'un pic encore jamais atteint dans les bénéfices annuels de l'entreprise. Cela paraîtra naïf, ce l'est certainement, mais cela est comme je suis. J'imagine qu'à ce train, un jour, je me déplacerai en trottinette.
3 / V / 2000
¤ Aujourd’hui, en raison de la crise de l’an 2008, de la limitation du montant des salaires dans les entreprises, de la paupérisation des populations, les affaires sont devenues plus difficiles. Les concurrences s’exacerbent. En conséquence, la publicité visuelle et sonore tend à s’amplifier : ses pollutions se font pressantes, fréquentes, multiples… Écouter l’une de ces radios dites de « grand public » - ce que je fais parfois la nuit – est une sorte de martyre que l’on s’inflige quart d’heure après quart d’heure. Vous apprenez la vente promotionnelle de telle ou telle denrée dans tel supermarché de Montélimar, la remise exceptionnelle que vous consent telle marque d’automobiles sur tel ou tel de ses modèles… Je devrais me lever, prendre mon billet pour Montélimar, me rendre illico chez le concessionnaire voiturier… Par un heureux hasard j’aime mon vieux lit et j’ai peu d’argent sur mon compte bancaire. Hachée, commutée, détournée… l’émission qui me retenait finit par perdre tout sens et intérêt. Et je reviens à l’une ou l’autre de ces stations de radio qui limitent leurs ambitions commerciales et celles de leurs « annonceurs », ou n’en manifestent aucune. Entendre une conversation suivie, ou une chanson, cela repose l’esprit.
# Sur le trottoir, où je marche paisiblement, une cycliste arrive dans mon dos et m'accroche. Mécontente, elle me reproche d'avoir fait un écart. Non moins mécontent, je lui fais observer que les règlements de la vie civile et civilisée préconisent que les trottoirs soient le lieu du piéton et la chaussée celui des véhicules. Elle sourit, et poursuit sa petite bonne femme de chemin... sur le trottoir !
¤ Je le reconnais, j’ai le tempérament plutôt vif. Je détecte des incivilités et leur accumulation là où mes concitoyens ne voient que le légitime exercice de leurs droits extensibles à l’infini. Les trottoirs parisiens me sont, certains jours, une sorte de terrain d’exercices et de combats. Hier encore… mais passons ! Ils sont inéduqués, inéducables, insupportables. Vieille histoire ! Montesquieu, en son temps : « … les hommes d’aujourd’hui sont bien différents de ceux que nous voyions dans notre jeunesse ; ils étaient polis, gracieux, complaisants ; mais aujourd’hui je les trouve d’une brutalité insupportable. » (Lettres persanes)
# Le métro reste un observatoire sans égal des mœurs quotidiennes. Les jeunes gens de ces temps-ci (les djeunes comme il conviendrait de dire si je parlais la novlangue), de toutes mines et couleurs, y ont acquis le droit de laisser à autrui le soin de payer leur transport et leur place : c'est à qui sautera par-dessus le tourniquet, le portillon, entrera par la porte de sortie à fermeture automatique, ou se collera à vous, en vous poussant sans ménagement pour bénéficier de votre passage. N'aimant rien de ce qui peut se faire dans mon dos, je désapprouve cette dernière méthode et repousse toujours le resquilleur d'une main ferme, geste que j'accompagne d'un : "Avec qui vous voudrez, monsieur, mais pas avec moi!" Ce mince acte de non-complicité me vaut ou insultes, ou sourires entendus de quelques voyageurs, ou remarques de ce style : "Qu'est-ce qu'il a bouffé celui-là, ce matin ?" Il est toujours quelque « bienfaiteur » pour aider le jeune présumé en difficulté à accomplir dans son propre dos ce que je viens de refuser dans le mien. Qu’on enc... le code de civilité qui régit toute société humaine ne me fait aucun plaisir. Ces abandons à une charité dévoyée me semblent traduire le mépris que lesdits bienfaiteurs ont pour ces djeunes.
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Conversation avec Alicia M., ce jeune professeur hollandais avec qui nous avons contribué au sauvetage de la chatte de la B.N.F. Selon elle, au pays de Rembrandt et de Spinoza, les chats sont l'objet d'une vénération telle qu'ils vivent vingt-cinq ans, atteignent un poids et une taille considérables, se reproduisent en si grand nombre et chassent avec une telle ardeur que diverses espèces de passereaux sont là-bas en danger. Selon ma théorie, laquelle soutient que l'attention portée aux bêtes précédera l'attention prêtée aux humains, la Hollande devrait être devenue terre d'harmonie et d'amour entre tous. Il appert que si le niveau de violence est, là-bas, statistiquement moins élevé que chez nous, le registre sur lequel jouent les rapports sociaux est, en tout premier lieu, celui de l'indifférence. Même si cela paraît mieux que l'hostilité, l'éternel naïf en moi est déçu.
¤ Si je parviens à comprendre ce que j’écrivais il y a dix ans, ma déception vient de ce que ma théorie ne se vérifie pas entièrement. Nous laissons facilement squatter un extrémiste dans les fonds obscurs de notre âme.
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# Toujours au chapitre du quotidien, cette mésaventure dont a été victime, il y a peu, à Evry, une psychiatre psychothérapeute. Sortant du centre hospitalier où elle exerce, le docteur D. se dirige vers le lieu où elle a garé sa voiture. Arrivée en vue du véhicule, elle constate, surprise, que la portière avant-gauche est ouverte, et que, dans l'habitacle, des fils ont été coupés. Son véhicule ne peut démarrer. Elle décide de téléphoner à un garagiste. À son retour de la cabine téléphonique, la voiture a disparu, volée et envolée cette-fois! La déclaration étant devenue indispensable, elle se met en marche vers le commissariat le plus proche !
On n'accède pas aisément au commissariat d'Évry. Obstacles nombreux et divers : barrière, puis sonnette et interphone - "Bonjour... je voudrais déclarer le vol de mon véhicule..." -, déverrouillage de la barrière, on remonte alors une allée, nouvelle porte, second interphone : - "Oui... c'est encore moi... je viens déclarer..." -, la porte s'ouvre, encore un petit bout de chemin et Fort-Évry baisse enfin son pont-levis. Une fois dans la place, le docteur D. apprend ce qu'elle avait deviné, à savoir que les véhicules volés retrouvent rarement leur légitime propriétaire (ou l’inverse), et qu'à Évry ses confrères médecins généralistes refusent aujourd'hui de se rendre nuitamment en certains lieux : le temps de grimper dans les étages, de prodiguer leurs soins aux uns et aux autres puis de reprendre l'ascenseur, leur voiture a été l'objet d'un emprunt définitif. Des personnes qu'animent l'intelligence, le sens du respect et de la solidarité (sentiments qu'elles exigent d'ordinaire qu'on ait à leur égard), durant que le médecin se dévoue auprès de leur mère, père, sœur, frère, cousin ou cousine, leur subtilisent leur moyen de transport et de travail.
Ces anecdotes sont très courantes. Si je prends la peine de conter l'une d'elles, c'est que j'en ai eu la connaissance précise, et qu'elles font la surnaturelle beauté des temps que nous vivons, temps de progrès et de fraternité. Après les ZAC, ZUP et autres ZEP, seront donc créées les NJU, lesNouvelles Jungles Urbaines. La France, on le sait, ne manque jamais d'indiquer au monde les tendances révolutionnaires fécondes. Le monde devrait admirer davantage cette France très tendance ! Ah, j'oubliais, le docteur D. a dû faire l'acquisition d'un véhicule neuf.
5 / V / 2000
¤ Les choses ont apparemment peu progressé. Une émission matinale récente de France-Culture me l’apprend. Le médecin des banlieues, s’il prétend effectuer ses visites à domicile, doit s’y employer entre 6 heures et 9 heures du matin. Autrement dit, il lui faut mettre à profit les moments où ceux que M. Chevènement appelait naguère les « sauvageons » n’ont pas mis encore le pied par terre. Plus tard, les risques sont trop grands. Il va sans dire que ce type de médecin itinérant se fait de plus en plus rare.
Petites choses que ces choses, me dira-t-on. Elles font le tissu chaque jour déchiré de l’existence de mes concitoyens.
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# Hier. Le Monde (lu avec retard). Titre du papier : "L'affaire Renaud Camus rebondit à Yale". L'université "retire son parrainage" à R.C., "d'un colloque ayant déjà eu lieu sur l'écrivain" (passons sur le jargonnage). Comme il se doit dans un centre d'études supérieures, l'affaire a été jugée sur pièces : "les textes en cause étant cette fois cités dans leur intégralité et en référence à l'ensemble de l'œuvre." R. Camus, brûlé aux States ! R. Camus, frappé d'indignité internationale! Et la partie de chasse ne fait que commencer.
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Hier soir. Une faiblesse télévisuelle après la journée de labeur. Émission Faut pas rêver. M. Laurent B. (journaliste parisien, visage lisse, mine repue), Mme Régine D. (papetière en gros), s'entretiennent avec des mines affligées de la cruauté désormais démocratisée des combats de coqs organisés par les Noirs dans les îles antillaises, et du pataugement de femmes du Burkina-Fasso confectionnant un ersatz de savon à partir des résidus d'une savonnerie industrielle. Ces femmes extraient la matière première d'un infect marigot, façonnent les pains de savon, les emportent au marché, les vendent, rentrent chez elles préparer le repas tandis que les hommes, selon une tradition millénaire, palabrent sous les étoiles. Pas un seul instant ne sont posées les questions fâcheuses : organiser la mort des volatiles pour l'argent des paris, est-ce plus scandaleux que d'organiser la mort des taureaux dans les arènes pour l'argent des ganaderos et des aficionados ? Que font donc les hommes burkinabés pendant que leurs femmes, leurs filles et leurs mères s'éreintent et vieillissent avant l'âge à patauger dans l'ordure chimique ?
Qu'allez-vous donc chercher-là ? - me dira-t-on. Nous voulions seulement montrer au peuple, que vous prétendez anesthésié par les images, bovinisé, dressé à penser comme il faut qu'on pense, combien la chair sensible de la gauche caviardisée sait vibrer aux courages des humbles. Voyons ! N'est-elle pas belle et touchante, et même rayonnante, reconnaissez-le, cette jeune femme burkinabé de vingt-sept ans, chargée de trois enfants et qui sait trouver encore, à la fin de sa journée de travaux ménagers, le magnifique "courage de rêver" !
Mme D. doit tirer quelque profit, j'imagine, de ses apitoiements de plateaux. N'est-ce pas elle qui, dans une émission du même genre, au sujet des Cubains, s'était émerveillée : "Pauvres comme ils sont, voyez comme ils chantent et dansent !"
À ce compte, moi aussi je me déclare de gauche. Moi aussi j’apprécie l’élégance de la misère.
6 / V / 2000
La liberté d'écrire oblige à de grands égards pour soi-même, et, s'ils le méritent, pour les autres.
7 / V / 2000
¤ Parfois je me prends pour Chamfort ! Je ne doute de rien.
# Plusieurs fois entendu à la radio (à l'occasion d'un match de football à sensation qui oppose l’équipe des amateurs de Calais aux joueurs professionnels de Nantes) des Calaisiens, jeunes ou âgés, se présenter aux journalistes sur le mode curieux de l'autodépréciation : cette fois- ci, ils vont voir que nous ne sommes pas si mauvais... que nous valons mieux, à Calais, que tout ce qu'on a pu dire de nous... Au delà du réel sentiment d'infériorité de la campagne vis-à-vis de la ville, de la province face à la capitale, le fait me paraît lamentable et symptomatique. Lamentable que la population d'une ville, d'une région, en soit venue à ce degré de défiance envers elle-même, de culpabilité pour être qui elle est et ce qu'elle est, et de le manifester à l'occasion d'un événement mineur certes, mais qui honore plus qu'il ne déshonore. À la racine, cette attitude reflète celle de la nation entière, symptomatique d'une culpabilisation des Français qui, depuis quarante-cinq ans, est maçonnée avec méthode et persévérance par les médias, les politiciens en quête de suffrages, les historiens, les accablants professionnels de la mémoire, et tout ce que je rassemble sous l'étiquette de la pensée autoflagellante. Pour cette pensée, il n'y a jamais eu et il n'y aura dans ce pays, qu'on s'en persuade, que des vaincus, des pétainistes foireux, des collabos, des pourvoyeurs des camps de la mort, des colonisateurs enragés, des xénophobes et des racistes. Il m'arrive d'en être excédé. Cet amalgame de vérités et de calomnies est devenu croyance générale, pensée infuse, avec cette force de l'antique conviction d'avoir à expier quelque péché originel. France coupable, France indigne, telle est la leçon qu'on ne cesse de nous donner, quand tant d'authentiques nazis, en Allemagne et ailleurs, coulent, paisibles, leurs derniers jours dans le cocon de leur foyer, de leur ville et de leur conscience d'avoir bien fait ce qu'ils ont fait. Incroyable autopunition !
8 / V / 2000
¤ Nous sommes en 2011. Rien n’a changé. Nous commémorons en ce moment-même, sur les ponts de Paris, le massacre certes épouvantable de dizaines d’Algériens en 1961, malheureux qui furent instrumentalisés par le F.L.N., contraints de manifester par le F.L.N., et jetés à la Seine, tués à coups de crosse par la police. Les chiffres sont incertains, ils vont de cinquante à trois cents ! Un seul eut été un de trop ! Non qu’il faille ne pas se souvenir. Mais pas ainsi, pas en se frappant la poitrine devant les caméras, pas en se jetant à poignées la cendre sur la tête afin de s’attirer les bienveillances électorales des couches maghrébines de la population, pas en versant ces larmes de crocodile tout en se ménageant un futur politique. Cette hypocrisie suscite un surcroît de haine ici et là, et en moi un surcroît de dégoût. Il y a un vice constitutionnel de l’esprit français. Voit-on un seul Turc faire son mea culpa pour un seul Arménien autrefois massacré ? Un seul Pol-Potien pleurer sur ses crimes dans les rues de Phnom-Penh ? Verra-t-on un seul salafiste condamner les récentes tueries de Coptes dans les rues du Caire ? Plutôt le silence, en effet, que le faux-semblant et la manœuvre politique.
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# Diverses impossibles classifications m'occupent l'esprit. Où se trouvent les frontières, les lieux de passage entre genres, entre types d'écriture, et même d’écrivains ? Ah !... misère du cerveau en proie aux affres de l'étiquetage, voire de l'autoétiquetage ! Borges, cum grano salis, avait très bien vu cela, qui affirmait : " L'Anglais écrit de manière innocente, le Français écrit, lui, en faveur de a, contre b, en fonction de c, en direction de d... Il se demande (supposons) : quel genre de sonnet doit commettre un jeune athée, de tradition catholique, né et formé dans le Nivernais, mais d'ascendance bretonne, et affilié au parti communiste depuis 1944 ? "
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Marchant dans ces allées, je me trouve en plein accord avec Marc Petit sur bien des points. Ceux-ci, entre autres :
" Tourner le dos au réalisme en littérature [...] ce n'est pas se désintéresser du monde et de l'histoire, c'est au contraire une attitude éminemment politique, une manière de contester l'ordre établi, d'inventer un possible." (Entretien in Brèves, n° 59) Quoique ce que j'écris n'aille pas au-delà, confessons que c'est là politique a minima.
"Non, écrire ce n'est pas rendre compte. C'est plutôt régler des comptes avec le réel. De toute manière, le réel est indicible pour la bonne et simple raison que sa qualité essentielle est qu'il n'est pas dit, précédant tout discours qu'on pourrait tenir sur lui." (ibid.) Si Zola lisait cela, il se figurerait que le toit de Médan menace de s'effondrer sur son crâne. Façon de penser et de dire, aujourd'hui. Ce règlement de compte de l'écriture me convient. Je suis un pratiquant.
"En écrivant, je m'initie moi-même à quelque chose qui me dépasse. Si les lecteurs ont l'impression que c'est moi qui suis le maître du jeu, ils se trompent. Je suis au mieux un éclaireur, quelqu'un qui marche un peu en avant et défriche le chemin." (ibid.) C'est là tout ce qui différencie l'artiste du faiseur.
"Ma formule, quintessence de l'obscénité pour une époque où l'obscénité et la scatologie ont force de loi : "le but de la littérature est l'élévation morale et spirituelle du genre humain." (ibid.) J'acquiesce à ce précipité combien curieux et amusant des deux pensées judéo-chrétienne et des Lumières.
"Le conte, la littérature en général, traditionnellement, visaient à instruire et à distraire. À instruire (au sens d'une édification morale) par la distraction. Je fais mienne cette conception d'un autre âge. C'est la seule valable, face à la prétention, au narcissisme et à l'inutilité de la littérature d'expression et de témoignage." (ibid.) Oui. Enseñar deleitando, disait-on en Castille.
La contemplation quotidienne d'hommes toujours aussi sots et cruels porterait à croire que "l'édification morale" étant ce qui dérange le plus, elle est aussi un chemin à emprunter. Mais peut-être suis-je un peu vieux jeu.
La conscience des fins de la littérature est au moins aussi essentielle que celle de ses formes. Nous aimons calculer les secondes à proportion des services à rendre aux premières. Mauvaise habitude pour des formes figées, canoniques. Calculs à refaire.
10 / V / 2000
¤ Depuis ces questionnements, grâce à la revue La Sœur de l’ange, j’ai fait la connaissance de Georges Henein et de ses saines réflexions sur la littérature de fiction. Cela déblaye le terrain, ôte le souci de quelques problématiques vaines. La littérature est chose sérieuse, on a raison de le penser. Si on « écrit », elle mérite d’être méditée pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle veut et peut exprimer, pour l’adéquation de ses formes et de ses fins. Ce qui me paraît le plus nécessaire c’est d’inventer la critique de soi, de ses propres pratiques, en partant d’une critique - je devrais dire d’une « lecture » – générale.
# À la mi-mai. Sentiment d'être vampirisé par les tâches utilitaires longtemps remises, dévoré par les sorties, les rencontres plus ou moins indispensables, les dîners, la lecture de nouvelles boiteuses pour tel et tel prix littéraires (par bonheur, le roman m'est épargné), le dernier effort à produire dans les ateliers d'écriture, les courriers à jeter dans la boîte avant la mise au vert.
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Je n'ose ouvrir mon agenda. Il contient les preuves de tout ce que je n'ai pas encore fait. La chaleur est insupportable. Je regarde Artémis. Elle gît sur le plancher, se traîne sur les tapis, cuisant dans son poil pourtant bien cardé. Elle est la métaphore de mon être qui s'évapore.
15 / V / 2000
Il semblerait que l'on ait choisi de calmer le jeu au sujet de Renaud Camus. Je ne lis pas toute la presse et n'ai pas l'âme d'un chien de meute. L'ineffable organe du prêt à penser populaire - Libération(que j'appellerais volontiers Aliénation) - aurait, dans un premier temps, fait grande louange du livre de R.C., puis, le scandale éclatant, aurait repris ses billes. C'est dire comme on lit les livres ! De confiance ! Sans les ouvrir peut-être. L'auteur du scandale a reçu l'appui - m'a-t-on dit - de juifs allemands et français se portant garants de son philosémitisme. On rirait si ce n'était à pleurer. Ce qui compte plus que tout c’est l’étiquette apposée sur la pensée.
16 / V / 2000
Illusion ! Erreur d'appréciation ! Le Monde (ce 18 mai) m'apprend que rien n'est fini. Ici on pétitionne en faveur de l'écrivain : - antisémite, lui ! Voyons-donc ! -,… là on soutient la liberté d'expression : - "Un livre a disparu" -. On ne trouve plus le livre en librairie, au lecteur est interdite la confrontation avec le texte, il ne pourra donc juger (si, en l'occurrence, juger conserve le moindre sens) que du niveau sonore des aboiements. Et c'est tout ce qu'on veut et qui seul importe. L'auteur, lui, ne pourra avancer d'explication de (son) texte. C'est sans doute une justice d'opinion immanente qui se met en place. On parle à juste titre d'un inquiétant "climat de violence", de "lynchage médiatique" (*). Les uns défendent du bout des lèvres, les autres attaquent avec un sens inné de la nuance : "le livre de Renaud Camus pue". Bon appétit, messieurs !... il reste de la chair sur l'os.
Denis Tillinac me fait observer que les plus fringants décortiqueurs de carcasses d'écrivains sont de ces anciens trotskistes, passés sans tambours ni trompettes et guère plus d'états d'âme, durant la croisière mitterrandienne des années 80, dans les jardins de délices du libéralisme et les paradis des placements boursiers. Avec Renaud Camus, ils trouvent occasion de rafistoler leur mauvaise conscience comme autrefois les virginités mises à mal.
Je salue le courage de la victime expiatoire qui, devant le refus de publication des pages de sonJournal par certains éditeurs, a persisté à les publier ailleurs, sans les modifier, refusant de renier une pensée qu'il est parfaitement en droit d'avoir, quoique maladroitement exprimée, imparfaitement conceptualisée, ce qui pour un écrivain fait quelque peu négligé. Je me suis expliqué plus haut là-dessus. A-t-il été permis à Renaud Camus de proposer son autodéfense dans un organe de presse ou de radio ? Je l'ignore. Vae victis.
(*) Lyncher, c'est s'assurer d'une audience majoritaire, d'une approbation massive, et de n'être pas distancé dans le taux d'écoute, la vente des séquences ou des pages publicitaires. Commerçons ! Lynchons ! Lynchons !
18 / V / 2000
¤ Dégoût ! Dégoût ! Cette société française est à elle seule un tord-boyau. Un cloaque. La récente affaire Dominique Strauss-Kahn, ce souriant Priape des temps modernes, ne nous convaincra pas du contraire. Elle n’est pas terminée. On lyncherait ici plutôt les dames que le satyre. J’en traite dans Faits & Gestes, commentaires de notre actualité plus récente, dans le « site » Host Scriptvm.
# Le Figaro-Magazine, s'illustre dans un genre neuf : celui de la tribune ouverte aux tueurs (présumés) de femmes, avec gros plans sur les détails sanglants et sadiques, doublés de l'exploitation de la débilité psychique et de la misère morale. On fait argent de tout. Nul, et moins que quiconque les confrères jaloux de la TV et de la presse, n'y trouve à redire. Vérités ou mensonges que les termes de l'entretien, qu'importe... De la douleur horrifiée des parents et proches des victimes (non présumées, elles) on fait litière. Monnaie ! Monnaie !
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Ce matin, France-Culture. Répliques. Alain Finkielkraut. Régis Debray. Débat d’école (normale et supérieure, en l’occurrence) : les médias exercent-ils un pouvoir idéologique ou proprement religieux ? Les journalistes et autres gardiens de l’ordre moral, sont-ils les membres occultes du parti libéralo-mondialiste ou ceux d’un nouveau clergé ? La problématique importe peu quand on sait ce que nous chantent les nouveaux prêcheurs, ce que prétendent éradiquer les nouveaux inquisiteurs et leurs fringants exorciseurs.
Ce qui m’épate, moi, c’est que tout un peuple se tienne silencieux, courbé, respectueux, marchant au pas dans cette cour de caserne encore appelée France, aux ordres de tristes caporaux intellectuels. Un peuple qui aimait à se rebeller, dit-on ! Qui avait sucé l’absinthe de l’esprit d’analyse et le vinaigre de l’esprit critique entre les murs de la laïque ! Vaillantes foutaises !
20 / V / 2000
Fin des Carnets d’un Fou - XII
Michel Host
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