Carnets d'un fou -6
VI. 1er novembre 2010
Michel HOST
Carnets d'un fou
Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité
« La vie est courte, laissez-moi être dupe de mes travaux et de mes plaisirs. » Alexis Léger, cité par Paul Morand in Journal d’un attaché d’ambassade, 1er oct 1916
Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Vie littéraire les accueille : qu’elle en soit remerciée. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille. – Michel HOST
En France, on applaudit depuis cinquante ans à la Scène des stupidités nationales, on continue à porter d’inexplicables chapeaux, et le Gouvernement ne change qu’à la condition d’être toujours le même !…
Balzac, Les Illusions perdues (Abbé Herrera)
# Notations : du 19 octobre au 31 décembre 1999.
¤ Commentaires : novembre 2010.
# Le Figaro. Question : "Le français va-t-il mourir ?" Article d'Yves Berger plutôt bien tourné, qui fait écho à quatre publications récentes sur le sujet. Il en ressort que, pour la langue comme pour toute autre chose, on n'est jamais mieux trahi que par les siens: un ministre de l'Education (incapable d'ailleurs de s'exprimer correctement dans sa langue) déclarant allégrement que les temps sont venus de ne plus tenir le français pour la seule langue nationale, le P.D-G. d'une de nos plus grandes entreprises faisant à ses cadres l'obligation de s'exprimer en anglais (autrement dit, en américain) dans toutes leurs communications écrites ou orales, ces décisions d'ordre purement pratique ayant été de longtemps relayées par le snobisme anglomaniaque de nos élites bourgeoises affairistes. Ajoutons-leur les professeurs mis dans l'incapacité d'enseigner la langue et la littérature françaises quand bien même ils le souhaiteraient: ces disciplines sont refusées par des populations scolaires inaptes à en recevoir l’enseignement parce que numériquement submergeantes, massivement décérébrées par injections répétées et mortelles d'images, et aussi parce que victimes, les uns et les autres, de méthodes globalement inspirées de l'analyse critique sans recevoir jamais le contrepoids du plaisir essentiel de la création personnelle. Cette citation de Claude Hagège - "Je prédis l'extinction des langues internationales européennes. Le gouffre de l'Histoire est assez grand pour tout le monde." - est terrifiante. Mais n'est-ce pas là l'avertissement à tous, allemands, nordiques, français, russes, italiens, roumains, portugais, polonais… qu'il est encore temps de ne pas se jeter dans le gouffre ? Les moyens existent, ou les armes. Commençons par rappeler aux Anglais que leur langue magnifique est menacée de se diluer dans l'atroce cancanement monosyllabique que veulent imposer au monde les Donalds du commerce et les Mickeys de Wall street. On peut supposer qu'ils ne l'ignorent pas, mais que trop occupés par les affaires comme c'est leur pénible habitude, ils n'ont pas le temps de s’y arrêter. Si l’on prenait claire conscience du fait que nos langues, non seulement nous représentent, non seulement excèdent leur fonction de communication, mais sont les seules valeurs spirituelles, d'identité, de beauté et de très fins et précis instruments d'expression et de connaissance perfectionnés par des générations de parleurs et de manieurs de plume, ce serait là un pas essentiel. Le bloc de la résistance n'en serait que plus solide.
Appuyons-nous sur les peuples immenses qui parlent nos langues, souvent mieux que nous-mêmes, avec plus de précision et de couleur, et qui y sont parfois plus attachés que nous le sommes parce qu'ils les ont apprises avec amour et respect : peuples francophones d'Afrique et du Québec, hispanophones (Méso et Sud-Amérique), lusophones (Brésil, Afrique, Asie), anglophones (Afrique, Asie, Canada), aidons-les dans ce mouvement de générosité et d'acceptation d'une identité multiple, plus riche, plus ambitieuse. Aidons-nous en les aidant. Le combat ne fait que commencer. Aucune bataille essentielle n'a encore été perdue. Tout est à penser, à mettre en chantier.
C'est pourquoi, en ce qui concerne le français singulièrement, je suis du camp de ceux qui disent que la question du Figaro tient de la "prophétie ridicule" (Boualem Sansal, algérien), qu'elle est une "assertion inique" (Michel del Castillo). Avec Richard Millet, il me paraît que l'on défend le mieux la langue en "l'illustrant ou en l'enseignant", les écrivains et les professeurs ayant partie liée. Il y faut encore l’engagement global des élites sociales responsables et capables d'agir sur le réel (gouvernants, médias) et de la population (prise de conscience, mises en jeux de formes multiples d'actions: la dictée cérémonielle annuelle de M.Pivot n'y suffit pas, étant peut-être même contre-productive. Les émissions littéraires survivantes à la TV et à la radio pas davantage, qui devraient être étayées par d'autres initiatives.
L'enseignement est essentiel (la langue, quoique pétrie d’anglicismes sans utilité), est bel et bien travaillée à mort, par sa déstructuration lexicale et syntaxique constante, admise, soutenue chez certaines élites démagogiquement orientées qui se font un devoir de la défigurer : cela commence par l'évitement des liaisons (obscène référence à l'écrit sans doute !), continue, avec bien d'autres, par celui de la forme négative et du mode subjonctif même lorsqu'ils donnent au propos son seul sens exact, et s'achève dans l'approximatif sabir qui nous est infligé aujourd'hui. Il ne s'agit nullement, bien entendu, de vouloir fixer la langue dans un classicisme certes plaisant mais dépassé, et encore moins de la soumettre à toutes les manières de purismes stérilisants. Sa défiguration est cependant un obstacle aux évolutions naturelles, elle conduit au chaos, à la cacophonie linguistiques, et donc au désir de régurgiter le bol indigeste.
19 / X / 99
¤ J’ai donné récemment un article à L’Atelier du roman (septembre 2010, N° 63) dans lequel je dis mon amour de la langue française, mon désespoir de la voir s’effriter, se détruire aujourd’hui dans le langage quotidien et celui de la communication (?? !!), ma naturelle tendance à abandonner un combat que je crois déjà perdu (à l’inverse de ce que j’affirmais en 1999)… Mais, reprenant mes esprits, en professeur que je fus, je m’en remets dans le même article, et en conclusion, à la seule bouée de sauvetage d’un enseignement rendu à lui-même, à ses devoirs d’efficacité, à ses tâches vitales, pour lui-même comme pour les contenus enseignés. Je cite donc ici mes dernières lignes :
« […] Si néanmoins des esprits sains reprenaient le pouvoir au ministère de l’E.N., des esprits capables de mesurer l’ampleur du désastre quand il en est temps encore, ils seraient bien inspirés de :
- cesser de réduire les heures d’enseignement de la langue, puis de les restaurer dans le primaire et le secondaire ; de les établir dans l’enseignement supérieur.
- préconiser la seule méthode analytique pour l’apprentissage de la lecture.
- rendre à la mémoire ses pouvoirs éducatifs par l’apprentissage de fables, poèmes et proses brèves (la récitation, qui grave les formes belles et naturelles).
- rendre aux analyses logique et grammaticale, sinon leurs lettres de noblesse, leur brevet d’utilité pour la compréhension des mécanismes de la langue.
- rendre aux exercices concernant toutes les catégories de mots et de formulations, leur fonction d’appréhension des nuances, variations et oppositions.
- faire de la dictée « raisonnée » (plutôt que « couperet ») un exercice régulier et profitable.
- nous restituer des manuels de littérature anthologiques et chronologiques, initiateurs solides et consistants, qui rendraient inutiles les fascicules et les digests autorisant à n’aborder les œuvres que par le petit bout des lorgnettes. Réhabiliter la difficulté, excitante pour l’esprit, au lieu de la facilité qui l’annihile.
- tendre enfin, dans un esprit contemporain, à un retour aux idéaux d’un Jules Ferry, car c’est du peuple qu’il s’agit : ou on l’asservira davantage, ou on le libèrera à nouveau. Tel est l’enjeu. Quant aux enfants de la bourgeoisie, qu’on ne se fasse trop de souci pour eux : quoiqu’il arrive, ils resteront les héritiers, et plus privilégiés encore dans un système qui, des enfants des classes populaires et modestes, fait des pauvres triplement pauvres : en moyens matériels, en moyens linguistiques, en moyens intellectuels. »
Propos qui ne manqueront pas d’être taxés de réactionnaires par les modernistes pédagogues (Ecole Meirieu du « ne rien apprendre par la joie »), les esprits courts et bornés qui courent les couloirs des ministères, les studios des grands médias)… Propos que j’assume entièrement.
# Suivi à la télévision une émission dont le sujet était La spirale de la délinquance chez les adolescents. Débats, film illustratif fondé sur un fait divers qui défraya la chronique, séances filmées au tribunal pour jeunes délinquants de Versailles, et dans une prison pour mineurs du Midi. Partie débat: constante stratégie de contournement de la notion de morale, incroyable tabou de notre époque : la chose n'a plus droit de cité, le mot n'est pas prononcé une seule fois. Comme on ne peut entièrement s'en passer, on use de substituts périphrastiques: donner un cadre, le défaut de soutien et d'autorité, le manque de repères, le flou des limites, l'absence de valeurs, le laxisme parental... Ce serait amusant si ce n'était signe d'une impuissance et d'un renoncement. Au tribunal de Versailles, les seuls délinquants filmés sont des jeunes gens issus de l'immigration, totalement démunis matériellement et intellectuellement pour la plupart. À peu près le même tableau dans la prison, où l'un de ces jeunes gens déclare : "J'ai toujours été dur. Il faut être dur, c'est comme ça qu'on s'en sort dans la vie."
# Un film de Bertrand Tavernier est censé illustrer le propos : l’épopée de jeunes gens tueurs d'hommes riches, appâtés par les charmes de la jeune fille du groupe, tous dédouanés implicitement par leur profonde idiotie. Le film, justifié aussi par sa rentabilité, montre abondance de chairs dénudées: sans doute aussi l'un des ressorts de sa nécessité en tant que film. Une intéressante réplique, placée dans la bouche de l'acteur Richard Berry: "Chez nous, les Juifs, il y a des voleurs, des escrocs, mais pas d'assassins." Je n'en finis pas de méditer cette extraordinaire façon de se placer au-dessus du lot et de se créer, en douce, le plus d'ennemis que l'on pourra.
Avec ce genre de film, on pense irrésistiblement à ces chefs-d'œuvre d'hypocrisie américaine : séries où sont légitimées les incroyables (et toujours inédites dans leur mode) violences du héros positif - généralement un justicier, membre de la police, quelque peu détraqué lui-même à la suite de précédentes violences que lui firent entrevoir ou subir les méchants qu'il poursuit aujourd'hui de sa vindicte et dont les capacités de nuire sont amplement montrées et démontrées. Ainsi l'affaire est entendue, à d'iniques cruautés répondent de justes cruautés. Le fond des choses est simple: il s'agit, pour les producteurs, sous couvert d’élan justicier, d’halluciner le spectateur par une violence maximale, d’en appeler aux bas instincts avant de passer à la caisse.
Il faut imaginer encore l'impact de tels films, chaque jour montrés aux heures de plus grande écoute : comment pourrais-je, moi qui suis bourré de frustrations et sans moyens, atteindre à d'aussi grandioses mises en scène de la revanche qui m'habite ? Les malheureux que l’on manipule répètent : "J'ai la haine !". Leur frustration redouble et, dès que s'en présente l'occasion, ils font ce qu'ils peuvent pour se montrer à la hauteur de leur ressentiment. Ils font ce qu'on leur dit de faire. Se représenter aussi la responsabilité de ces producteurs, de ces diffuseurs de films, bourgeois friqués, les premiers à se plaindre de la colère de la rue qu'ils ont contribué à susciter, les premiers à renvoyer à l'État, à la société, au contribuable ordinaire, la charge des frais induits. Une solution: prélever 50%... 80%... des recettes de ces films, à titre d'impôt compensatoire, et ainsi les tuer dans l'œuf.
20 / X / 99
¤ Peu de choses ont changé. La paupérisation organisée de la population européenne ne permet pas que les besoins d’argent, les tentations de l’argent diminuent, bien au contraire. La délinquance prospérera. Quant à la violence spectaculaire, elle s’offre désormais avec une insistance remarquable à la télévision (séries), au cinéma, et jusque dans des émissions qui, se saisissant du réel, mettent en scène des groupes policiers spécialisés (B.A.C., G.I.G.N., C.R.S., Polices municipales, police du Métro, police anti-gangs, anti-drogues… etc.) dans leurs interventions quotidiennes. La mise à l’écran de ces interventions en fait des spectacles autant que des documents informatifs. Comme en regard, en miroir, les journaux télévisés offrent continuellement scènes d’émeutes et de destruction dans les rues des villes françaises - celles qui viennent d’avoir lieu à Lyon au prétexte de lutte contre le vote de nouvelles lois réformant les retraites, ont marqué les esprits. L’une des questions est : la violence réelle (justifiée ou non) émane-t-elle du désir de se conformer aux modèles spectaculaires qui la susciteraient ? Les modèles issus du devoir d’informer nourrissent-ils cette violence ? Autre question : cet engendrement mécanique de la violence dans un cercle comparable à celui de l’œuf et de la poule, quels intérêts sert-il ? Qui sert-il ? À quoi sert-il ?
# L'Amérique ordinaire : on y criminalise la vente et la diffusion de cassettes vidéo montrant les tortures infligées à de petits animaux domestiques. L'existence de tels documents (on sait qu'il en circule d'autres où l'on voit torturer et assassiner des êtres humains) nous fait comprendre l'essence criminogène de la divinisation de l'argent.
21 / X / 99
# Belle définition, selon Max Gallo, de la nation française telle qu'elle doit tendre à être et à rester : "une communauté d'émotions". Mais est-elle suffisante? Ne porte-t-elle pas quelques dangers? Les émotions nous conseillent souvent le meilleur, de beaux enthousiasmes, que l'être collectif s'empresse d'oublier d'ordinaire. Elles nous conseillent le pire en quelques occasions, et les ravages peuvent alors être irrémédiables.
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# Il n'est pas interdit de penser (on peut donc ne pas le penser) que l’une des catastrophes majeures du XXe siècle est la défiguration et la mise à mort de l'idéal communiste par les communistes eux-mêmes. Dans une hypothèse optimiste, ce crime vaudra à l'humanité de baigner pour un siècle au moins dans la sauvagerie libérale, dans la seule dialectique de la rentabilité financière et de la mort de l’esprit.
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# Une dame, professeur d'université, nous fait part de son horreur d'une humanité qui, ne se concevant que comme dominatrice et maîtresse sans partage, met la planète en coupe déréglée, contre toute raison, pour son profit immédiat, et se comporte en prédatrice folle et cruelle de toutes les autres espèces. Non seulement cette dame voudrait une planète débarrassée de toute trace du genre humain, mais elle la verrait meilleure et tout à fait souhaitable ainsi. Je connais la plupart de ces "rêveries", elles me traversent parfois l'esprit, la répulsion que m'inspirent l'aveuglement, la bêtise récurrente, la cruauté et la rapacité des humains me fait éprouver un profond dégoût pour l'espèce. Il m'arrive aussi de souhaiter qu'elle disparaisse et de trouver plus de bon sens aux animaux prédateurs, qui agissent sans cruauté et sans mettre en péril le jardin où ils veillent sur leurs proies. Pourtant, en dépit de mon respect presque sans borne pour la « sagesse » des animaux, je ne peux aller jusqu'à croire qu'un monde sans humains aurait encore un sens. Je sais que j'ai tort: nous ne serions plus là, et rien de plus, pour lui donner le sens qui nous convient. Ce professeur, sans illusion quant à l'espoir de voir ses vœux se réaliser, prétend alors qu'en fils des Lumières, je reste un incorrigible anthropocentriste. Je ne le crois pas : simplement, l'homme ne me semble pas avoir déjà perdu tous ses droits à vivre dans l'espace encore un peu respirable de la biosphère; son échec vient (et viendra, car l'autodestruction lui est comme une seconde nature) de ce qu'il ne veut pas comprendre qu'il est part de la nature tout entière, et donc tenu de la partager, puis, selon ses capacités, sinon supérieures, du moins autres, de la sauvegarder. Éradiquer les loups, ou les ours, ou même les requins, c'est, à un terme moins éloigné qu'on l'imagine, s'éradiquer soi-même. Seuls les idiots ne le voient pas. L'illusion du progrès technique et scientifique fait accroire que l'on compensera, voire que l'on reconstituera ce qui a été détruit. Illusion facile. Bêtise et rapacité seront cause de l'échec central de l'idée et de l'espèce humaines.
Il nous faut vouloir vivre en harmonie, à moins d’accepter de façon nihiliste les apparentes fatalités. Mon anarchisme intime est encore une façon d'espérer, de ne pas vouloir me livrer tout entier aux vertiges de la nada.
24 / X / 99
¤ Ces préoccupations (respect de la biodiversité, épuisement des ressources naturelles, irréversibilité des phénomènes à partir de certains seuils de destruction, effets nocifs de certaines activités humaines) ont aujourd’hui atteint le stade d’une angoisse assez profonde pour être énoncée. Les sphères politiques ont pris conscience des dégâts comme des peurs qu’ils engendrent. D’où les décisions successives de se lancer dans de grandes campagnes de refondation des concepts et des pratiques (Rio de Janeiro, Kyoto, échec de Copenhague… Il y a quelques jours encore, en Chine ou au Japon…, etc.) avec une impuissance presque totale à mettre en œuvre des actions véritablement efficaces. Comme il se doit, est apparu un parti de négateurs qui ne voient rien que de naturel dans les évolutions climatiques et autres de notre planète. Les industries agro-alimentaires, qui stérilisent des milliers d’hectares de terre et engrangent énormément de billets verts, font la sourde oreille. La question de la surpopulation - tabou des tabous ! – n’est presque jamais abordée. Qui l’aborde est voué aux gémonies. Bref, nous avançons en faisant du sur-place. J’avoue que tout cela fait peur. La devise est « il faut que ça change, mais surtout que rien ne change ». Holà ! Je rédige le dernier tract de Greenpeace ! Je radote. Brisons là. Et pourtant, oui, j’ai peur.
# L'armée russe, sous le prétexte d'éradication du terrorisme, écrase sous le feu la population tchétchène. Les Chinois poursuivent leur entreprise de colonisation violente et de désidentification du Tibet. Le silence est quasi général, du moins chez nos autorités politiques et morales qui, n'importe où ailleurs, si elles y trouvent quelque intérêt, ne se gênent pas pour engager le fer et le discours du redresseur de torts.
¤ Le business fait non moins la loi du silence. Grandes et petites satrapies prospèrent dans le dos des muets et sur le ventre des hommes d’affaires. Devons-nous espérer quelque évolution de certaines d’entre elles ? La Russie ? Qui sait ?
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# Je satisfais mes tendances hédonistes dans l'amour des chats, du rugby et des bons vins. Je ne vois de salut, pour moi comme pour tout le monde, que dans la réalisation de travaux satisfaisants pour l'esprit, dans le détachement des préoccupations de la spéculation sur l'argent, et dans le soin qu’il faut mettre à ne jamais lire la chronique littéraire parisienne.
1 / XI / 99
# Pourquoi écrit-on? Question rituellement posée? Par qui d'ailleurs? Dans quelle intention? Réponse à peu près impossible. Julien Gracq, cela semble dérobade sur dérobade, affirme que l'on n'écrit que par imitation, parce que d'autres ont écrit avant vous et que leur belle action vous séduit assez pour que vous emboîtiez le pas à la musique qui passe. Il en tire la conséquence que la question n'aurait de sens que posée au premier à qui l'idée est venue d'écrire.
A la réflexion, la facilité de Gracq ne me paraît pas dépourvue de vérité: comme tout écrivain sans doute, j'ai imité, oui, Ronsard, Du Bellay et André Chénier, curieux éventail, c'était mes écoles intimes : mes notes de cours tenaient dans de minces carnets à spirale rangés dans mes poches, d'où ils s'échappaient sur les terrains de football, dans les cours de récréation. Mes camarades me les rapportaient avec des sourires gentils et tordus: c'était un peu louche ces gribouillages que personne n'exigeait de moi ni ne notait. Mes écoles étaient autre chose, au-delà de l'imitation - oubliée dans le temps où j'écrivais -, un naturel mouvement de l'esprit, de la main, du cœur et du corps, pour un plaisir non analysé alors, celui du jeu des mots et des pensées. Le plaisir, premier déjà. Le même que je souhaite donner au lecteur, différent sans doute de celui que j'éprouve dans l'instant de l'écriture, transmutation d'un bien-être en un autre que je souhaite de même intensité.
10 / XI / 99
¤ Comme il m’arrive de fatiguer dans les travaux de l’écriture, de me dire, au soir ou au matin, à quoi bon tout ça ? Arrêtons… descendons à la cave et vidons les bouteilles… caressons les chats en regardant les programmes ineptes de la télévision… j’obtiens, en quelques jours de ces macérations, de m’anéantir dans des écœurements océaniques, des déprimes à la mesure de la faille de San Andreas. Je vais par le fond, je suis au point de crever, ou bien de m’acheter une arme pour tirer dans le tas (faire crever les autres est une solution qui a ses avantages !), de dormir une année de rang… Alors se produit - jusqu’ici cela s’est toujours produit - cette sorte de miracle de quatre mots se mettant en ordre de marche, quelque part dans mon crâne, et que ces mots extirpent de moi le désir, et que renaisse le plaisir…
# Affirmer qu'on est athée, comme dans le blasphème, c'est supposer Dieu. Agaçant !
Pourquoi Dieu m'aurait-il donné la raison qui m'interdit de croire une seconde en son existence? Dieu inconséquent? Impossible. Dieu n'est donc qu'une rêverie. Ou simple création de cette rêverie.
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# Comme dit M.D.B., il faudrait relancer la fabrication des piques. Outre la contribution à la lutte contre le chômage, promener des têtes à la pointe de ces engins serait un exercice de santé qui répondrait à notre vénération patrimoniale et ne manquerait pas de faire plaisir. D'autant que les têtes à piques se lèvent de tous côtés ces jours-ci.
11 / XI / 99
¤ Il n’y a plus que des « têtes à piques » dans les sphères dirigeantes. Mais, finalement, nous ne relancerons pas cette fabrication, il en faudrait tellement… Les Chinois se verraient privés d’acier, nous n’aurions plus de tankers, de paquebots, d’automobiles ni de tire-bouchons et de petites cuillers.
# La saison des prix littéraires touche à sa fin. Demi-saison. Automne pourri. Triste fin. Les jurés de certain prix ne participent pas au dîner, la chose est, selon eux, "verrouillée". Démissionneront-ils? Il semblerait que non. Futurs combattants de l'ombre. C'est beau.
¤ Ce 1er novembre 2010, la machine s’apprête une fois de plus à ronfler pleins gaz, les jurys sont dans les starting-blocks, les chroniqueurs littéraires à leur ordinateur, Michel Houellebecq promène son basset devant le restaurant Drouant… On me fait des reproches :
« - Qu’as-tu à critiquer la machine ? Elle ne t’a pas desservi, autrefois.
Moi : - Oui… autrefois…
Mes contempteurs : - Eh bien quoi… à chacun son tour.
Moi : - Vous devez avoir raison.
Eux : - Voudrais-tu être et avoir été ?
Moi : - Non, pas vraiment… Et zut, puisque c’est comme ça… garçon, limonade pour tout le monde ! »
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# Le Monde (il m’arrive encore d’y jeter un œil). Compte-rendu - pour moi anonyme (un certain A. L-L.)-, d'un travail historique - Staline assassine la Pologne, dont l’auteur est Alexandra Viatteau -. L'ouvrage tendrait à démontrer la préméditation stalinienne d'un "crime contre l'humanité", d'une "solution finale polonaise". Thèse inadmissible, sacrilège, de l’avis de l'articuliste : il n'est, selon lui, il n'a jamais été, il ne sera jamais qu'un seul génocide, une seule Shoah. Que se le disent les Gitans, les Cambodgiens, les Rwandais... L'ouvrage est donc mauvais, et qui plus est "il porte un sérieux coup à la crédibilité [de la] collection" dont il fait partie. On n'est pas plus objectif. Ce chauvinisme de la pensée admise et unique ferait rire s'il n'entrait, disons-le tout net, dans un plan concerté de consolidation de positions idéologiques étroitement liées aux médias et aux intérêts qu'ils promeuvent.
12 / XI / 99
# Ce matin, sur France-Culture, on lit Gargantua. Morne lecture! Rabelais n'est plus fait pour notre langue qui ne mouille pas les « l », ne roule plus les « r », escamote les consonnes finales, élude les liaisons les plus nécessaires, une langue qui s'est privée de corps sonore, et qui, squelettique, ne peut plus dire poésie de sang et de chair.
Les comédiens (ceux-là du moins) n'y croient pas, ou ils ne comprennent pas ce qu'il y a d'humour charnu et bon compagnon dans se tenir au chaud onze mois dans le ventre de sa mère. Ils forcent donc le trait, le ton, la voix… ils sont hors de toute santé. Notre esprit ne bande plus, notre langue ne mouille plus, tenter Rabelais, de nos jours, c'est vouloir péter plus haut que notre maigre cul, lequel ne se soutient plus que de misères pornographiques.
15 / XI / 99
¤ Rien à ajouter. Plus même entendu parler de Rabelais depuis dix ans. C’est un écrivain, un penseur qui passe désormais l’entendement de ce temps-ci, dans lequel penser tient de la faute de goût et du déni de consensus terne, où rire dérange et donc ne se fait plus, où seules demeurent les vulgarités de langage dans la bouche des voyous et des ministres. Rabelais s’amusait et nous amusait des seules grossièretés dont s’amusait la langue et se comblait l’éminemment heureux et humain désir de rire ensemble.
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# Sommet de Seattle : on y réorganisera et perfectionnera les processus de commandement de l'O.M.C. (Organisation Mondiale du Commerce). Les politiques y viennent en rangs serrés, imbus de leur importance passagère, de l'image qu'ils présentent de personnages responsables, puissants, la main posée sans crainte sur la carapace visqueuse du caïman de l'Économie. En réalité, pour la plupart, ils n'ont que des connaissances élémentaires des mécanismes économiques planétaires et se font conseiller par des cerveaux éclairés, lesquels sont à la solde de lobbies que l'on prétend soumettre à la raison politique et aux simples nécessités de préservation de l'humanité et des ressources naturelles non inépuisables. On court donc -c'est pure logique- à de planétaires et irréversibles catastrophes.
24 / XI / 99
¤ La catastrophe s’est produite à dix ans de là, presque jour pour jour. Cela s’est appelé La Crise de 2009 ! Comparée à l’envi à celle de 1929. Les banques étatsuniennes ont failli se ruiner à force de ruiner les acheteurs d’appartements et de maisons à crédit (mystère divin dit des subprimes). Elles ne travaillaient que pour leur profit et celui d’un bon nombre de spéculateurs. D’autres États, d’autres pays furent contaminés. Les contribuables, mis à contribution, ont renfloué les banques. Un chômage effroyable s’est ensuivi. La mécanique bancaire s’est remise en marche plein pot. Les banques ont remboursé les États et repris leurs trafics d’argent, en attendant que quelqu’un leur impose d’hypothétiques contrôles et limite leurs excès de vitesse. La chose ne risque pas de se produire avant le Jugement dernier. Les foules qui couchent désormais à la belle étoile, les contribuables qui grattent leurs fonds de poches éprouvent une énorme déception, voire de la frustration et même un peu de colère. La rue semble vouloir se convulser, ici ou là. On festoie à Wall street, on danse le rigodon à la City. Dieu, là haut, trouve ces choses follement amusantes : on prétend qu’après n’avoir aimé que le rami, il s’est enfin mis au poker.
# À titre d'exemple du passage de la camisole au vocabulaire quotidien, n'a-t-on pas entendu, sur les ondes radio-culturelles nationales, c'était hier, s'engager un bavardage semi-savant au sujet de l'école et de l'immigration, dans les termes suivants : " - Ah! comment faut-il dire (je souligne)?... Français de la deuxième génération? Jeunes immigrés de souche? Notez que je ne fais aucune allusion aux questions de pigmentation... etc." Tombés à ce point d'intoxication du langage par la pensée orthodromique, d'injonction faite à la phrase de se plier à la norme, d'embarras dans l'impossible choix des mots – car tous finissent frappés d'indignité à un titre ou à un autre -, c'est entrer dans une véritable société inquisitoriale, dont les familiers existent d'ores et déjà sous la forme d'associations de surveillance et de répression habilitées à traîner devant les tribunaux quiconque aura commis une impertinence ou un écart de langage. Et les petits Torquemada, j'imagine, ne nous ont encore offert que les prémisses de leurs facultés répressives.
Bien entendu, déjà on entend le reproche des belles âmes, promptes au soupçon : ce que vous souhaitez, si nous vous comprenons bien, c'est l'entière liberté du discours antisémite, raciste et xénophobe. Il ne s'agit pas de cela, bien entendu. Mais le reproche sera fait, c'est certain, qui vaudra accusation, condamnation, et permettra de n'avoir pas à discuter plus avant ni de s'interroger sur rien ni sur personne. Certains écrivains... beaucoup... choisissent de ne jamais parler de ces choses. Prudence! Prudence!
¤ À notre temps de la langue incorrecte et malaisée se lie merveilleusement celui de la langue châtrée. Parler clair est devenu impossible. Ne parlez pas, ça vaudra mieux, nous serons bien tranquilles disent (sans le dire) nos censeurs. Mais si vous tenez tant à nous dire ce que vous pensez, dites-le de ces villages-témoins en matériaux préfabriqués que nous avons mis là, au bord de cette route que vous ne devez pas quitter. Ne sont-ils pas magnifiques ? Avez-vous remarqué leurs couleurs pimpantes ? Dans cette perspective étudiée par nos moralistes, ne donnent-ils pas la plus parfaite idée du confort ?
*
# Une fois encore, une fois de plus, la Corse saute en l’air. Plasticages de bâtiments publics, explosion de voitures piégées, le hasard et la chance veulent que, pour ces derniers débordements, l'on ne compte que des blessés... La population corse réagit, descend dans la rue. Émotion vraie sans doute, peur du sang et des dérives incontrôlables. Les politiques lancent de vertueux anathèmes, maintiennent le cap de leur carrière, les forces dites de l'ordre sont impuissantes. Les maffieux corses maintiennent le cap, eux aussi. Quand cessera-t-on de faire écho à ce titre valorisant : « F.L.N.C. canal historique ? Pourquoi ne pas dire « canal criminel » ? La vérité s'en trouverait mieux.
En attendant, avec seulement 200.000 habitants sur l'île, une poignée en somme, on ne me fera jamais croire que là-bas tout le monde ne sait pas à peu près tout de tout le monde, et que par conséquent, à des degrés variables, la responsabilité des violences est amplement partagée.
27 / XI / 99
¤ J’oublie que le silence est dû à cette terreur qu’imposent les maffieux. Ses formes les plus courantes : disparitions, tortures, séquestrations, assassinats, vendettas… Une tradition millénaire, une forme de vie locale, de civilisation, rien que de l’inimitable (dans ces merveilleux paysages, sous ce climat enchanteur), la loi des mâles, une identité selon certains… Les racines enfin, le bon vieux temps et toutes ces choses qui font vibrer ! Je suis injuste avec les habitants de l’île. Qu’ils me pardonnent.
# Certaine femme de service de la chronicule littéraire croit faire le ménage chaque semaine quand elle ne donne que coups d'épée au vent. Cet épouvantail semble encore craint de quelques éditeurs.
8 / XII / 99
¤ À la décharge des éditeurs, il est vrai que ses derniers liftings ont donné à la dame une figure épouvantable !
# La photo d'écrivain.
Elle donne lieu à de pénibles séances de pose. Un(e) photographe, tombé(e) de la galaxie des images jusque dans vos murs vous demande de prendre une attitude naturelle - tout un programme aporistique -, de vous comporter comme s'il ou elle n'était pas là, ce qui ne contribue guère à vous rassurer. Il (elle) vous garantit que tout sera terminé en un clin d'œil, le temps d'installer l'appareil sur son trépied, de prendre quelques repères, deux rouleaux seulement, l'un en noir et blanc - " La vraie photo, vous savez, c'est le noir et blanc!", l'autre en couleurs - "Les magazines ne veulent que de la couleur, si ça ne tenait qu'à moi...". Le bref épisode dure deux heures. Quand vous refermez la porte derrière l'artiste, des épaules à la région lombaire, à force de vous être tortillé dans tous les sens avec naturel et d'avoir été traîné du sofa au fauteuil, de votre table à la fenêtre, là où la lumière vous avantage, vous souffrez comme jamais vous n'aviez imaginé que l'on puisse souffrir.
L'usage de ces clichés de la douleur reste mystérieux et rarement satisfaisant. Votre éditeur, pour son catalogue ou la quatrième de couverture de votre dernier ouvrage, choisira le plus souvent celui que vous auriez écarté avec horreur, tant vous y paraissez peu favorisé par les combinaisons hasardeuses de la génétique et de la prise de vues; dans les magazines, si quelque article paraît au sujet de ce que vous avez écrit, soit l'image ne vous différenciera guère de tel acteur américain spécialisé dans les rôles de tueur en séries, soit elle ne paraîtra pas, ce qui vous donnera le loisir d'imaginer que vous n'êtes pas montrable. Vous aurez, en prime, la certitude d'avoir perdu deux heures quelques jours auparavant.
Quant à la pose elle-même - je ne parle ici que des clichés d'écrivains diffusés à un titre ou à un autre -, on observera d’abord que, pour la romancière, la trentaine est l'âge le plus recommandé pour la photo publiable ; mais il se voit des dames encore prolifiques aux approches de leur soixante-quinzième année qui, si on les rencontrait dans un cocktail, nous montreraient qu'elles ont acquis de l'art du maquillage la plus parfaite maîtrise. Le sourire - du modèle Joconde au modèle canasson-heureux-d'avoir-gagné-le-prix-de-l'arc-de-triomphe -, est de rigueur. Il est bien porté qu'une main aux doigts repliés assure un socle ferme au menton en même temps qu'elle dissimule d'éventuelles rides au cou, ou encore, ajustée à la tempe, qu'elle serve d'appui à un front penché que l'on devine lourd de pensées inouïes et d'un vécu difficilement racontable. Je manque de charité.
Pour les romanciers, si certains font leur coquette, la plupart assument les intransigeances du temps, allant jusqu'à arborer un front déplumé mais capteur de lumière, ou une ressemblance plus ou moins prononcée avec le yéti, être velu, secret, et sans doute maudit. La main, l'une des deux, à moins que l'on ait affaire à un plumitif manchot, joue ici un tout autre rôle. Sa disposition est spécifique: il convient que les doigts en soient négligemment ployés, sauf l'index, lequel se tient, rectiligne, dans une rigidité intrépide. Ainsi, toute suspicion quant à la virilité de l'inspiration littéraire est écartée. Cet index, appliqué le long de la tempe, dirigé du bas vers le haut, les autres doigts s'accotant à une ossature maxillaire que l'on devine solide, désigne la base du cerveau de l'auteur. C'est là, suggère-t-on, que tout se tient: une ample vision du monde, une puissante imagination, la fine compréhension des choses de l'existence, une infatigable créativité... Il ne semble pas que l'alternance de la main droite ou de la gauche ait de signification particulière. On en inférera tout au plus quelques hypothèses sur les habitudes de l'auteur à l'âge adolescent. Le sourire n'est pas obligatoire, il semble même qu'il doive jeter un doute sur le sérieux de toute une production littéraire, voire d'une carrière, aussi n'apparaît-il guère. Certains auteurs anglo-saxons, dont on sait que l'humour n'est le masque d'aucune légèreté, se le permettent sans autre inconvénient. En revanche, la façon singulière dont les yeux sont dirigés sur le futur lecteur, est d'une grande importance. Il s'agit de capter, voire de capturer le regard de l'autre (l'acheteur). Celui du romancier sera donc d'une profondeur abyssale, il éclairera le chemin et dira : si je ne suis le témoin de la vérité, je le suis de cette part d'elle qui vous intéresse, comment est-il possible que vous en doutiez dorénavant ? Vous l'ignoriez peut-être, mais c'est moi que vous attendiez.
9 / XII / 99
¤ Il se pourrait que ces réflexions sur la photo d’écrivain servent un jour de point de départ à quelque préface à un opuscule dédié à cette importante question de l’image de l’artiste tel qu’on la souhaite, telle qu’il veut bien la livrer aux regards du public, telle qu’elle se donne dans son objective crudité.
# Tchétchénie. On s'émeut, on se montre sensible. À Oslo, les french doctors médaillés ne gardent pas leur langue dans leur poche. Tel ou tel président conjure Eltsine de cesser le massacre des civils et l'écrasement de la ville de Grozny. On n'ira pas plus loin cependant. Aucune rétention de crédits. Le commerce, les intérêts en jeu pour aujourd'hui et demain, cela prévaut sur toute autre considération. Eltsine peut impunément poursuivre son oeuvre de bourreau de tout un peuple. L'Europe aura grogné, comme l'ours dans sa tanière quand il se tourne et se rendort.
10 / XII / 99
¤ Comme dit plus haut : business is business. Et comme tout cela paraît loin aujourd’hui ! Oublié… oublié !
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# Tchétchénie. Génocide sur mesures. Protestations mesurées. Non, on ne fera rien contre les Russes, dont la bestialité pillarde et criminelle prend le pas sur tout ce qui s'est pratiqué dans les Balkans au cours des cinq dernières années. Il est vrai que l'on a su humilier les Russes comme il le fallait durant les massacres du Kosovo. Comme les mauvais garçons, pour se venger, ils s'en prennent à plus faible qu'eux de la façon la plus sauvage. Il est toujours, à portée, un bouc-émissaire qui permet de se revancher des frustrations. Sans parler des nécessités de la politique intérieure russe et du commerce pétrolier.
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# Dans La vie mode d'emploi, Perec épuise les possibilités narratives que lui permet l'existence de l'immeuble sis au 11 de la rue Simon-Crubellier, dans une période donnée. La métaphore du tableau, celle du puzzle, décrivent cette description. Les frontières du projet sont posées. Ici comme ailleurs, si la tentative est belle, d'une lecture passionnante, elle reste un trompe-l'oeil. La totalité n’est saisissable par aucun artifice littéraire ; je crois que cette totalité est tout simplement la divinité (Dieu, pour ceux qui croient être en mesure de le concevoir). Comme elle (comme Lui), elle passe et notre entendement et nos autres capacités.
14 / XII / 99
¤ Pourtant, sur Dieu, que son idée se fasse jour dans les faits comme dans les fictions, qu’y a-t-il à dire ? Ceci peut-être, qui est de Diderot :
« Sur le portrait que l’on me fait de l’Être suprême, sur son penchant à la colère, sur la rigueur de ses vengeances, sur certaines comparaisons qui nous expriment en nombres le rapport de ceux qu’il laisse périr à ceux à qui il daigne tendre la main, l’âme la plus droite serait tentée de souhaiter qu’il n’existât pas. […] La pensée qu’il n’y a point de Dieu n’a jamais effrayé personne, mais bien celle qu’il y en a un, tel que celui qu’on me peint. »
Pensées philosophiques, IX
# Des années maintenant que, dans ces mini-autobiographies que l'on me demande ici et là, parmi les divers éléments de définition que je m'attribue, j'inscris la mention arachnophile. Ce n'est pas de la pose, et moins encore une manière de faire l’intéressant: il y a beau temps que je ne chasse ni n'écrase la moindre araignée, faucheux comme épeire. Je connais mal leurs mœurs. Je les laisse donc en paix. Elles jettent leurs filets dans les océans aériens. Je n'y touche pas, ou seulement lorsque, empoussiérés et abandonnés, je dois les arracher des murs et des plafonds, faire place nette pour de nouvelles pêches de mouches et de guêpes. Elles me rendirent mes attentions: une nuit, sans avoir bien vu, j'avais dormi la tête fourrée dans les pièges de soie d'une colonie de ces araignées minuscules qui ne vous attaquent pas sans laisser de cuisantes morsures. Elles m'ont épargné. L'affaire est que, me donnant le titre d'ami des araignées, je n'avais qu'une idée vague, sentimentale, du sens de la chose. C'était, si l'on peut dire, de la pensée d'instinct. La lecture de l'excellent ouvrage de Florence Burgat - Animal, mon prochain - m'a permis de mieux saisir les enjeux et l'ambition de restituer une fraternité des vivants, ce que d'instinct, un instinct élevé dont j'ignore tout, la plupart des mystiques (Saint François, Oscar de Lubicz-Milosz...) acceptaient comme vérité d'évidence.
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# Sur France-Culture, le lobby auvergnat ne se tient plus. Le café chez notre petit bougnat chaque matin! On ne parle au comptoir que boulets et bois de chauffage, entre soi on s'entretient du pays, on bavarde, on plaisante comme lorsqu'il pleut depuis des semaines et qu'on n'a aucune envie de mettre le nez dehors. Agrément des volcans éteints: on n'a plus le choix qu'entre Rien et Radio-Courtoisie où parfois, entre deux déroutes de l'armée française remémorées par des colonels gâteux, on trouve une embellie de culture: récemment, M. Chaunu et Mme Escamilla nous y ont agréablement entretenus de Charles-Quint et de Philippe II.
15 / XII / 99
¤ À tout prendre, c’est la compagnie des araignées que je préfère. Elles m’ont prouvé leur amitié, et leur silence est reposant.
# Que ferons-nous de nos corps, demain? Resteront-ils les champs de ces expérimentations désastreuses: body-building, musculation, piercing, dépigmentations, repigmentations, régimes sauvages, automédications fantasmatiques, dopages variés, pratiques sportives extrêmes, mises à mort consécutives (boxe, cyclisme, alpinisme, canyoning, spéléologie...)? Il semble que n'ayant plus de pensée à abriter autre que celle de lui-même, le corps doive se muer en simple vitrine, en présentoir de l'être réduit. On continuera, c'est probable, à le travailler, à le tordre et le détordre, le masquer, le démasquer, le marquer, le couvrir de notre ridicule intime, de celui de la mode. Il sera nous-mêmes, nous serons lui-même, et rien autre. L'assouvissement de nos naturels appétits de différence n'aura lieu qu'à travers lui, son paraître triomphant fera oublier que l'être fut quelque jour en nous une possibilité.
Je me vois ici dans une sorte de pensée extrême, qu'on pourrait donc qualifier d'insignifiante. Mon sentiment est celui de l'action continue d'une tendance profonde de nos sociétés, lesquelles, saisies dans une permanente et hystérique épiphanie de la marchandise, se modèlent par le rejet de toute culture, source d'angoisses et de difficulté. Le propre de toute tendance est d'aller à son terme, au bout d'elle-même, de rouler au bas de sa pente.
17 / XII / 99
¤ Ce que je pouvais être râleur, en 1999 ! Sentiment, pour moi aussi, d’être parvenu au pied de ma propre pente. Et est-ce que j’aurais changé en mieux ? Je m’interroge. Arriver à un degré acceptable d’acceptance ? Le néologisme me paraît indispensable, il couvre des mouvements si instinctifs et intimes, de ces choses extrêmes issues de l’enfance. Me voilà dans le freudisme de Disneyland, dans le Train de la mort ! Il est évident que l’acceptance n’est pas mon premier mouvement. Cela ne rend pas la vie impossible, seulement agaçante. On a l’impression de se répéter.
# Un siècle va partir, le suivant s'approche. Les millénaires eux-mêmes ont la bougeotte. Ce que j'éprouve: rien, et je n'en suis pas malheureux. Pourquoi devrais-je éprouver quelque chose? Bien assez que je me sente tenu d'en faire mention. C'est comme si la confédération des banques mondiales, l'O.M.C. et les duettistes Mickey et Donald Duck s'étaient unis pour organiser, gérer les intérêts du temps. Voilà le sentiment que l'on a du monde.
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La transplantation rénale, l'inouïe dose de médecines que j'avale quotidiennement - y compris celles qui prétendent régenter mon hypertension - font que depuis cinq ou six années je suis contraint presque chaque jour de m'accorder une à deux heures de sieste. Cela n'a jamais été dans ma culture native, et si ce n'est pour les exercices amoureux, je ne m'allonge qu'à regret, avec une mauvaise conscience que ne comprendraient peut-être pas des Méditerranéens. À dire vrai, quoique parvenu à un athéisme maniaque en raison de ma solide éducation chrétienne, je persiste à traiter chrétiennement mon corps: c'est le lieu de la faiblesse et du péché délicieux, et au rebours de mes contemporains je le méprise assez cet outil. Il m'encombre parfois, il doit ramer à la cadence que mon âme de chiourme lui commande. Il se rebelle, il me jette sur un lit. Je le déteste souvent.
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# Il m'arrive de repenser à ma mère, Geneviève N. La lecture de la récente autobiographie du grand traducteur de l'allemand, G. A. Goldschmidt, et des étranges relations qu'il entretint avec sa mère, m'y invite. Le malaise de la sieste dominicale aussi. Geneviève était une femme belle (les photos, mon souvenir, l'attestent), elle fut une jeune fille attrayante, pourquoi en douter? Elle fut une mère haineuse, vindicative, en dépit de la beauté de son nom. La lumière de la vertu et du bien n'accompagne pas nécessairement la beauté. J'ai eu (j'aurais eu) l'étrange prétention qu'elle joignît l'amour dont j'imaginais, naïf enfant, qu'elle m'était redevable, aux charmes féminins qu'un fils aimant ne manque pas d'imputer à perfection à sa génitrice. Déception inextinguible. Tant d’années. Bien entendu, la raison porte à penser que l'amour ne se commande pas, l'amour maternel pas davantage que toute autre sorte d'amour. C'est la légende, la belle image de la mère, qui porte à s'y tromper. Je m'y suis trompé, et lourdement. J'ai déchanté et chu de mon haut. Il m'a fallu enregistrer (comme le traitement de texte enregistre, pour se sauvegarder) que ma mère avait le cœur étroit. La litote ne convient pas: elle l’avait sec. Le lieu commun l'est parce qu'on ne peut, en français, mieux exprimer la chose: cœur sec dit le plus nettement les désolations de l'avant, du pendant et de l'après du désamour.
Il est certain que l'amour vient et demeure en retour de l'amour.
Que certaines plaies sont inguérissables.
Qu'il ne devrait pas y avoir de millénaires.
Que l'on ne cesse de se plaindre quand bien même on ne le voudrait pas.
19 / XII / 99
¤ J’ai consacré un roman à cette pénible difficulté maternelle. Rien n’y a fait. Les effets thérapeutiques de la littérature, je dois en convenir, sont pure légende. Au mieux, elle offre des soulagements, des pauses, des répits…
# La Traversée des fleuves, de G.-A. Goldschmidt. J'y reviens. Rien n'est caché, pas même ces hontes intimes dont se tissent les enfances des garçons. Dès que passé en Italie, puis en France, curieux éloignement de la mère et du père pourtant aimés, restés en Allemagne nazifiée. Sortes de distance et d'étouffement du sentiment, qui ne vont pas sans de brefs et cuisants rappels au souvenir, à la pensée. Sans doute une forme particulière de l'angoisse, une manière de refoulement. Pourtant, au dernier quart du livre, à la nouvelle de la mort du père qu'il n'a pas revu, qu'il ne semble pas avoir souhaité revoir, G.-A. Goldschmidt fait l'aveu de cet éloignement, de sa presque indifférence. Comme cela me paraît à la fois compréhensible et incompréhensible, à moi qui me vit acculé au désespoir, puis à l'indifférence.
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# Les nouvelles qui par l'un ou l'autre me parviennent du petit monde éditorial me font l'effet d'un désastre en marche. Éditeurs retranchés dans le silence, derrière leurs téléphones, répondeurs, secrétaires et prétendues réunions. Grossièreté du refus de manuscrits renvoyés qui n’ont pas même été feuilletés. Encouragements à la prostitution, exigences d'écrits faciles accompagnées d'un chantage à peine déguisé: "Nous aimerions tant continuer à vous publier..." Il semble qu'envoyer un texte à certains soit aujourd'hui la pire offense que l'on puisse leur infliger. « Comment! Encore un livre, mais vous n'y pensez pas! Ignorez-vous que notre programmation éditoriale est établie pour les deux années à venir? » Cet édifice du faux-semblant et de la tromperie sur la marchandise devrait s'écrouler de lui-même. Mais non, il éclaire ses vitrines. Des maisons puissantes et prospères (pour cela peut-être) se nourrissent de coups. Les baudruches lancées par centaines chaque mois sur les ondes, à travers les écrans, crèvent parfois. Il arrive aussi qu'elles s'élèvent très haut pour éclater dans la stratosphère de l'improbable postérité, c'est-à-dire hors de la vue des lecteurs de l'heure, abusés par la publicité et leur propre confiance, lecteurs qui, pour leur part la plus naïve, sont néanmoins conduits à penser que la littérature contemporaine n'est rien que ça. Les faussaires de l'édition, les marchands de papier imprimé feront florès jusqu’à ce que cette confiance se tourne en dégoût et en rejet des livres.
22 / XII / 99
# Le troisième millénaire - qui, après tout, ne résulte que d'un comptage du temps de l'univers et des hommes - va s'ouvrir sur les assassinats de toujours, sur des guerres dont on ne dit mot parce qu'elles meublent agréablement les minutes arrachées à l'entreprise publicitaire, par le saccage écologique prévisible, donc organisé et d'avance accepté, des plus belles côtes françaises.
# La marée noire, due au naufrage de l'épave pétrolière nommée Erika, épave confiée à un capitaine Indien (id est à un esclave n'ayant que le droit d'obéir aux ordres de sa compagnie) et à un équipage pakistanais (id est à l'incompétence reconnue), jetée dans l'Atlantique en pleine saison des tempêtes, offre deux images parfaitement frappantes : des hommes et des femmes désespérés, ruinés pour certains, la rage au ventre, armés de pelles et de seaux comme des enfants, écumant sur les plages et les rochers une gélatine épaisse, huileuse et noire, dont ils savent qu'elle fera retour à chaque marée, et cela pour une durée de deux ou trois ans. L'autre image est celles des oiseaux de l'air et de l'eau, mazoutés à mort par milliers, couverts de l'ordure économique, espèces délibérément sacrifiées aux idoles du libre échange et de la rentabilité. Ces oiseaux, qui sont les esprits de la nature et des éléments, figures précieuses de l'âme du monde, sont aujourd'hui noircis, blackboulés, assassinés, comme les hommes exactement par d'autres hommes-prédateurs. C'est en eux que les humains encore doués de conscience, de dignité et du sens de la beauté, se reconnaissent et qu'ils se reconnaîtront plus encore à l'avenir. Je l'espère du moins, car s'ils n'y parvenaient plus ils consentiraient à leur propre assassinat, ce serait comme le suicide de l'espèce. Pour dire le vrai, j'y consentirais volontiers, car cette espèce n'atteindra jamais à la raison, sinon dans les pages de quelques penseurs d'autrefois, déjà oubliées. Baudelaire a bien raison, lui, d'affirmer que l'idée de Progrès est vide de sens (Fusées), que la sauvagerie est notre nature même. Ne pas le voir c'est être naïf, ou pactiser avec les prédateurs.
28 / XII / 99
¤ L’éternel retour. La compagnie British Petroleum vient de déverser des millions de tonnes de pétrole dans le Golfe du Mexique, sur les côtes de la Floride… On a vu des hommes et des femmes arpenter les plages souillées, armés de pelles… On a vu les oiseaux mazoutés à mort… Il en est qui persistent à croire et affirmer que l’homme est capable de penser, de progresser, d’être différent et même meilleur !
# Baudelaire dit qu'il "[s'] ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire." (Mon coeur mis à nu). S'il revenait, il s'ennuierait combien plus dans cette incroyable société où tout le monde ressemble à Rousseau, sans en avoir rien lu bien entendu.
29 / XII / 99
# Ça déborde. Dehors on s'agitera, les autorités craignent les « débordements ». Elles les prévoient, disent vouloir les prévenir, de bonnes âmes protestent qui déjà se voient sous l'œil de Big Brother. Comme si le propre de l'imbécillité n’était de déborder! Comme si l’imbécillité devait être supportée !
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Nous goberons des fines de claire, boirons du gewurztraminer, puis du château gruaud larose 1989. Nous écouterons Mozart, Bach, Monsieur de Sainte Colombe, et Schubert. Nous nous dirons: est-il possible d'être plus malheureux?
31 / XII / 99
Fin des Carnets d’un fou, VI
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