Carnets d'un fou - 8
CARNETS D’UN FOU
VIII.
par Michel HOST
Le 27 mars 2011
Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité
« Un journal n’est plus fait pour éclairer, mais pour flatter les opinions ».
Balzac, Les Illusions perdues
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Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Cause littéraire, après La Vie littéraire, les accueille à son tour : qu’elles en soient remerciées. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille. – Michel HOST
Nihil officiosus, quam cum mutuum muli scabunt. Il n’est rien de plus obligeants que des mulets quand ils se grattent entre eux.
Proverbe de Haute Antiquité
# Notations : mois de février 2000.
¤ Commentaires : mars 2011.
# Les Tchétchènes mènent la vie dure aux Russes. À leur propre population aussi – on pense avec effarement qu’elle se monte à un petit million d’individus ! – dont ils se moquent des souffrances. Ce qu’ils préfèrent à tout, c’est le jeu de la guerre. L’honneur d’un peuple, qu’est-ce que donc s’il se résout dans son nationalisme le plus étroit, hors des limites de toute raison ? Dire pouce dans le but d’exister encore, de ne pas mourir dans ses propres ruines, fût-ce au prix d’un protectorat, et se mettre autour d’une table pour entamer des négociations, est-ce trop demander à celui qu’Anatole France appelait « l’animal à mousquet » ?
¤ Je conçois ce qu’a de lassant cette répétition nauséeuse de l’absurde à travers le temps. Mais à ne pas s’en soucier, qu’écrirait-on du monde dit réel ? Aujourd’hui, pour ne parler que du présent immédiat, nous avons des tirs d’artillerie commandés par l’ex-président de la Côte d’Ivoire contre sa propre population qui eut l’outrecuidance de le désavouer ; le sinistre tyran libyen, le colonel Kadhafi, lance ses chars contre la sienne qui ne veut plus de lui. Les aviations de divers pays réduisent en cendres ces machines de guerre. Les uns applaudissent, les autres crient à la reprise des croisades ! Israël, qui reçoit des pluies d’obus, se prépare à la riposte. Le Hamas, qui n’empêche rien, demande une trêve. On s’interroge : nous ne manquons pourtant pas de bois de qualité… Où sont les tables de négociation ? La démographie humaine explose… Où sont les cerveaux ?
# La ville est poétique dans le sens où Novalis voyait le poète lui-même : « littéralement insensé[e]… […] sujet et objet à la fois, âme et univers… » Elle est le poète, le palimpseste et le poème. Le poète (la poétesse), en ce qu’elle prophétise et se prophétise. Le palimpseste en tant que support sans cesse écrit, effacé, récrit. Le poème en ce qu’à chaque instant elle exige d’elle-même une lecture nouvelle.
# Deux romans auxquels je donne la forme d’une enquête. Le précédent, Tableaux d’une exécution, non publié, avait pour enquêteur un ivrogne sympathique. Celui-ci, dont je cherche encore le titre, en a un plus classique, plus mystérieux aussi. La question est celle de l’enquête comme structure du roman. Cela m’attire, me convient. Sans doute parce que si l’on me chargeait d’un véritable travail de détective, j’échouerais.
Mes enquêteurs sont des amateurs, d’une efficacité des plus douteuses, presque des fantaisistes. Leurs recherches sont à peine « policières », ou pas du tout. Ce qui m’importe, c’est le machine-enquête en pleine dérive, allant à l’échec, mais toujours découvrant ce que ni les personnages ni l’auteur ne cherchaient.
1 / II
¤ Le suspense, élément utilisable dans la construction du roman. Oui, certes. Mais la surprise, me paraît un élément plus central, essentiel. Il faut, pour qu’elle ait sa pleine force, tant au plan structurel que de la couleur, que le romancier soit le premier surpris par celle qu’il invente, ou qui s’invente lorsqu’il écrit.
# Avec un certain Jörg Haider (le H et le R de Hitler !), lequel tint certes de scandaleux propos, l’extrême-droite arrive au pouvoir en Autriche par les voies démocratiques ordinaires et les jeux non moins ordinaires des combinaisons parlementaires. Hurlements de la bien-pensance internationale. Enfin un os à ronger ! Pourquoi une telle inconséquence ?
Quarante-huit heures après le « choc », noté un certain fléchissement dans la détermination des oppositionnels. C’est que l’Autriche a les moyens d’embarrasser l’Europe des marchandises, nul n’y avait vraiment pensé tant il fallait d’abord agiter les crécelles de l’indignation feinte. On s’apprête donc à mettre de l’eau dans le vin de la colère. Comme d’habitude. Que ne laisse-t-on les Autrichiens affronter les premiers la difficulté ? On verra comme ils se tirent du piège qu’ils se sont tendu à eux-mêmes ? Peut-être nous indiqueront-ils une méthode réutilisable.
¤ Madame Marine Le Pen, fille à papa, au cours d’élections cantonales aujourd’hui-même (ce 27 mars), et demain lors d’élections législatives, tente et tentera de prendre position, de gagner des pièces sur l’échiquier politique national. A-t-elle les mêmes capacités de nuisance que l’Autrichien aujourd’hui effacé de la carte ? On ne sait trop. Cependant, les sujets dont elle débat sont ceux que la crise économique et sociale engendrée par un mondialisme libéral obscène, ne travaillant que pour les grandes fortunes et la banque, fait tout naturellement germer dans la tête des populations. On voit jusqu’à des cégétistes s’enrôler dans les rangs du F.N., comme on se jette dans le puits pour éviter la noyade. Nos politiques établis dans les respectabilités et la bonne conscience, au lieu de se lancer des insultes à la figure, feraient bien d’écouter ce que leur crie le peuple et de lui répondre.
# Autre étonnement. Y aurait-il assassinés et assassinés ? Pourquoi n’entend-on jamais de plainte au sujet des six millions d’Ukrainiens exterminés à la sinistre époque, mais non par les mêmes ? Serait-ce parce que leur camp de la mort n’était pas entouré de fils de fer barbelés ? Serait-ce parce que ces barbelés invisibles étaient d’un meilleur acier idéologique ?
Et les Tziganes d’Allemagne, presque tous anéantis ? Gênant pour eux qu’ils ne soient pas un peuple de l’écrit.
# Naïves interrogations. Une encore : il s’avère que la loi du silence, enfin brisée en ce qui concerne la barbarie dans les lycées et collèges de France, permet l’émergence d’un fait dont personne ne se doutait : en ces lieux d’étude et de paix, fillettes et jeunes filles sont violées de la façon la plus courante. Par qui et comment ? Collectivement, par leurs condisciples, souvent de leur âge, parfois encagoulés tels des folkloristes corses. Le viol des filles ferait-il désormais partie du bagage initiatique de certains garçons, entrerait-il dans les travaux pratiques du lycéen ?
Cela est-il à porter au crédit de la déculturation accélérée de notre société ? Elle garde un calme héroïque. Les tribunaux ne préconisent-ils pas ce qui convient : changez de lycée ces chenapans ? Il faut sans doute ne pas trop s’en formaliser puisque les produits audio-visuels américains dont raffolent, dit-on, nos compatriotes, montrent à l’envi les pires violences exercées contre les femmes : poursuites, égorgements, viols, tortures variées et applications imaginatives de la terreur à la gent femelle, laquelle sait hurler de manière si émouvante, se tordre de façon si convaincante, sous l’oreille et l’œil des porcs-téléspectateurs parmi lesquels, dès leur plus jeune âge, on compte les garçons jamais trop tôt éduqués dans les bonnes manières et avertis des vrais plaisirs de l’existence.
5 / II
¤ Un long sentiment de pensées d’indécences, de fin du monde de la réflexion, de la raison ! Où que se portent mes yeux, ils ne voient qu’incohérences, destructions consenties, perte de civilité et de civilisation. En 2000 tout comme en 2011.
# France-Culture, ce matin. Révolte-Potemkine. Littérature au poing, certains font mine de prendre les plus grands risques pour elle. Ils s’autorisent de Tzara et de Breton, la bibliothèque universelle est « à disposition ». Récriminations contre le « bla-bla » romanesque du petit moi se délitant dans la marinade freudienne. Les références appartiennent au passé révolu. Au-delà, rien. Aucune proposition. Bla-bla, oui, très haut de gamme. Littérature sans estomac courant vers la ligne plate de l’horizon. Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?
¤ Il s’agissait, bien sûr, de MM. Yannick Hænel et François Meyronnis, de leur revue Ligne de risque. Leurs médiocrités conjuguées et leur prétention illimitée ont, depuis lors, fait florès dans le champ de l’illisible ! De risque pris, aucun. Sauf peut-être celui de courtiser le sphinx momifié Sollers, ministre du Vide des Mots. Qu’on me pardonne de médire de confrères qui le sont si peu.
# Le Figaro, ce week-end. Le président de la LICRA nous entretient de « L’irrésistible ascension du Führer Jörg Haider ». Ce qui s’appelle ne pas craindre que les mots dépassent votre pensée, ni douter que 8 millions d’Autrichiens, sans revanche à prendre et bien nourris, fassent pire aujourd’hui que ne firent hier 80 millions d’Allemands en retard d’une guerre et redoutant la famine et le chômage.
6 / II
# Ma conviction du fait que tout groupe humain capable de brutaliser les bêtes sera normalement porté à brutaliser des êtres humains m’apparaît à chaque fois plus établie dans le vrai. Ces choses sont, à l’échelle de nations et de cultures, sans qu’elles démentent bien entendu cette évidence que dans des groupes plus généralement respectueux de la vie animale, des personnes, des individus, s’avèrent de terribles bourreaux des animaux et parfois de leurs proches et voisins.
Hier, dimanche, l’émission Trente millions d’amis (chaîne A2) nous a, pour la bonne cause, montré la scandaleuse image de chiens et de chats élevés en Chine aux seules fins d’exploitation de leur fourrure. Spectacle angoissant de chiens stressés, confinés dans l’obscurité, couchés dans leurs déjections, de chats entassés, capturés au collet et étranglés sans plus de considérations. Or l’admirable civilisation chinoise traite aujourd’hui selon d’identiques procédés ses prisonniers de droit commun : entassés dans nombre de camps-prisons où leur force de travail est exploitée au prix le plus bas, leurs corps constituent les gisements d’organes les plus aisément à portée des bistouris, prélevés pour la transplantation médicale et toutes sortes de trafics occultes.
De telles visions soulèvent le cœur.
L’ex-Union Soviétique, aujourd’hui Russie, ne se fait pas faute, pour la même exploitation, d’élever renards et visons en batteries, en camps de la mort : les images que j’ai pu en voir sont tout aussi affligeantes. La mort est donnée par électrocution et gazage. Cela rappelle quelque chose. Or l’ex-Union Soviétique nous a fabriqué de magnifiques hôpitaux psychiatriques où n’entraient pas que les malades mentaux, de splendides goulags où les hommes crevaient comme des mouches, quelques notables exterminations de masse, et, aujourd’hui, elle mène en Tchétchénie une guerre sans pitié, pas plus pour le combattant ennemi que pour la population civile ou ses propres soldats : barbarie absolue contre l’animal et contre l’homme.
Je pense aussi aux États-Unis, au Canada, où certainement les mêmes réalités sont plus masquées : élevage en camps industriels de poulets, d’animaux à fourrure, gazage, électrification. Parallèlement, dans les couloirs de la mort, les condamnés attendent qui son injection, qui son passage sur la chaise électrique. Le criminel de 17 ans mourra à 27 ans, quoique devenu un tout autre homme, pour satisfaire ambitions électorales et férocités primaires d’un peuple abruti de violences. Devant la porte de certains hôpitaux, on peut agoniser sans être secouru si l’on n’a pas en poche la carte de crédit qui donne statut d’humain acceptable. Le lien entre maltraitance animale et maltraitance humaine me paraît d’une aveuglante évidence.
Je ne voudrais pas scandaliser qui que ce fût par l’emploi que je fais, à propos d’animaux, du terme de « camp de la mort ». Outre que j’ai toujours considéré les animaux mammifères comme nos cousins, l’analogie de la procédure exterminatrice m’y invite et m’y contraint. C’est que rien ni personne ne peut m’empêcher de voir dans un chien réduit à un absolu abattement avant abattage (le chien manifeste sa douleur aussi intensément que sa joie) l’image de l’âme d’un homme, quel qu’il soit, telle que réduite et humiliée par un séjour dans un camp nazi. Les méthodes, leurs fins, tout légitime ce lexique.
Qui voudra ici se scandaliser (oubliant sa propre part animale) n’aura sans doute jamais considéré que comme inférieure, voire indifférente ou méprisable l’existence animale. Au plan d’une civilisation donnée, c’est de la conscience préalable de la souffrance des bêtes que naîtra la considération de celle des hommes. L’inverse, en raison d’un anthropocentrisme aveugle et intéressé, ne s’est jamais énoncé comme tel dans un règlement, dans une loi. La démarche à entreprendre est donc toute tracée. On y restaurera notre lucidité, on y agrandira notre cœur.
7 / II
¤ Tout commentaire de ce qui précède serait superflu. Les faits parlent le langage de l’évidence.
# Du poème au roman, la distance est infime, proprement inexistante. Il s’agit aussi de traduire le monde dans une autre langue et dans une perspective d’attaque.
8 / II
# Énervé par ses miaulements incessants quoique légitimes, je rabroue Artémis, et presque la houspille. Vexée par tant d’injustice, elle s’en va et boude deux heures. Après, je rumine mes remords.
# Un présumé criminel, ayant agi contre des femmes sur le territoire français, s’est réfugié au Portugal où il est retenu en prison. Il est en droit, là-bas, de s’opposer à son extradition et s’y oppose, les autorités portugaises la refusant lorsque l’extradé risque la peine à perpétuité. Les parents de plusieurs jeunes femmes assassinées selon d’atroces procédures, n’ont semble-t-il aucun recours. Ce système exclusivement droit-de-l’hommien n’a qu’une finalité : la complète protection du criminel, toujours présumé victime d’une société injuste ou de ses pulsions incontrôlables, voire bien compréhensibles si ce n’est entièrement excusables. Les victimes de ses crimes sont, elles, coupables de leur maladresse : s’être trouvées sur le chemin du criminel. Le lot de ceux qui leur étaient proches est le mépris de leur douleur, l’inéquitable déni de leur attente de vérité et de justice. Système dévoyé. Insupportable.
9 / II
¤ Dévoiement parfait, sans aucun doute. Chaque mois, chaque année se commettent des crimes atroces, généralement contre des femmes (rien ne change en ce domaine d’une belle spécialisation !). Des joggeuses sont assassinées, enlevées… Une jeune fille, Laetitia, est violée, poignardée et dépecée, quelque part en Bretagne. Cette noria du sang ne cesse jamais. La question des récidivistes que l’on libère à l’envi, puisque la loi le permet, puisque c’est « leur droit »… est posée partout, à tout moment. Le président bombe le torse, tonne contre l’horreur… électoralisme oblige. Le premier ministre dit son dégoût, sa fermeté… Ils ne feront rien puisque leurs ministères démantèlent tous les services qui seraient autorisés à maintenir les contrôles, à juguler l’hémorragie. Incohérences ! Démagogie ! Les victimes tombent. Leur condamnation à mort est, elle, imparable. Les bourreaux, tous victimes d’enfances malheureuses, sourient dans les couloirs des commissariats et jusque dans les prisons où ils comptent les jours qui les séparent de la quille !
# Une jeune enseignante de province se fait, d’un « coup de boule », casser le nez par un élève de treize ans qu’elle avait réprimandé. La journaliste par laquelle cette nouvelle me parvient a ce lapsus inouï : « … un élève de treize qu’elle avait réprimé… » Quoi qu’il en soit, bravo à l’adolescent prodige qui, on l’imagine aisément, coule des jours heureux dans sa famille, chaudement approuvé pour sa sportive énergie et sa résistance à l’oppression culturelle.
# Nous ne guérirons jamais du nazisme ni de ses effets. France-Culture et TV5-Arte nous rappellent à chaque heure du jour et de la nuit combien l’horreur fut horrible, combien les coupables furent coupables, combien nous serions coupables nous-mêmes si nous négligions de penser, ne serait-ce que dix minutes, à cette horreur et à notre culpabilité. Comme si nous avions tous prêté la main. Comme si l’hitlérisme n’avait cessé de nous envahir. Cette mémoire perverse, et à sa façon totalitaire, maintient toute la collectivité quelque peu consciente de ce pays, dans et sous l’empire du mal. Il n’est pour elle qu’un seul possible programme de pensée. C’est la négation même du rousseauisme, pourtant fond et fonds de cette incessante propagande : non, l’homme n’est pas naturellement bon, il faut sans trêve lui rappeler qu’il doit guérir du mal dont il est le porteur malsain.
Parfois je déprime !
Parfois je voudrais un paradis terrestre à son premier jour, une Ève toute belle que je regarderais dans les yeux, un jardin où je n’entendrais que le chant des oiseaux.
10 / II
¤ Cette période folle, qui me faisait croire que plus pronazis que mes parents et grands-parents, cela n’avait pu exister, même en Allemagne, cette période est aujourd’hui passée. Un certain calme est revenu. Mais tout peut reprendre à tout instant. J’ai appris néanmoins et retenu, avec beaucoup de gens, que le Français sera jusqu’à la fin des temps un fasciste avéré, pétainiste par l’âme et le cœur, un colonialiste convaincu, un esclavagiste enragé, un raciste inégalable, et que s’il prétend à voix haute ne pas répondre à cet aimable portrait, c’est précisément que sa mauvaise conscience le taraude et que les organismes de surveillance doivent penser sans tarder à le traîner devant les tribunaux.
# Certes, mes contemporains, dans la plupart de leurs activités vaines, me paraissent grotesques. Certaines – tourisme, ski – relèvent à mes yeux du pur crétinisme. Je reste économe de mon mépris, comme il se doit, mais non pas de mon ironie. En ce temps moins qu’en tout autre on accepte d’être moqué, même et surtout si on le mérite : atteinte au dogme égalitariste ! Conséquence : personne ne rit plus. Des majorités stupides, mais sérieuses !
# Un athlète, interrogé au sujet de la violence endémique sur les stades, argumente : « On peut péter les plombs… cela arrive à tout le monde » (Djamel Bouras, judoka). La franche vulgarité de l’expression ! l’impertinence du propos si l’on se réfère aux jeunes admirateurs des sportifs ! Sa fonction d’encouragement !
La vulgarité du discours est par ailleurs entrée dans les mœurs. Elle tend à être la norme : un garçonnet de dix ou onze ans, initié avec sa classe à des activités cinématographiques dans lesquelles il joue les seconds rôles : « Oui, c’est chiant, mais…, etc. » Un autre, plus petit – cinq ? six ans ? –, interviewé « comme un grand » sur les pentes neigeuses, accompagne chacune de ses réponses d’un « ouais… ouais… » exquis. Et combien de termes grossiers dans la bouche des journalistes de télévision : « bouffer, baiser, se lâcher, s’éclater… » L’époque se lâche, en effet, et ça ne sent pas bon ! Je ressens ces dérives comme de véritables agressions. Elles traduisent la mise en œuvre de modèles du mépris de masse, la démagogie ambiante, l’inoculation des lâchetés à venir. On salit sa langue, on salit son âme.
16 / II
¤ Rien n’a changé.
# Le bon moyen, aujourd’hui, d’ennuyer un éditeur : premièrement, esquiver les barrages technologiques (le répondeur téléphonique, « l’être-en-réunion… ») qu’il met entre lui et tout écrivain susceptible de le joindre ; secondement : lui proposer un texte de littérature.
17 / II
# Mettre au compte de l’ignorance, de la démagogie et de la haine de l’écrit, cet entêtement de tous les « parleurs » de boîtes à sons et à images à se compliquer l’existence, à heurter notre oreille, en se gardant de toutes les manières de liaisons entre les mots.
# Nos socialistes en peau de lapin sont d’abord, sans se l’avouer ni l’avouer, des socialistes en peau de bourgeois, cette engeance que Léon Bloy vouait à une entière exécration après photographie du meilleur piqué. Mais les choses se sont nivelées, le bourgeois en socialisme ne va pas à la messe, le bourgeois catholique non plus. Quant à la charité, elle est désormais affaire de l’État. Aux porches des églises ne souffle plus que du vent. Bloy, si peu d’années après sa mort, ne reconnaîtrait plus son monde.
De Bloy, la dernière encyclopédie Larousse que l’on imprimera retient seulement qu’il fut un écrivain de l’excès, ce qui suffit à le discréditer semble-t-il. Aujourd’hui, notre système de pensée guidée et sous le contrôle de vingt comités de vigilance, ferait de lui un pestiféré, un objet de haine publique. L’excès, dernier péché. Dormez, braves gens !
¤ Pour complète édification, que l’on prenne la peine de s’informer – la navigabilité du fleuve internet le permet à tous –, de l’existence d’un Club d’oligarques de tous bords politiques, appelé « Le Siècle ».
# Les Allemands ont demandé pardon, le Vatican aussi, et même le président de la République française… A-t-on entendu un président américain demander leur pardon aux Cheyennes, aux Delawares, aux Pieds-Noirs et à tous les Indiens exterminés jadis par ses ancêtres ? A-t-on jamais entendu une seule voix réclamer ce pardon ? Ce que c’est, tout de même, de n’être peuple élu que du Grand Manitou !
20 / II
# Lecture achevée de l’Exégèse des lieux communs. Bloy enfonce le clou : le bourgeois est une crapule. La pâte est un peu lourde parfois, quoique cette belle colère la fasse bouillonner comme lave de volcan.
De ce qu’il voit et dénonce, on peut voir et dénoncer aujourd’hui les effets amplifiés ou parvenus à leurs dernières conséquences. Ainsi de l’argent promu mesure de tout, valeur légitime, ayant soumis l’univers entier à « la loi du marché » : pure obscénité qui plus que jamais enrichit les riches et appauvrit les pauvres.
# Du ridicule des modes intellectuelles, je pense au lacanisme, au structuralisme réduits aujourd’hui à quelques béquilles de la conversation, à l’engagement façon BHL, à la déconstruction, à l’arte povere et à l’écriture minimale : « On écrit gravement, avec une autorité immense, des choses infiniment plus cocasses que tout ce qui peut être lu dans Molière ou dans Courteline, et nul ne pense à se rouler par terre. On est, au contraire, saisi de respect et d’une sorte de crainte religieuse. C’est la mort imminente annoncée par le plus irrécusable symptôme » (Exégèse des lieux communs).
La mort annoncée par Bloy est aujourd’hui mort sans phrases. Littéralement. Il trouvait encore des éditeurs prêts à publier ses déchirements, ses désespoirs. Aucun éditeur ne se risque plus aujourd’hui à aller contre la pensée dominante. Il faut donc ou se taire, ou ne parler que chez soi en vérifiant que des micros n’ont pas été placés sous les lampadaires et dans les téléphones par les gardiens de la pensée.
# « Le crottin des pédagogues » est une jolie formule. Si Bloy voyait en quelles écuries les pédagogues psychotiques soutenus par les démagogues déments nourrissent aujourd’hui de foin à faible teneur culturelle les nouvelles générations !
Ma première rencontre avec lui fut au temps où j’étais moi-même imprégné de cette pensée saine qui empoisonne l’air désormais. Je l’abandonnai donc, ne pouvant comprendre qu’on attaquât la raison et la science comme des idolâtries, que Voltaire et Rousseau fussent mis dans le même panier, et que l’on jugeât des choses du haut d’un belvédère catholique que je refusais de toutes mes forces pour avoir trop souffert à son ombre. J’ai pu remettre à leur juste place notre histoire, mon histoire, et, quoique véritable infirme en ce qui concerne la croyance en Dieu, reconsidérer ce fonds culturel chrétien, voire catholique où sont toujours enfouies les valeurs qui nous ont construits, et avec nous beaucoup de ce qu’il y a de grand et de généreux dans notre civilisation, jusqu’au communisme que l’on dévoya. Les niant comme je faisais, j’entrais dans le troupeau des moutons enragés.
23 / II
¤ Il est très regrettable qu’en 2011, la possible et souhaitable réflexion sur notre identité culturelle, les sources de nos valeurs, le fonds chrétien indubitable de notre civilisation, ne soient soulevée que par un président de la république assoiffé de soutiens électoraux à soutirer dans les vieux fûts de la pensée étroite et de la démagogie la moins subtile.
# Le Monde, est un organe de presse aussi intéressant, et parfois plus, par ce qu’il masque que par ce qu’il révèle. Ce jeudi 24, on y lira que les présidents du Sénat, à quatre exceptions près, « éludent la reconnaissance du génocide arménien ». En langage clair, ils refusent d’examiner la question, mais vu leurs hautes fonctions, ils ne souhaitent pas laisser croire qu’ils sont des lâches. Et l’on pourra rire à la justification de leur non-décision : « […] la Constitution n’autorise pas le Parlement à qualifier l’histoire », et aussi à cette note soulignant que notre gouvernement, initiateur du projet d’inscription, ne s’est finalement pas vraiment battu pour que celle-ci ait lieu. La chèvre turque contre le chou arménien ! Quant aux sénateurs, iraient-ils jusqu’à dire qu’ils sont dans l’impossibilité de requalifier l’histoire de 1940-1945, si par hasard on leur demandait de le faire ?
Le Monde ne se risque pas à ces commentaires, qui n’exigeraient que deux lignes. Il informe. N’est-ce pas sa plus noble tâche ? Hypocrisie de bon ton. De même, en matière d’assassinats de peuples, il y a génocide et génocide, comme il y a serviettes et torchons, une aristocratie de la mort massive et son lumpen, semble-t-il ! Et l’on n’entend aucune de nos ligues de vertu (LICRA, POTES & Co…) s’indigner de ces racismes-là ! Ils ne les concernent pas. Ils ne les ont jamais intéressées. Tout cela m’a tout l’air d’un complot à effet lent.
# Dernières nouvelles. « Le Journal d’Anne Franck » devient dessin animé, sous direction artistique nippone. À l’ignoble entreprise de vulgarisation, ajoutons la crétinisation prévisible des enfants qui verront dans la malheureuse Anne une touchante héroïne de bande dessinée, et la culpabilité très tôt inoculée qui leur deviendra seconde nature. Je ne dis rien de l’ordure qui stagne dans la tête de ceux qui vont garnir leurs comptes en banque avec ce sujet, cet album, et par un tel détour. Le Monde, une fois de plus inénarrable canard, nous présente la chose sous son seul aspect culturel – en bref, les Japonais étaient-ils les mieux placés pour réaliser le « chef-d’œuvre » ? La raison marchande a raison de tout, y compris de l’intelligence. À force de se vouloir quotidien de pure information, on se transforme en grenouille inerte sur la planche à disséquer de l’ignominie.
25 / II
¤ À lire ces lignes, et à repenser à d’autres qui les précèdent, on pensera que je me contredis. Eh bien, on se trompera. Du moins en ce qui a trait à ces questions : distinguons l’horreur d’un génocide de celle de son exploitation politico-marchande.
# Des écrivains, des artistes, lorsque leur est posée la question : « pourquoi faites-vous ce que vous faites ? », se tirent de la difficulté par l’allusion à une nécessité intime et profonde. Leurs réponses oscillent entre : « Je ne sais rien faire hormis cela », « si je ne pouvais plus le faire, mon existence n’aurait plus de sens » et « je ne fais que répondre à une voix intérieure et à ses injonctions… ». Entre nous, quelle ignorance de la nécessité du métier d’électricien ou de garçon coiffeur ! Sans nier qu’une force conduit l’artiste, et qu’il se soumet à elle avec un plaisir nuancé ou sans nuances, et que, oui, il est bien quelque part une nécessité qui l’incline à œuvrer dans ce sens plutôt qu’en tout autre, ces réponses sont bien courtes et tentent d’éluder l’analyse qui, toujours, rogne un tant soit peu l’aura démiurgique dont aime à s’envelopper le créateur.
Créateur, en voilà bien un terme présomptueux !
Julien Gracq, dans En lisant en écrivant, répond tout uniment que l’on écrit parce que d’autres ont écrit avant nous, que nous avons lus et admirés. Que la question, enfin, n’aurait de sens que si elle était posée au premier poète ou au premier romancier de l’histoire de la littérature. Réponse excellente, et par sa logique et par le fait qu’elle correspond à l’expérience. Du moins à la mienne. La seule admiration pour Rutebeuf, Villon, Montaigne, Rabelais, Ronsard, Du Bellay, Marot, lorsque j’ai eu quatorze et quinze ans, et un peu plus tard pour Maurice Scève, Marie de France, Pernette du Guillet, avec d’autres, m’a conduit à vouloir entrer dans leur imitation, à quoi s’est ajouté le plaisir éprouvé à tenter d’imiter, pour aussi illusoire et maladroite qu’ait été l’entreprise. Leurs œuvres, productions de l’esprit humain, de l’art et d’une langue à chaque fois magiquement renouvelée, m’ont enthousiasmé. J’ai eu la certitude qu’on ne pouvait être que meilleur à vouloir s’approcher de ce divin-là. Mes sentiments, mes sensations comme disent les sportifs, dans cette quête jamais éteinte sont, par bonheur ou par simple ingénuité, restés les mêmes ou se sont accrus.
Il faudrait conduire un réflexion parallèle sur les principes d’idéalité et de réalité dans le travail littéraire : publier, avoir des lecteurs, des éditeurs, être ou n’être pas concerné par la critique littéraire… toutes ces choses qui procurent de superficiels plaisirs et de profonds déplaisirs. Je la conduis parfois dans ce carnet, avec irrégularité et un sérieux limité. Pour l’heure (ce 26 février), je me demande à moi-même : pourquoi persistes-tu à écrire ? Ce genre de réflexion m’a toujours épuisé, je n’ai pas la tête philosophique, je déteste l’effort qu’elle suppose. La question se pose sans cesse, intermittente, inquiétante.
# « Qu’est devenu Gabriel Matzneff ? »
Je n’ai pas lu tout ce qu’il a écrit, mais tout ce que j’ai lu de lui m’a toujours beaucoup amusé, plu ou irrité. Matzneff est un écrivain cultivé, civilisé, d’une intelligence aiguë et donc non conformiste. C’est dire qu’il se conforme à lui-même plutôt qu’à une opinion. Autant de raisons pour que l’opinion majoritaire le haïsse. On entend peu parler de lui. Peu grave en soi, le fait est néanmoins très indicatif dans cette société du paraître. Il a « paru », naguère, non sans plaisir je crois. Il publie moins – mais suis-je informé ? -, sans doute un bon signe en ces temps de diarrhée publicationnelle. Les caporaux de la chronique stipendiée auraient-ils eu sa peau ? L’auraient-ils lassé ? Se serait-il retiré dans un couvent après avoir tant aimé les jeunes filles ? J’espère que non.
26 / II
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Fin des Carnets d’un Fou - VIII
Michel Host
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