Carnets d'un fou - X
Michel Host
Le 4 juin 2011
Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité
« C’est si mystérieux la mort d’un petit chien! […] Ce n’est pas une voix qui se tait, c’est un silence vide qui succède au silence d’une perpétuelle présence. »
Julien Green, Journal, 13 oct. 1926
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Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Cause littéraire, après La Vie littéraire, les accueille à son tour : qu’elles en soient remerciées. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille. – Michel HOST
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« Elles [les prostituées] ressemblent au critique littéraire d’aujourd’hui, qui, sous quelques rapports, peut leur être comparé, et qui arrive à une profonde insouciance des formules d’art : il a tant lu d’ouvrages, il en voit tant passer, il s’est tant accoutumé aux pages écrites, il a subi tant de dénouements, il a vu tant de drames, il a tant fait d’articles sans dire ce qu’il pensait, en trahissant si souvent la cause de l’art en faveur de ses amitiés et de ses inimitiés, qu’il arrive au dégoût de toute chose et continue néanmoins à juger. »
Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes.
# Notations : mars / avril 2000.
¤ Commentaires : juin 2011.
# Le Monde (26-27-III), ce titre: "Des joueurs à remplacer, à déplacer ou à confirmer, pour une stratégie à redéfinir". Il s'agit du récent remaniement ministériel, de rien qui soit plus important, en effet, que la modification des composants d'une équipe de football. Le citoyen-supporter attend du beau jeu nous apprend notre bulletin paroissial.
# Rap, musique techno... Violence souvent haineuse de discours élémentaires. « Nique ta Mère », nom glorieux d'un groupe, admirable rhétorique ! À l'oreille : martèlements rythmiques à effets neuroleptiques. Modes d'expression d'essence fascisante, loués et promus par le maître ès arts Jack Lang, jamais mis en discussion par les démagogues de la classe politique dont pourtant je doute fort que les représentants se délectent de telles monstruosités sonores dans le privé.
30 / III
¤ À quelques mois de l’année électorale 2012, l’écœurement populaire en est venu à mêler partis de droite et partis dits de gauche dans le même sigle d’infamie : l’UMPS ! Lente descente du populaire vers le populisme, car le populaire est las d’être méprisé, maltraité parce qu’il ne sait pas s’enrichir, se mettre au diapason du supermarché universel, parce qu’on fait semblant de lui accorder une attention distraite aux seules heures des élections. Quant au monde musical quotidien, entre cacophonies et chansonnettes d’une totale niaiserie, il est le reflet de ce naufrage.
# Retour à la campagne, de laquelle cinq mois nous ont séparés. Route peu encombrée, agréable, sèche, rapide. Printemps en proche devenir sur les talus, dans les bois. Le citadin (Danièle, moi) passe à toute allure, hume l'air, se fait son idée des choses du temps. Entre l'autoroute (nous la quittons à vingt-cinq kilomètres de Paris) et Coubert, des demoiselles à l'habileté tarifée officient dans des camionnettes spécialement aménagées. La clientèle est aux carrefours, dans les clairières... Ô printemps ! Printemps ! Parfois, un véhicule au bord d'un champ… Danièle m'invite à ne pas confondre transports moyens et moyens de transport !
Artémis et Quasimodo cohabitent durant le voyage. Le pigeonneau est remarquablement silencieux dans son abri de carton. La chatte miaule dans le suraigu, puis dans le surgrave lorsque nous roulons sur les revêtements les moins lisses. Elle connaît le trajet : à dix kilomètres de l'arrivée, en final, sérénade ! Oreilles transpercées...
Le pré est émaillé de primevères mauves et blanches, c'est la tapisserie de la pré-Renaissance que nous aimons à retrouver à cette saison. L'épicéa, au fond du jardin, est brisé à deux mètres cinquante du sol par la tempête séculaire, couché sur le mur, la tête chez les voisins. Un prunier a arraché à demi ses ancres souterraines, il était bien vieux, tenterons-nous de le renflouer ?
J'installe Quasimodo dans l'herbe l'après-midi, et, la nuit, dans la chambre d'Ysé. Il faut couvrir le plancher de journaux, les oiseaux n'ayant pas la propreté des chats. Nous sommes déjà heureux, quoique vannés, des quinze jours de vie lente qui nous attendent.
31 / III
¤ Le passage régulier des zones citadines surpeuplées aux zones rurales dépeuplées nous est devenu une habitude. Le vrai plaisir, qui est dans déplacement lui-même, a été finement analysé par Thomas Bernhard. La vieille maison est là, posée en bord de route, au cœur du hameau. Elle propose son mystère, son temps arrêté. Bien des gens y ont vécu avant nous dont les traces se devinent à peine. Les nôtres y seront tout aussi discrètes. Les lieux nous offrent l’occasion, à chaque fois, de nous mesurer au temps. À chaque fois, rapide vertige.
# Danièle, penchée sur sa lecture : "Sénèque est cinoque !" En effet, le sympathique cordouan, avec tous les grincheux de son temps, proteste que jeunes filles et jeunes femmes préfèrent à l'austère cotonnade la soie qui permet de mieux laisser entrevoir leurs charmes. Le tartufe ! J'admire, de Danièle, le présent de l'indicatif. Nous vivons tous les temps du temps.
# Ne poser cette question - que deviennent les romans ? -, mais celle-ci : où vivent-ils ? Qui se souvient, après moins de cinquante ans, d'Albertine Sarrazin et de ses livres si beaux : L'Astragale, La Traversière, La Cavale...? Tant d'autres romanciers sont venus depuis, et de talent si mièvre, auxquels les lois du commerce confortées par les règlements de la pauvre chronique ont prêté leurs complaisants relais ! Au vrai, elle vit dans ma mémoire, et dans mon grenier. J'y pars à sa recherche, et comme une Belle au Bois Dormant, je la réveille. J'ouvre ses pages comme les portes du château.
¤ Albertine, oui ! Que de fières douleurs ! Que de vérité explosant à la surface lisse des pages que canalisèrent éditeurs, conseillers littéraires et autres trafiquants de l’édition. Ce sentiment me donne le droit de me croire prince charmant. Elle joua ceux qui tentèrent de jouer d’elle. Elle joua sa vie, son seul atout, dans les mots. Elle gagna cette partie-là et ce fut bien. L’émotion, le sens… au-delà des possibles fabrications ! Alors, maintenant que son nom n’apparaît plus, qu’on ne le prononce plus, je m’inquiète du sens lui-même. Sens de tout ? Sens de la chose humaine ? Où est le nécessaire de l’œuvre ? Où est la beauté ? La Terre tournerait-elle autrement si L’Odyssée n’avait pas été écrite ? Ou si seulement elle s’était perdue comme se sont perdues trente comédies d’Aristophane ? Vertiges !
Une coccinelle, carapace rouge orangé, - nombre de points?... elle ne m'a pas laissé le temps de les compter -, fait le tour de l'écran de mon ordinateur et disparaît dans la nuit de printemps. Je ne sais si elle survivra ou si, comme certaines mouches, elle ne s'est réveillée au premier réchauffement de l'air que pour mourir.
1er / IV
# "Comment des intellectuels peuvent-ils retrouver un rôle critique sans être des "militants" qui suivent le mouvement social comme leur ombre, des "experts" éclairés par un savoir ou bien des aristocrates qui méprisent leur époque ou leurs semblables ?" (O. Mongin, « Esprit », mars-avril 2000)
Judicieuse classification. Pour moi, les intellectuels "militants" se sont de longtemps déconsidérés par leur louange de tous les inacceptables et leur insondable sectarisme. Les "experts" ont leur légitimité quand, à la table de discussion, ils n'officient pas en "militants". En outre, ils sont souvent très ennuyeux.
Quant aux "aristocrates », je les vois moins méprisants que déçus. Il leur reste les jeux du style, qui ont leur grâce. Partageons cette assertion de François George: "Il en est pour qui tout fait style, et encore mieux en cultivant l'extravagance; soit, s'ils n'y ajoutent pas la suffisance du maître à penser." (« Esprit », id.) Oui, tout va bien tant que la grenouille ne veut pas se faire bœuf.
Je n'ai pas les moyens de l'intellectuel, et aucune sorte de prétention, seulement un brin d'extravagance enfantine qui m'amuse et amuse parfois mes proches.
¤ Lisant les « Lettres » de L.F. Céline, récemment publiées, et si « instructives » à bien des égards, je constate que sur un point très précis et quelles que fussent les circonstances, l’homme privé et l’homme public - l’écrivain (qu’il ne voulait pas être ! qu’il refusait !) – ne se distinguent jamais l’un de l’autre : des humains qu’il rencontrait quotidiennement tout comme des mots, des phrases qu’il écrivait, Céline exigeait qu’ils ne « pèsent » jamais, que la lourdeur en soit chassée. Il ne réclamait que « le style ». La pesanteur lui était grande souffrance, et cette marque d’aristocratisme me touche, qu’il reprendra dans les « Entretiens avec le professeur Y ». Ainsi, en 1947, dans une lettre à Lucien Descaves, cela me semble cerné dans l’idée de l’impossibilité de voler où sont bien des écrivains : « Ils ne savent pas encore comment transposer le « parler » en « écrit ». Ils n’ont pas encore saisi l’astuce… Ils s’agacent, ruent, tergiversent, confondent, vitupèrent, merdoyent, c’est piteux… Ils prennent la brutalité pour du caractère et le biscornu, l’abracadabrant, pour du fantastique. Tous ces petits velléitaires manquent de Songe… Ils ne sont portés par rien… Comment voleraient-ils ? » (Céline, « Lettres », éd. H. Godard & J.-P. Louis, p. 886.)
# Notre temps utilisable et parfois utilisé a-t-il jamais été autre chose qu'un catalogue du non-sens ? Nul n'en meurt.
# Les nuits théâtreuses de France-Culture. Désastre entrevu l'été dernier confirmé. Acteurs médiocres qui cachetonnent dans des saynètes grandiloquentes ou insignifiantes. Le malheureux insomniaque est doublement puni.
¤ Rien ne s’est arrangé depuis lors, ma condition d’insomniaque naturel me permet de l’affirmer. Et c’est bien compréhensible : mille petits prétentieux se pressent d’écrire des scénarios, des comédies (rares, le rire n’étant pas le propre de l’époque !), voire des drames… Ils n’en ont pas les puissants et vrais moyens, car écrire pour le théâtre est la chose la plus difficile du monde. La plupart se font jouer à la radio, de préférence dans les nuits de France-Culture. Leurs dialogues ou leurs monologues respirent le vide ou le ridicule. Les quelques-uns dont le talent est indéniable sont joués dans les théâtres et prennent le sentiment d’un public d’os et de chair.
# La pénible et durable injonction contemporaine du devoir de mémoire (étrangeté radicale de la formule !) nous invite à emprunter les voies (un seul et même chemin en vérité) d'une rétrovision dont on peut se demander jusqu'à quel point elle ne fourvoiera pas les avenirs possibles. Que signifie, à la fin, d'asséner chaque jour et chaque nuit (je n'exagère pas) aux générations vierges de notre temps l'image des camps d'extermination, et singulièrement à celles qu'on ne peut tenir pour coupables d'avoir rien imaginé et inventé d'aussi atrocement inhumain? Premiers effets visibles à mon sens : conditionnement précurseur d'accoutumance, voire d'indifférence.
L'injonction prend, ici et là, des formes que je crois odieuses : France-Culture m'apprend, ce matin, que l'on recherche les lettres familiales échangées entre les années 1939 et 1945. Les "plus intéressantes" (qu'est-ce que ça veut dire ? À quels « triages » va-t-on soumettre ces textes ?) seront sélectionnées par un aréopage où figurera un académicien !!!, puis livrées à des comédiens qui, cet été, les liront en public... Je ne vois ici que travail de banalisation du cauchemar et conditionnement de la pensée publique, violation de l'intime secret (on trouvera évidemment quelques violés heureux de l'être), utilisation abusive, mécanique de la mémoire. Rien que du débecquetant !
3 / IV
¤ Qu’est-ce qu’un cerveau non psychiquement affecté auquel il faut rappeler son « devoir » de mémoire ? Quoi qu’on lui remette en mémoire, en sera-t-il profondément marqué ? Et jusqu’à quel point ne pourrait-il entrer dans le rejet du souvenir imposé ?
# " [...] Dieu ne se moque pas de sa créature." Léon Bloy (à sa fiancée, 7 janvier 1890.) Il faut être homme de foi pour l'affirmer. S'il existait et si le monde continuait d'aller comme il va, il ne ferait que cela, Dieu, se moquer de sa créature. Histoires de grâce et de libre arbitre... calembredaines !
"En présence de la mort d'un petit enfant, l'Art et la Poésie ressemblent vraiment à de très grandes misères..." Léon Bloy (Textes choisis par A.Béguin.) Et ce printemps s'abolit dans cette pensée.
4 / IV
¤ Ici, peut-être, dans ce signe de l’absurde ou de la pure mécanique des corps, serons-nous dans l’obligation de douter fortement de l’existence d’un créateur ?
# Artémis, chatte citadine allant sur ses dix ans, enrobée par un hiver sans dépense, très popote et coin du feu dès que l'air se fait humide. Cohabite avec Quasimodo, lequel prospère et embellit, chaque jour méritant moins son nom. Loirs et rongeurs n'ont pas encore mis une moustache dehors, ce qui n'incite guère le félin au vagabondage.
# Jean Miniac. « Une odeur perdue de la mer ». Brèves proses acérées, décalées, qui vous laissent entre aise et malaise. D'abord, je les lis comme des croquis dérobés au temps, aux images de la vie. La curiosité m'entraîne vers la quatrième de couverture, où s'exprime l'auteur (ce devrait être la règle qu'il rédige ses "publicités"). J'y lis que les cinq années écoulées ont "amoindri l'optimisme" du poète, par deux génocides notamment. Nous nous ressemblons en cela. Notre humeur est affectée par la météorologie du crime. Par ailleurs, la création littéraire - prît-elle la forme de "petites investigations" - est bien une "aventure aberrante" où l'on risque des naufrages. Naufrages qui abandonnent les corps flottant sur les vagues, imitant, avec la houle, les mouvements des corps en vie.
# "Un auteur qui a réussi son livre est un mauvais sujet : il a expulsé son mal. Préférer ceux que torture l'inexprimé, qu'un livre impossible déchiquette, roue de coups quotidiennement : l'inavouable en eux se renfrogne, creuse, s'aggrave... [...]" (J. Miniac. op.cit.) Je comprends, mais ne partage qu'à demi : réussir un livre, quel qu'il soit, est une impossible prétention parfois occultée par ce qu'il est convenu d'appeler un succès de librairie. L'inexprimé, oui, vaut grands tourments, mais homo scriptans finit toujours par confesser, non sans plaisir, sous sa torture.
5 / IV
¤ Nos complaisances sont multiples, souvent masquées avec habileté. Parler d’un soi qu’on habille des oripeaux d’un autre en est une parmi d’autres. De fait, il me paraît impossible d’éviter les complaisances dès que l’on prend le stylo ou tape sur le clavier, à moins de recopier l’annuaire téléphonique… Et encore, il faut voir.
# Le premier Tournoi des six nations s'achève sur la victoire de l'Angleterre qui manque néanmoins le grand chelem. Elle en est privée par l'équipe d'Écosse, ailleurs battue par toutes les autres équipes: cette petite humiliation compense quelque peu la rapine que les Anglais, aidés une fois de plus par un arbitrage partisan, on faite de leur partie contre les Français.
Le plaisir des Écossais après leur victoire donnait chaud au cœur, de même que voir rugbymen italiens et français se jeter dans les bras les uns des autres après leur rude empoignade. On ne voit plus cet esprit que dans ce sport. Mais le professionnalisme le détruira.
¤ Le rugby est un sport d’une esthétique supérieure, d’un esprit singulier. On joue en famille. Même les arbitres font partie des proches. Les équipes les connaissent, jouent parfois en fonction de leurs manies. Pour l’instant, le professionnalisme n’a encore joué que sur la stature, le gabarit des joueurs. Les règles évoluent sans cesse, on recherche un jeu ouvert, dynamique, vif et non pas la guerre de tranchées. Tout cela exige beaucoup d’attention.
# Presque deux milliards de Chinois produisent un nombre considérable de défunts. Les cimetières débordent de cadavres. La solution n'étant pas d'étendre la superficie des champs de repos, le gouvernement du Céleste Empire préconise la crémation à ses citoyens, dont l'être entièrement dématérialisé entrera dans des sites funéraires logés sur internet, passant ainsi de l'immatérialité à la virtualité. Cette course au néant n'est rien moins que logique dans une société doublement matérialiste.
On pense aux évolutions prévisibles. L'ampleur des sites des morts finit par encombrer la "toile" de son infinie danse macabre. Erreur, volontaire ou non, de manipulation... effacement des données mémorisées. Nos défunts dans l'éther oublieux, disparus, daignent faire place. Puis, très vite, l'ingérable : on prévoit neuf milliards d'humains sur terre en 2050.
6 / IV
¤ La douceur d’un cimetière - petit et de village, ou vaste et citadin - s’éprouve dans ses morts allongés, ses ensommeillés, que l’on croie ou non à leur résurrection. Ils sont là, ils sont à nous, nos « frères » plus qu’ils ne le furent sans doute lorsqu’ils étaient en vie. Leur éloignement, bizarre paradoxe, les a rapprochés. Ou nous sommes-nous rapprochés d’eux ? Reconnus en eux, bientôt ? Mais il nous faut la certitude des os, d’un peu de poussière, l’imagination de quelque bijou emporté sous la terre… Le défunt virtuel, cela n’a plus d’âme. C’est ainsi qu’on prouve que l’âme tient au corps.
# Plainte universelle. "On ne peut souffrir davantage." (Flaubert, Correspondance, vers 1872.) Chez Bloy, plainte sostenuta, douleur "voulue": "[...] la forme spéciale, l'aspect voulu, l'espèce essentielle de ma tribulation, c'est la Misère. » (à Louis Montchal, 16 janvier 1895.)
Sans rapport, mais l'un comme l'autre, pour des motifs à chacun singuliers, exécraient le laisser-aller démocratique, ses faux-airs de liberté, sa pensée si confortable... Formules meurtrières de Bloy : "les passions imbéciles", "[la] tête gélatineuse" (de l'historien idéologue), les "rongeurs à lunettes" (tout de même plus imagé que rats de bibliothèque… du Tex Avery avant l'heure), "la sainte Canaille" (le démos !) et tout est dit avec une épithète et une majuscule. On n'a plus cette vigueur, cette inventivité. Ces amusantes méchancetés sont condamnées par les bons usages et la sinistre gravité de notre temps. Les humoristes chansonniers ont été vaincus par la vulgarité (mot inventé par Mme de Staël, du moins employé par elle en tant que catégorisant) des Bébêtes-Show et autres Guignols de l'Info. Il m'est arrivé d'entendre - sur le canal radio de « Rires et Chansons » - des amuseurs déclencher des rires qui faisaient honte.
¤ Les vulgarités ne sont-elles pas aujourd’hui tolérées d’autant mieux que les cruautés, les méchancetés dites avec esprit le sont moins ? Nous n’avons plus, en tout cas, cette « antipathie pour la vulgarité » que relevait Amiel. Il faut bien que son jouet ne pique pas, ne coupe pas les doigts de l’enfant.
# De Bloy encore, constatant l'échec patent des "grands hommes": "Il n'y a guère que les bourgeois qui parviennent à se prolonger un peu dans leurs têtards, et encore cela finit par le bagne ou la banqueroute frauduleuse, dès la deuxième ou troisième génération." C'était s'inquiéter à tort. Le bagne est devenu lieu touristique. Quant à leurs banqueroutes, ils ont appris à en masquer l'aspect frauduleux sous les manipulations du "dépôt de bilan".
De Bloy, ceci, magnifique : "Je chemine en avant de mes pensées en exil, dans une grande colonne de Silence." (mai 1892).
7 / IV
# Fr.Cult. Répliques. Resté fidèle à cette seule émission. Ce samedi, débat avec Jean-Claude Barreau (« La Destruction de la France », Plon), Jean-Marie Guéhenno (« L'Avenir de la liberté », Flammarion) sur le sujet des Communautés politiques dans la mondialisation. Débat à vrai dire quelque peu heurté tant les questions et les approches sont diverses. Cela tourne un temps autour de la suprématie américaine, celle qu'autrefois, dans une bonne conscience à peine écornée, on nommait l'impérialisme américain. Question de la force nécessaire pour contraindre la violence et la barbarie au recul. La barbarie est sans doute vécue par J.-C. Barraud comme tout ce qui paraît et est régressif, et nous menace, en comparaison du haut degré de civilisation auquel est parvenue, non sans mal et sans maux, ce que j'appelle "la vieille Europe", après Athènes et Rome. La cité... la nation... l'État-nation... Nous flottons un peu dans ces grandes entités. La "mondialisation" reste un concept flou.
Je me sens proche de la sensibilité de J.-C.Barraud : la ruée dans l'économique, le mépris de notre culture de vingt-six siècles m'apparaissent comme de graves ombres portées sur l'avenir d'un monde peu enclin à quitter la barbarie tribale ou nationaliste. L'internet, les hautes technologies ne font rien à l'affaire, le confort de chacun ne prévaut jamais contre les passions massives, les engouements imbéciles. Lorsqu'on a pris un peu d'âge, on a l'impression d'avoir humé l'air de quelque vieille et paisible France - illusion, bien entendu ! -, mais au moins croit-on savoir ce que c'est que la France, que pour ma part je différencie à peine des autres nations européennes. On est guetté par une certaine nostalgie, non obligatoirement réactive (réac ?) et improductive. Nous avons des valeurs, elles nous viennent de l'antiquité, du moyen-âge, de l'ancien régime, des périodes plus récentes, de la chrétienté, dont la cristallisation culturelle nous a donné forme d'âme. C'est tout cela que l'on voit menacé aujourd'hui par le tout-marchandise, le tout commercialisable, la touristification de la pensée, la technopolice économique bruxelloise, la remise de notre bras défensif aux armes des États-Unis, mais aussi par le fait que les générations de l'après-guerre, nées en des nations du doute, délitées et diluées dans un multiculturalisme qui introduit au cœur de l'édifice les germes de la désunion, n'ont plus conscience de leur poids d’histoire fondatrice. Elles s'y voient sous les espèces d'un grand supermarché apte d'abord à combler l'attente première du bien-être matériel.
Notable ce fait que les bien-pensants au pouvoir, si prompts à activer, soutenir les différences culturelles et tribales (il y a peu, triomphe des "identités culturelles"), ne conçoivent ni ne soutiennent la différence profonde de la nation française, laquelle devra paradoxalement se fondre dans le magma mondialiste. Non-politique de la langue et des langues, dévotion au tout anglais, promotion des arts derniers - rap et techno-musique, tags et gribouillages poisseux, parades du grotesque -, muséification générale de nos valeurs identificatrices, touristification de l'ensemble. Par ailleurs, faciliter la construction de mosquées sur notre territoire sans que puisse se construire une seule église en pays musulmans, c'est permettre au groupe ethnique le moins naturellement porté à s'intégrer à notre culture de s'enraciner plus encore dans la sienne (éminemment immobiliste et régressive, le constat est d'évidence), de s'isoler, d'engranger des sentiments mêlés de supériorité (traitement d'exceptionnalité), d'hostilité, de mépris et parfois de haine à l'égard de la terre d’accueil. S'il n'est nullement dans mon état d'esprit de ne pas accueillir, de dresser des barrières, de refouler, je ne peux que constater la constitution de véritables ghettos, de quartiers réservés déclarés "de non-droit". Par convention de mesure du discours, de pensée formatée et de crainte de soi-même, beaucoup ne le disent pas qui l'ont pourtant au bord des lèvres : être faible, avoir peur de son ombre, être des nationaux honteux en quelque sorte, c'est s'exposer au mépris, puis au déni. Voilà ce qui nous minera et minera l'Europe si personne n'accepte de voir, de dire et d'œuvrer à l'amélioration des choses. Il n'est nullement besoin de prendre des bulletins d'inscription aux maisons Le Pen, Maigret ou Haider pour ce faire.
8 / IV
_______________________________________ fin des Carnets 10
Michel Host
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