Carnets d'un fou -7
CARNETS D’UN FOU
par Michel HOST
VII. Le 19 février 2011
Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité
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« Il faut se rappeler que la plupart des critiques sont des hommes qui n’ont pas eu beaucoup de chance et qui, au moment où ils allaient désespérer, ont trouvé une petite place tranquille de gardien de cimetière. »
J-P Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?
Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Cause littéraire, après La Vie littéraire, les accueille à son tour : qu’elles en soient remerciées. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille. – Michel HOST
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Derrière
la troupe des commentateurs, l’herbe repousse.
Ecrire
n’est pas un sport, mais ça ne manque pas d’arbitres.
Werner Lambersy, Journal par-dessus bord
# Notations : mois de janvier 2000.
¤ Commentaires : février 2011.
# Oublier est indispensable. On deviendrait fou, sinon. Ma faible mémoire me garantit de cette pathologie-là.
¤ Elle me sert aussi à passer d’un jour au lendemain, d’un roman au suivant, d’un imbécile à l’autre… En amour, je tends à la fidélité. L’âge ici est d’une grande aide.
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"Je voudrais mourir maintenant" - vient de nous dire au téléphone une vieille dame de santé fragile que ses neveux ont placée dans une maison où elle ne se plaît pas, où il arrive que l'on rudoie les pensionnaires. En ces lieux, une seule personne est au service de vingt vieillards auxquels les plateaux-repas arrivent refroidis. Sa voisine de lit ne peut plus se contrôler et passe ses nuits dans des couches souillées qu'au matin personne ne vient changer. À Paris, et dans quelques villes épargnées par les ouragans, les inondations, la marée noire, on s'est réuni cette nuit en troupeaux bêlants sur les places, les avenues, dans la pensée claire ou floue d'avoir fait un pas en direction du Progrès. Le temps, malgré tout, sépare plus qu'il ne réunit.
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La troupe "auvergnate" qui s'est mise aux commandes de France-Culture a failli à sa mission. On n'y entendra nulle bourrée. Les plages musicales sont américaines - partitions du Grand-Inculte -, et on ne se différencie plus des "enfouisseurs": Sky-Rock, Energy... Être mondialiste ou ne pas être, c'est la devise. Médiocrité pour tous, programmes ineptes et bavards, l'exception du samedi tenant aux Alain Finkielkraut, Jean-Noël Janneney et à quelques autres. On souhaite qu'ils puissent résister quelques instants encore. Pour le reste de la semaine, la culture s'est réfugiée chez l'ennemi, sur Radio-Courtoisie où, lorsqu'on ne fait pas dans le lepénisme charançonné ou la nostalgie coloniale recuite, on écoute Jean Causse commenter son Initiation à l'art des cathédrales. On y parle aussi le français.
1 / I / 2000
¤ La vieille dame a disparu. Qu’un Paradis céleste l’accueille si elle en rêvait !
Les choses se sont renouvelées à France-Culture, l’intelligence s’est accrochée. Chez l’ennemi, on parle encore assez correctement notre langue, mais le niveau baisse. Je dois être un grand atrabilaire… ou simplement un petit pessimiste. Bref, un incorrect.
Clonage humain. L'idée, en dépit des comités d'éthique, reprendrait du poil de la bête. L'humanité choisira-t-elle un mode inédit de suicide par infinies réduplications ?
2 / I / 2000
¤ La chose semble désormais ramenée à de la science-fiction. À moins que dans le secret des laboratoires… ne s’activent savants fous et expérimentateurs sataniques. On vient d’inventer néanmoins les enfants-médicaments, et les embryons humains vont se délivrer à prix d’or pour expérimentations en tous genres. Curieux que l’homme, qui tant aime à tuer ses semblables, ne tolère pas l’idée de mourir ?
Les nouvelles de l'Erika, le pétrolier maltais gisant au large de la pointe de Pen'march, n'ont rien de réconfortant. Vingt-mille tonnes de mazout gluant gisent par cent vingt mètres de fond. Elles ne demandent qu'à s'échapper de leurs cuves malmenées par les courants, peut-être fissurées, pour souiller les côtes pendant des mois encore, tuer l'économie de ces régions maritimes et achever l'extermination des oiseaux marins. On ne pourra pomper cette infection qu'à l'été. Les aboyeurs télévisuels (qui formatent les têtes et à y inoculent la pensée officielle) se satisfont de constats déploratoires et désespérants. Ils agitent des leurres devant les yeux vides du télespectateur. Jamais il n'est question de dénoncer les scandales tels celui de l'affrètement de tankers pourris naviguant sous pavillon de complaisance, celui de la non obligation de dégazage pour les transporteurs de produits nocifs avant qu'ils aient quitté un port, ce qui équivaut à l'autorisation tacite de laver les cuves polluantes en pleine mer.
3 / I / 2000
Commencé un atelier d'écriture avec vingt-trois jeunes filles composant une classe du lycée Jean Moulin, au Blanc-Mesnil. Lieu de réunion, la médiathèque. Première impression : désastreuse. Ces jeunes filles sont venues en compagnie de leur professeur de français et d'un autre professeur. L'âge moyen est de seize ans. Niveau scolaire: classe de troisième, peu avancé. Installation: tapageuse. Incapacité du groupe à se maîtriser suffisamment pour écouter qui ou quoi que ce soit. Le professeur de français ne tarde pas à être traité publiquement de "psychopathe" par l'une de ces douces enfants. Elle connaît au moins le mot, se préparant, m'a-t-on dit, à des activités paramédicales et sociales. Je ne peux venir à bout de présentations réciproques. Ces demoiselles semblent s'intéresser fort peu à elles-mêmes comme à tout ce qui pourra se dire et faire ici. J'ai le plus grand mal à leur parler de façon suivie. Deux ou trois d'entre elles interrompent tout discours avec bruit et violence, manifestant une agressivité inouïe et sans lien décelable avec les circonstances.
J'imagine qu'elles sondent le terrain, cherchent à discerner les limites de l'action possible contre ce qu'elles se représentent - non entièrement à tort - comme l'institution qui les ennuie quotidiennement. Je vole un instant dans les plumes de cette petite volaille, lui indiquant les frontières de ma patience. Le calme se rétablit et nous entamons des activités d'écriture dans un climat rien moins que serein. Je m'arrête auprès de chaque petit groupe où aucune idée n'émerge. Une seule jeune fille avait écrit "quelque chose" en prévision de l'atelier, je recueille son texte. Les choses vont s'apaisant. Quatre ou cinq montrent alors un discret et touchant intérêt pour la proposition qui leur est faite. Je découvre que cette minorité s'était jusqu'ici comportée avec une réserve plus que prudente. Je fais écho et réponds de mon mieux à trois ou quatre questions. C'est le langage qui fait défaut : on s'exprime de façon hésitante, approximative: il faut réajuster les mots à la pensée. Elles ne sont qu'à peine responsables de cette jachère des cerveaux, la pédagogie contemporaine ayant fait de l'apprentissage de la langue le lieu du déplaisir, de la confusion et du pédantisme de la fausse science.
Il se confirme que la minorité de bonne volonté était sous la coupe de l'impressionnant sans-gêne d'une majorité virulente, laquelle est pour l'instant mise sous l'éteignoir. Du coup, les "opprimées" se désignent, découvrant qu'elles n'opposeront pas de fin de non recevoir aux suggestions que je leur ferai. Nous avons ainsi une douzaine de séances devant nous. J'imagine que nous ferons quelque chose. Et quelque progrès dans l'art de s'entendre, de parler et d'écrire.
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Philosophie de l’atelier d'écriture. Désir de ne pas demeurer à l'écart de la difficulté? Philanthropie inavouée? Ou ce vieil humanisme auquel je ne renonce pas? La philosophie d'un atelier tel celui-ci est toute pratique : la difficulté est bien là et il nous faut l'aplanir.
¤ Ai-je à ajouter à cette peinture d’un Atelier ancien ? Peu de chose. Entre-temps, j’en ai connu de plus faciles. Pourtant, nous sommes parvenus à nous entendre, ces jeunes filles et moi, à comprendre que les mots sont mieux que du vide, de l’incompréhensible, du sens inaccessible, des matériaux pour fabriquer injures et insultes. On y a pris plaisir, on a même écrit des brièvetés qui ont plu. Je ne prétendrai pas avoir fait changer de cap ce navire mal gouverné. Comme souvent, j’ai constaté que beaucoup d’intelligence se dissipe en ces lieux en pure perte.
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Constat : la politique d'immigration économique inaugurée par la droite, conjuguée avec l'absence de politique d'assimilation et d'éducation de la gauche - laquelle n'a jamais persisté que dans le trompe-l'oeil de l'idéologie affichée -, cela n'a engendré que ghetto, involution, régression: ces jeunes filles, pour l'instant, ne me semblent établies nulle part, ni dans leurs cultures d'origine, ni dans aucune sorte de culture.
¤ La droite mondialiste et sarkozyenne a maintenant rejoint le gauche dans l’absence de toute politique éducative, dans le laisser-aller volontaire. Et, ces derniers temps, la destruction cynique de l’édifice Éducation nationale accompagnée d’un discours optimiste. Voilà le progrès.
5 / I / 2000
Dites à deux bourgeois : "D'un bourgeois de droite à un bourgeois de gauche, le dénominateur commun est bourgeois." Celui-là rira de bon cœur, celui-ci grimacera et vous tournera le dos. Le premier sait et avoue qu'il met l'argent au-dessus de tout ; le second adore aussi le veau d'or, mais dans le secret de son coeur. Quoique non moins répugnant, je comprends mieux le premier.
Artémis s'embourgeoise en sa vie parisienne. Gourmandises et sommeil lui font le poil soyeux et une bedaine de notairesse. Avec cela, l'esprit de ne jamais s'ennuyer.
6 / I / 2000
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Ma conviction est que TOUT CE QUI A ÉTÉ ÉCRIT, S'ÉCRIT ET S'ÉCRIRA EST MENSONGE. Gilgamêsh, mensonge. La Bible, mensonge, Dieu n'existant pas. Les écrits patristiques dissertent sur le vent. Et mensonge d'abord et seulement par les mots. La vérité se passe de mots, c’est une bombe. Elle éclate.
¤ Mon récent roman - Mémoires du Serpent - développe ce sujet. J’ai toujours eu cette inquiétude d’un Dieu qui n’est jamais là lorsqu’on a le plus besoin de lui, qui ne fit s’écarter les vagues de la Mer Rouge que dans les pages d’un autre roman appelé La Bible.
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Le journal est une mise-en-scène de soi, une fiction, dont l'énorme substrat d'autosatisfaction m'a toujours soulevé le coeur. C'est le sentiment qui m'est le plus étranger, et déjà, pourtant, j’éprouve quelque satisfaction à n’écrire que ces simples observations!
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La littérature est donc grâce et plaisir du mentir, soit le clairement nommé mentir vrai.
¤ Je mens, sans doute, dans ma façon de tourner mes observations. Est-ce que ne mentirait pas qui saurait les tourner autrement ?
7 / I / 2000
¤ Bref retour au Blanc-Mesnil.
Mes jeunes filles se sont mises au goût du jour. À l'exception d'une seule, qui écrit semble-t-il comme elle respire, la plupart des autres ne produisent que de maigres efforts. Elles ont rédigé jusqu'à douze et vingt lignes. L'espoir fait vivre. Je ne désespère pas d'en obtenir davantage et de bien meilleur. Un épisode pittoresque : deux d'entre elles arrivent avec un considérable retard, entrent dans notre salle de travail comme dans un moulin, ne prennent pas la peine de s'excuser, cela ne paraît pas entrer dans leurs moeurs. L'une se dirige vers le groupe des amies, relève ses jupes et fait admirer ses nouveaux dessous, le jury opine du bonnet. Pour rétablir un semblant de décence, je fais observer qu'un atelier d'écriture n'est pas un défilé de mode. On en convient.
12 / I / 2000
Hier soir, à la Maison de la Poésie, très belle lecture de poèmes par Fred Personne, ponctuée des notes nerveuses d'un accordéon. Programme sur ses deux jambes: Douce France et Dure France. Alternance des dits du plaisir de vivre, de la beauté du monde et de son horreur, de ses violences; poésies de combat... 48... 70... 14-18... 40... toute l'abjection d'un siècle et demi, et tout l'honneur des hommes qui n'abdiquent pas. Émotion grande, vérité, simplicité du dire, Fred Personne ne donne ni dans l'effet surajouté, ni dans l'emphase, il fait vivre comme s'ils étaient vivants devant nous, dans leur prime émotion, les Francis Jammes, Henri Bataille, Anna de Noailles, Victor Hugo, Jean-Baptiste Clément, Marceline Desbordes-Valmore, Guillaume Apollinaire, Benjamin Péret, André Hardellet, Tristan Derême, Pierre Jean-Jouve, Francis Carco, Robert Desnos, Max Jacob, Louis Aragon, Jean Cayrol, Jacques Prévert, Léo Larguier, Lucien Jacques, Jules Lefèvre-Deumier, Georges Chennevière, Paul Eluard, Charles Baudelaire (Enivrez-vous)... Quel éventail! Quels trésors d'âme et d'humanité scandés, énoncés! Une émotion du dire et du penser comme on en éprouve de rares fois dans une année.
¤ N’ai jamais lâché la cordée poétique. M’y suis raccroché avec force dans les années récentes. La poésie reste le fondement : le chant profond, le cante hondo. Pas au pied d’un autel ! Les dieux n’en sont que la parodie. Au pied de la montagne. Elle est dans l’homme, et pour lui seul. C’est, selon ma définition, le roc fertile.
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Le roman est lui aussi en chantier. Il va, lorsque du moins je m'y mets. La difficulté, l'effort monstrueux qu'exige le genre me rebutent davantage. Et il me semble que les romans, aujourd'hui, les miens en tout cas, s'écrivent en pure perte, comme objets anciens destinés à l’enfouissement dans des sables mésopotamiens. On ne les mettra au jour que dans des siècles, des millénaires, ou on ne les reverra plus jamais. La question de ma foi en la postérité? Difficile! Croire en quoi que ce soit n'est pas dans ma nature.
14 / I / 2000
Sortie des écoles, sortie des gogols. Plaignons les professeurs. (Collège Gustave Flaubert, avenue d'Ivry, Paris, XIIIe).
17 / I / 2000
Galliano-Dior, haute couture... une collection inspirée des haillons des S.D.F. et autres déchets sociaux que produit à foison le système. Au Figaro, on en bée, on ne sait si d'admiration ou de satisfaction scandalisée. La bourgeoisie n'en revient pas de l'audace esthétique de son propre cynisme.
¤ Nos quotidiens, qu’importe leur orientation, sont des chefs-d’œuvre de puanteur. Ils se battent désormais pour survivre à la mévente due à l’illettrisme grandissant, à la presse gratuite, à l’internet, aux médias plus attractifs, au manque de publicité. Ils se prostituent donc avec une ardeur jamais vue ! Et nous entrons dans une année préélectorale… Nous n’avons rien lu encore ! (Me relisant, je me demande pourquoi j’ai inséré ici cette remarque. Je n’en sais trop rien, mais tout est noir.)
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Puisque nous passons par Le Figaro, le supplément livres-culture de ce 13 janvier 2000 est un modèle sans doute insurpassable. Outre l'habituel "tournez manèges!", on y lit le chronique d'A.B., comme par hasard consacrée à un livre-Grasset, soit à un roman de D.F. : mélange inextricable, cette chronique, de cuistreries, logomachies, parallèles aberrants, énoncés entortillés et filandreux d'un phraseur atteint de sénilité... Si l'on était la cible de ses cafouilleuses attentions, on aurait honte. Le plus comique est que le romancier, on le suppose au vu des mœurs du temps, remerciera pour ce triste potage.
Dans le même supplément, pas mal non plus la recension d'un roman de P.G., lequel sent son bœuf mode à plein nez, par un certain N. d'E. d'O. Est-il jeune, est-il vieux, celui-là? Il porte un nom qui sans doute l'autorise à manier la brosse à complimenter, l'hyperbole et le lieu commun avec une maestria peu ordinaire. Félicitations, monsieur ! Quant au romancier, dans un article voisin, il se rengorge, prenant la peine de nous indiquer que, dans une liste onomastique codée figurant dans son livre, il a placé l'anagramme de son nom. Où va-t-il chercher tout ça?
Enfin, très prometteur encore, un certain J. B. descend en quelques lignes l'excellent recueil de nouvelles d'Annie Saumont - Noir, comme d'habitude -, coupable de l'avoir attristé, d' "abuse[r] des situations hyperréalistes" (cette observation a-t-elle un sens?), de manquer d'humour comme de "trouvailles littéraires". Ce monsieur ne sait pas lire et ne le saura jamais. Annie Saumont est au-delà du jeu stérile des trouvailles: elle travaille et met en travail la phrase comme personne, sa cadence est unique (J.B. n'est pas sensible à la cadence), elle chahute de façon on ne peut plus personnelle la ponctuation, et surtout, avec une sens très vif de l'ellipse, elle fait surgir les faits de l'expression intérieurement monologuée de ses personnages qui, avec beaucoup de légèreté, un à-propos accordé aux façons de dire de notre temps, avec sa respiration heurtée, est parfaitement original. C’est une accoucheuse. Elle tire la leçon de Joyce sans en être l'esclave, elle ouvre ses champs à l'air du large littéraire. Quant à la tristesse, il faut écrire dans le Figaro pour prétendre regarder notre monde tel qu'il ne va pas sans en éprouver quelque affliction. Cela dit, une nouvelle comme Anniversaire n'ouvre en rien sur le désespoir. D'autres sont de véritables chefs-d'oeuvre de drôlerie et d'ironie, en dépit de ou grâce à leur contexte noir. La visite (l'écrivain dans ses bonnes œuvres en milieu carcéral) ne concède rien aux modes du jour et fait sourire de bout en bout; J'ai un tatouage sur le bras droit, oui, est une merveille noire, mais une merveille. Ce monsieur est bien là où il est : il n'aime pas la littérature, il est sourd, il est aveugle, donc parfait dans son rôle de chroniqueur des lettres.
18 / I / 2000
L'histoire est-elle une science ? Elle l'est sur un point et un seul, mais envahissant, celui de la bêtise et de la méchanceté des hommes dont les méfaits sont aussi reproductibles que prévisibles. Ce sont là des marques définitoires de la science, m'a-t-on dit.
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On meurt alentour.
Vient-il le temps où nous irons à plus d'enterrements que de baptêmes? Il n'est plus d'espoir qu'en la déchristianisation de nos contrées et ces nouvelles façons de mettre les morts en bière comme on poste des lettres anonymes.
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Violence dans les écoles, les collèges. Professeurs agressés, molestés. Poignards et revolvers... viols de lycéennes par leurs condisciples... Condisciples... le mot a-t-il encore un sens ? Nouvelles en rafales, comme si les langues se déliaient soudain... nouvelles effarantes : un lycéen est torturé par ses camarades de classe durant plusieurs mois, l'infirmière du lycée finit par soupçonner quelque chose; un élève de 6e échappe de peu à la défenestration que veulent lui faire subir de plus grands, véritable tentative d'assassinat; une jeune fille est sauvagement battue par des garçons de son lycée... Nous faisons récolte de nos semailles: introduction à surdose de la violence américaine, sous les formes les plus détournées (économiques) comme les plus agressives pour la pensée et l'imagination (l'imagerie US).
Nous régressons vers d'étranges barbaries. Les belles âmes nous disent : "Croyez en l'homme, tout s'arrangera." Âmes de curés, miroirs sans réflexion : les églises sont vides, les Lumières sont éteintes, le chromo US triomphe, les industries du décervelage (jeux video, téléfilms) font florès. La misère économique, bien réelle, ne peut tenir lieu de seule explication. Dans les décennies passées, de pires misères existaient sans que la férocité juvénile se donnât les coudées aussi franches. Les responsables politiques et religieux, les autorités morales se taisent. Si je crois à quelque chose, c’est à leur essentielle lâcheté.
19 / I / 2000
¤ Vivre en Amérique, même sans se déplacer, a un prix. Le prix fort. Ne pourrait-on tout aussi bien, et même mieux, penser vivre au Japon, aux Tuamotou, dans la maison de nos grands-parents, dans le temps où l’on pouvait croire en des civilisations. Ce ne sont pas nostalgies, rêveries. Pourquoi l’homme, cette merveille de la nature, cette créature supérieure, n’est-elle pas capable de se mouvoir volontairement ?
En état d'ébriété, il veut tuer sa femme, ne parvient qu'à la blesser grièvement. Conclusion de l'enquête en termes de commissariat : tentativre de meurtre.
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Mon libraire de quartier "en a marre". Il veut changer de métier, se salarier. La mévente des livres et de la presse le met dans une situation financière chaque jour plus difficile. Cette société prône le muscle contre le cerveau, les résultats s'inscrivent au tableau d'affichage. Comme dans un match, ils sont incontestables.
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L'ami Dominique Noguez se trompe à espérer que l'on puissse "aimer à la fois le couscous et le cassoulet, le thé à la menthe et le vin de Chinon", être enfin de l'Islam (soumission) et de France (révolution) dans le même mouvement. Rabelais nommait également couscouton le cassoulet et le couscous. Tout cela est fini, ou presque. Certains peuvent s'engager dans cette voie large, c'est à leur honneur, à l'honneur de leur coeur et de leur ingénuité. Entre modèle US et islamisme rampant (rappelons qu'il le restera seulement jusqu'à modification du rapport démographique), nous sommes mal engagés. Jamais les fondamentalistes musulmans ne tolèreront les femmes libres et cultivées, la mixité dans les écoles, la langue française ni toute forme de parité entre cultures. Il faut espérer dans les intellectuels arabes et dans les jeunes filles et femmes maghrébines: là est le défaut de la cuirasse de cette authentique machine totalitaire qui marche contre nous.
¤ Vous voyez, tout n’est pas si noir !
Suis-je réactionnaire? Pourquoi m'inquiété-je encore de cela? Une foi ne recule qu'en mourant.
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À la question de la techno-science (blé qui ne donne pas de semence féconde: Terminator, semence qui se réserve et s'oublie, Sperminator , etc... sans parler de tout ce que nous n'imaginons même pas des futures manipulations du vivant ), la réponse du principe de précaution (dernière faribole à l'usage des naïfs) sera inopérante. Elle ne pèsera rien face au principe de commercialisation. Il y faudrait une éthique. Mais toute « morale » est vue aujourd'hui comme la nouvelle Bête 666. Cela se paiera d'un prix inouï.
23 / I / 2000
Amuser les enfants est une tâche indispensable.
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Qu'un écrivain me déçoive et les quelques livres que j'ai de lui finissent en élévateurs de pieds de lits, à la campagne. N'est-ce pas rendre enfin utile la critique littéraire?
27 / I / 2000
Plaisante affaire que de voir M.Allègre et Mme Ségolène Royal (qui ont à voir, dit-on, avec les services supérieurs de l'éducation nationale) courant aux écoles y éteindre les incendies qu'ils ont eux-mêmes allumés par leurs creux discours, leurs vagues initiatives sur l'enfant promu citoyen avant que d'être conscient et responsable, précédés en tout cela par le top model sur le retour, Jack Lang, en son temps thuriféraire des arts du tag et du décervelage techno... Aux petits imbéciles fascisants qui font peser sur le peuple écolier et ses maîtres la terreur de leurs violences, par ces gens-de-gôche formés, tolérés, encouragés, les Allègre et Royal prétendent aujourd'hui enseigner la morale! - le joli mot! La jolie chose! - il n'y a pas un mois encore déclarée possession exclusive des réactionnaires les plus rances. Leur dernière tactique : on fera désormais appel à la police en cas de bris de mobilier dans les établissements scolaires, fini le laxisme! Voyez de quel bois je me chauffe ! Voilà qui ne manque pas de piquant. À quand le mitard et les quartiers de haute sécurité dans les collèges, les lycées? Imaginez le tollé si un ministre de droite avait, naguère, proposé une telle mesure. Que de râles indignés, d'envolées enflammées ! Aujourd'hui, pas un mot. La pensée formatée ne pense plus. Elle attend que ça se tasse. Il y a d'ailleurs tout lieu de penser que de cette morale de la rédemption on ne se souviendra plus dans six mois.
¤ Ça n’a pas raté. Aujourd’hui, nous attendons les dernières promesses de Sarkozy le Preux : l’envoi des fauteurs de troubles lycéens à Cayenne, sur la lune, au Monomotapa…
Le ragoût pédagogique ne manque pas de sel, de ce sel répandu sur les blessures pour que l'on souffre davantage. Je repense à cette saillie d'Anatole France au sujet J.-J.Rousseau: "Sa doctrine est celle des hommes qui n'ont jamais ri. Elle ramène l'homme au singe et se fâche hors de propos quand elle voit que le singe n'est pas vertueux."
Ce qui se programme ici, avec l'accord des irresponsables politiques, c'est la transformation des lieux d'enseignement en maisons de redressement, en parcs pour irracionales (animaux, en vieil espagnol), en espaces d'isolement... Il va falloir modifier les programmes de formation des professeurs désormais promus au rang de gardiens de l'ordre. L'enterrement de l'école républicaine devrait être une cérémonie à la hauteur de l'événement.
Les politiciens de tous bords ne s'émeuvent de cette gabegie qu'à proportion des risques encourus pour leur réélection. Pour le reste, l'école du peuple leur est une vieille lune. Leurs propres enfants, pour suivre les solides études qui leur assureront le pouvoir dans le futur, vont d'École Decroly en École Alsacienne, de lycée Stanislas en lycée Louis-le-Grand ou Henri IV... Ensuite, ce seront les grandes Écoles, ou les Universités anglaises, suisses, américaines. Ils ne craignent même plus le réveil d'un peuple qu'ils tiennent dans les songes petit-bourgeois, la crainte du chômage et l'abrutissement télévisuel.
À dire vrai, je ne m'amuse pas, je vomis.
28 / I / 2000
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L'autre nuit (vendredi, quatre heures) regardé Paris enfoncé dans les brumes. Des vallons de lumières jetés entre des massifs d'obscurité. Beauté paisible de la Belle en son sommeil d'hiver.
¤ Les pierres, oui, opposent une belle résistance !
29 / I / 2000
J'ai parlé à Artémis. Ce qui s'appelle parler, pour la deuxième fois ce dimanche-ci. Pour cela, pour oser parler à cette chatte, il me faut avoir bu suffisamment. Il y faut aussi de la douceur, une insistance paisible, presque tendre. Elle a réagi comme la première fois - cf. Journal de vacances d'une chatte parisienne-, projetant sans violence sa patte vers moi, me touchant le visage. Cela veut dire: "Cesse, je sais que tu ne me veux aucun mal, mais tu me fais peur." A-t-il existé cet âge où hommes et animaux conversaient? J'en doute, je voudrais y croire pourtant. L'âge d'or est en moi, nulle part ailleurs.
Ce que j'ai bu ? D’une merveille comme il en est peu, d'un bourgogne de la Côte chalonnaise, le clos Jus de François Lumpp, à Givry. Nez de mille-et-une nuits, de tendres et éclatantes rumeurs parfumées, bouche de longueur infinie, une plénitude sans épithètes.
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Si je me représente ces quartiers des XVIe et VIIIe arrondissements, de l'Opéra au limes de Ville-d'Avray, où je ne mets les pieds que par obligation tant ils sont dépourvus des indispensables oasis-brasseries citadines, tant les femmes qu'on y croise me paraissent guignolettes blondes interchangeables, sachets gonflés de stupidités arrogantes, j'imagine aussi leurs hommes allant aux putes odorantes et sublimes des zones périphériques, aux call girls, pour changer! Si je me représente les massifs de pierre obscure, les façades monumentales, les épaisseurs haussmanniennes, orgueilleux et misérables retranchements du coagulum bancaire des dynasties argentées, je pense détournements de fonds, captations d'héritages, délits d'initiés, pots-de-vin, corruption, escroqueries... je pense à tout ce qui étaie les soubassements du luxueux dépotoir des grivèleries bourgeoises. Je suis incurablement peuple, en dépit des apparences. J'ai honte des instants de mon existence où j'ai pu ressentir des prurits de bourgeoisie. Je pense au peuple grugé, stupide lui aussi, ahuri, fasciné, anesthésié, châtré, et je souhaite qu'il se réveille un jour prochain, qu'il mette le feu à cette ordure entassée. Tout comme Bloy - sans le lance-flammes de son verbe malheureusement ! - je hais ceux-là même que les communistes d'aujourd'hui objectivement révèrent. Je sors de la conciergerie de cette décharge nauséabonde. On ne hait plus comme il faut, de nos jours. On ne veut plus causer de peine à personne.
30 / I / 2000
¤ Pour clore cet épisode : compréhension du pourquoi de l’abandon de ces carnets, dans quelque temps, et pour une assez longue durée. L’écoeurement, l’interminable répétition de l’écoeurement !
Fin des Carnets d’un fou, VII ___________________________
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