Carnets d'un fou -3
III. 1er mars 2010
Michel HOST,
Carnets d'un fou
Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité
Les novateurs modernes écrivent des théories pâteuses, filandreuses et nébuleuses, ou des romans philanthropiques ; mais le voleur pratique ! il est clair comme un fait , il est logique comme un coup de poing. Et quel style !...
Balzac, Splendeur et misère des courtisanes, II
Ces Carnets d'un fou sont un tissu d'observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l'impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu'il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Vie littéraire les accueille : qu'elle en soit remerciée. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d'un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d'autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d'aiguille.
Michel HOST
Il y a des gens qui retirent volontiers ce qu'ils ont dit, comme on retire une épée du ventre de son adversaire.
J. Renard, Journal, 1901
# Notations :août 1999
¤ Commentaires : mars 2010
# Qu'est-ce que méditer un roman ? Le commencer ? Le poursuivre ? Gracq dit : "Écrire un livre, c'est, d'une certaine manière, se débarrasser de lui, faire place nette d'une gestation à la longue oppressante..." Vrai, mais c'est aussi, je crois, entrer d'abord dans le cercle d'attraction d'un plaisir de conquête et de satisfaction des désirs, analogue à ceux que fait naître la quête de l'amant, de l'amante. Conjonction, gestation, mise au monde d'un enfant, toujours quelque peu monstrueux en ce qui concerne ces êtres d'imprimerie et de papier.
# Les moissons viennent de s'achever. L'heureuse arrivée à terme est célébrée à grand bruit, selon le rite bachique, dans la rupture momentanée du lien des convenances et de l'habituelle pudeur silencieuse des agriculteurs nos voisins. C'est, pour le coup, comme pense Gracq du livre qu'on a écrit, "pour revenir à cette liberté de l'esprit vacant qui, plus d'une fois, dans les derniers mois de travail d'un ouvrage trop longtemps porté, [leur] a paru par contraste si désirable." Sauf que ce livre du blé se réécrit chaque année.
¤ En ce qui concerne le roman, le livre, si sa conception (de son idéation) n'est suivie d'aucune manœuvre abortive, on peut se croire dans le pur plaisir de l'attente. De sa mise en œuvre - que je comparerais volontiers à l'éducation de l'enfant, tout petit d'abord, puis gamin, puis adolescent effroyable -, je m'en tiendrai à l'avis de Samuel Beckett, dans l'Innommable : « C'est le commencement qui est le pire, puis le milieu, puis la fin, à la fin c'est la fin qui est le pire. » Au terme du processus, on est heureux qu'il ait ses petites amies, qu'il veuille vivre sa vie, qu'il quitte la maison paternelle.
# L'ensemble des critiques qui firent écho à la venue au monde de Un balcon en forêt, dont j'ai sous les yeux un compte-rendu complet (Gracq, Oeuvres complètes II, Pléiade) démontre à l'envi que ces commentateurs, à une exception près, Jules Roy - mais il est écrivain -, sont à côté de la plaque pour la seule raison qu'ils ne comprennent rien, vraiment RIEN, ni à l'art ni au travail de l'écrivain, et moins encore au travail qui se fait en lui, qu'ils ne voient pas. Mallarmé disait: "Ils s'occupent de ce qui ne les regarde pas." Ce n'est pas question de malhonnêteté, mais d'incapacité.
¤ Ces vérités pénibles n'en sont pas moins éternelles. Les écrivains se lisent entre eux plus finement, plus au profond, entre fil et trame. Il arrive que j'écrive, qu'on m'écrive des phrases comme : « Il est très agréable d'être lu par un homme de l'art ! » Je n'exclus pas les éventuelles hypocrisies et duplicités de ce genre de déclaration. C'est, bien entendu, de l'argumentaire développé ensuite que l'on inférera la qualité du lecteur, et celle du texte lu.
*
# Pasolini: "La bourgeoisie n'est pas une classe sociale, c'est une maladie." Précisons le diagnostic, un cancer. Il s'attaque exclusivement à cet organe insaisissable, quoique essentiel dans la définition de l'humain, l'âme. Il ronge l'âme individuelle comme l'âme sociale. (Lire le théâtre de Pasolini.)
1 / VIII / 99
¤ Bourgeoisie, issu de tes rangs, je t'exècre. Ta main droite toujours ignore ce que fait ta main gauche, et vice versa. Tu ne peux changer. Ton addiction maladive à l'argent te pourrit l'âme, le cerveau, le cœur. Elle te met un bandeau sur les yeux, pas celui de Fortune, mais celui de l'aveuglement. Si tu te l'es mis toi-même, ton cynisme te fais plus répugnante encore. Je prends garde à n'avoir pas de portefeuille d'actions. Je veux ce qu'il me faut pour vivre - l'amour, un toit, des livres, de bons vins - et rien au-delà. Je ne fais pas, comme tu le fais, semblant de me soucier des plus démunis qu'au fond tu méprises, semblant d'agir pour diminuer les inégalités et injustices dont ta cupidité est la cause première. Comme Léon Bloy, je vomis « ceux-là qui ne sont ni des vivants ni des morts, qui subsistent, on ne sait pourquoi, dans les ordures, et qu'on nomme les Bourgeois. (Exégèse des lieux communs).
# Suivant la logique de l'amour et du plaisir des commencements, tout projet littéraire se mue instantanément en ruée (en rush, je pense au Gold rush du génial Charlot, mon premier souvenir de cinéma, probablement décisif en l'affaire), se mue en incipit bourré d'empirisme, en expérimentation instantanée de mots mêlés de pensées. Baiser, vite et fort... la méthode. Le sperme cervical sèche vite sur la page vierge. Naissent, bien entendu, de ces coïts ravageurs, de monstrueux avortons, mais parfois des rejetons pas trop mal foutus, et cela (me) suffit.
¤ Indispensables : la folie de l'élan initial, la sagesse de la froide relecture. Sinon, ni poème ni prose qui vaille.
# Je vois trois états pour le romancier : d'abord l'usinier des mots, l'artisan consciencieux - celui dont Péguy dit qu'il tire ses paragraphes chaque matin de sa poche -, qui à son établi à heures fixes produit des ouvrages calibrés; il y a le torturé de l'époque : bon an mal an, il tente de rendre compte d'un ou deux traits essentiels de celle-ci, y parvient avec plus ou moins de bonheur, les meilleurs dans le genre étant de véritables monstres, très rares, capables d'embrasser ce temps tout entier dans un concept où il formera un "précipité" lisible; vient le malade enfin, l'évadé professionnel, celui qui arrache un à un, ou par dix, les paragraphes de ses tripes, de ses hémisphères cérébraux, mettant ses organes vitaux en piteux état, se soutenant d'adjuvants et d'additifs divers, se demandant, l'artiste, s'il mourra gâteux ou en état de grâce, avec quatre mots qui tiendront encore le coup dans trente ans.
5 / VIII / 99
¤ Je me sens et me vois (sans doute par présomption) parmi les malades et les spécialistes de l'évasion. Mais qu'importe ce que je puis penser de ma mince personne. Une affirmation suivie de sa relativisation, à quoi est-ce que ça rime ?
# Le soir, avant de s'abandonner au sommeil, Artémis lisse et lèche avec méticulosité, au prix d'astucieuses acrobaties, la totalité de son pelage. Comme elle s'est allongée contre ma jambe nue, elle la lèche avec la même conscience, mettant de l'ordre dans ma pilosité hirsute et clairsemée d'humain négligent.
¤ La scène est estivale. Je ne dors nu qu'à la belle saison et la chatte Artémis fut un don des dieux.
# Rediffusion d'une conversation entre J. Derrida et A. Finkielkraut, à propos de la pensée de Lévinas, du "visage", et du sujet défini comme hôte : les deux philosophes tombent d'accord pour ne pas entrer dans un débat - trop difficile - sur la question du visage des animaux (en ont-ils un ou pas ?) et donc sur la légitimité de leur sacrifice. Ils rappellent cette étrange expérience concentrationnaire de Lévinas, où les individus (l'ensemble de la population) nazifiés des alentours du camp ne voyaient littéralement pas les prisonniers ; ceux-ci n'avaient pas de visages pour eux, ils n'étaient pas d'essence humaine à leurs yeux. Leur refusant le regard, ils refusaient de les envisager, et c'est seulement le chien du stalag qui, les accueillant de ses aboiements, les reconnaissait pour des hommes. Ce chien n'avait-il pas, à sa manière, un visage? Lévinas voyait dans cet animal le dernier être kantien de l'Allemagne d'alors.
Ces questions de l'identité (et de la souffrance) animale posent celles de notre identité et de notre place dans l'univers, dans l'ensemble de la nature, et de notre propre souffrance. C'est une inquiétude qui n'a cessé de donner lieu à réflexions de toutes sortes. C'est aussi une question qui lève d'épais voiles d'hypocrisie et de bonne conscience : jamais, si vous vous montrez de l'intérêt pour ces problèmes, ne fera défaut un de ces esprits simplistes et justes pour vous traiter de nazi insoucieux de l'humanité souffrante. L'estomac carnivore et l'esprit assoiffé de domination ne désarment pas si facilement. Ces âmes éprises de "Progrès » restent attachées à de très archaïques modalités de l'être et de la pensée.
7 / VIII / 99
¤ Constamment l'animal se pose en regard de l'humain, et aujourd'hui en termes de plus en plus massifs : nous avons pris conscience de notre présence et de nos nuisances dans les biotopes que la nature a installés pour une éventuelle coexistence des espèces. La nôtre s'avère envahissante, totalitaire, mortifère. Il ne semble pas que la raison nous permette d'inverser la tendance. Je ne cesse de lire des articles sur la destruction du vivant animal et végétal. L'appauvrissement accéléré du Jardin d'Éden. Les zoos et les grandes serres ne me font pas rêver, sinon à des disparitions en cours, bientôt définitives. L'humain prolifère, ils meurent. « Croissez et multipliez-vous ! » lui enjoignit l'imprévoyante divinité. Nos petits-enfants visiteront les zoos et les serres, feront des croisières sur des océans infertiles. Ils rouleront sur des autoroutes parmi d'exemplaires paysages de béton, fascinants, effrayants, horribles et beaux, comme en un rêve baudelairien soutenu par l'opium :
« De ce terrible paysage,
Tel que jamais mortel n'en vit,
Ce matin encore l'image
Vague et lointaine, me ravit.
..................................
Et sur ces mouvantes merveilles
Planait (terrible nouveauté !
Tout pour l'œil, rien pour les oreilles !)
Un silence d'éternité. »
# Planche et Razac, roman de Jean-Pierre Ostende : notre époque vue à travers différents prismes, ceux de la marginalité... Bouvard et Pécuchet (quoique Ostende refuse tout net ce rapprochement) dans le monde du crime, du fait divers, de l'humour. La construction en 737 séquences brèves et numérotées bouleverse peu la marche chronologique du récit, mais structure une vision kaléidoscopique (on peut, à retardement, agiter le tube et retrouver les images diverses, les éléments reconnaissables), la performance - qui n'était pas le projet sans doute - consistant en un perpétuel jeu d'accumulation et de renouvellement des situations, des anecdotes, comme sur une moire en mouvement.
J'ai, depuis, rencontré Jean-Pierre Ostende. Il m'a appris que bien des chroniqueurs qui, jusqu'alors rendaient compte sans trop de difficultés de ses livres, se sont vus ici embarrassés au point d'en rester cois. Plus divertissant encore, chez son éditeur, des remarques du style : « Vous qui nous aviez pourtant fait de si beaux romans ! » Chacun sait que le roman n'est roman que parce qu'il peut saisir, manier, digérer et dynamiser toutes les formes envisageables de la littérature. Il a cette capacité qui le définit presque entièrement en tant que forme-roman. On devrait attendre et rechercher cela dans tous les livres qui s'écrivent. Mais au contraire, une audace de mise en page, une manière un tant soit peu inattendue... et voilà déstabilisé le lecteur professionnel ! C'est d'autant moins compréhensible que s'il rencontre de telles surprises chez un romancier américain, latino-américain ou pakistanais... ledit lecteur tombe en pâmoison et, si la chose le rend muet, c'est d'admiration confuse. Ostende prétend que la cause en est le préjugé favorable accordé à l'exotisme. Je crois que ce n'est rien qu'alliance de routine et de conformisme.
9 / VIII / 99
¤ Des expressions comme : «Écrivain professionnel », «Avoir du métier », m'ont toujours paru inadéquates, voire fausses en ce qu'elles circonscrivent l'intéressé dans le cadre de sa maîtrise technique et de sa domination des situations de l'écrit, quand rien n'est plus enviable, plus authentique, à mes yeux du moins, que la virginité matinale de chaque commencement, le tremblement de qui ne sait encore où il va s'aventurer... Mon goût prononcé des poètes et prosateurs en leurs premiers élans, en leurs premiers mots, s'explique sans doute par cette vision des choses. Le « lecteur professionnel » me semble affligé des mêmes inadéquations à la vraie lecture, celle qui d'abord ira aux découvertes enthousiaste, et que son expérience ou son « métier » de lecteur ne devrait pas châtrer de cette faculté de voir toujours « à neuf », sans lunettes correctrices. Est-ce possible ? Impossible ? Je ne sais.
# On s'étonne de voir J. Gracq (in Lettrines) s'agacer - en termes mesurés toutefois - de "la suffisance des aristarques de service dans l'éreintement". On se fait des idées sur l'écrivain reconnu, il souffre autant qu'un autre de ce que son art profond, son cante hondo, reste objet inassimilable à ces critiques dont la haute idée qu'ils se font de leur pauvre talent est précisément le seul talent.
11 / VIII / 99
# "Valéry ou le lieu géométrique de tous les connards vivants ou morts." (Dominique de Roux. Immédiatement ). Ce qui frappe, dans cette annonce couperet, c'est le défaut d'argument. On peut comprendre le propos, l'admettre sous cette forme est impossible. C'est que de Roux est de ces esprits intuitifs, qui ne vont pas si loin qu'il pensent, et qui peut-être conçoivent mal qu'on pense comme ils négligent de penser. Ses propos sur la religion, Nietzsche, l'occident, Dieu, le Vaudou... - "Les soubassements de la religion, de l'existence occidentale ne relèvent déjà plus que de la nécrophilie. Dieu est mort." - ne sont guère plus convaincants. L'histoire, elle aussi vivante, est oubliée. Ce ne sont pas les Loas haïtiens, mais la Vierge de Czestokova et son fils, qui déboulonneront la statue de Lénine. De Roux, c'est vrai, ne pouvait le deviner.
# Quand on écrit un roman, à chaque heure entre vacillation et exaltation, on tente d'en lire d'autres, non pour y chercher des solutions, des recettes, mais l'énergie qui les sous-tend, le courage. De la lumière aussi. J'en ai pris deux, écrits par des jeunes femmes au franc parler, romans d'aujourd'hui, ils paraîtront à la rentrée, ils ont peu de pages, ou peu de lignes par pages, le souffle est bref, la phrase aussi pour l'un (douze mots, elle est à genoux), la maîtrise de la construction reste incertaine pour l'autre. L'un expose les viandes faisandées du sexe en sa misère et les songes de la réussite niaise du show business : le sexe féminin, singulièrement, y lève le cœur, l'artiste en remet sans cesse dans l'écoulement, l'odeur, etc.,... c'est à se faire moine ou à corydoner. On dévale les caniveaux de la littérature. L'autre, tout autant dans le goût du jour, erre sur les territoires de la culpabilité, de la mémoire et de l'atrocité concentrationnaires, quoique sans les moyens, qui seraient d'abord ceux de la simplicité et de la clarté. On croyait trouver du vrai et on a du toc, quelque force profonde et on est au défilé de mode. Ces dames et demoiselles ont de vingt à trente ans, et encore pour quelques années le choix de faire de leur âge un argument de vente.
13 / VIII / 99
¤ Il fut un temps où je jouais les aristarques du dimanche, comme ci-dessus, pour le plaisir de répandre un peu de bave, un peu de bile ! Certes, sans nommer ces jeunes dames. Par égard ou par dédain ? La question reste ouverte. Je prophétisais quelque peu, à la manière de M. Jourdain, sans le savoir, et ici à raison : en effet elles n'ont plus, dix ans ayant passé, l'âge de figurer en quatrième de couverture, ces beautés qu'on eût cru innocentes, ces vierges de notre littérature. L'une a disparu de nos écrans intérieurs, l'autre s'est établie dans la critique littéraire, dans Le Figaro, ou dans Le Monde, qu'importe le torchon ! Tout tourne si vite... On ne voit plus rien. Prophétiser donc... J'eusse pu le faire pour moi-même... me placer comme elles (quoique moins photogénique) dans ces arènes où Blandine, prise dans le filet du rétiaire, vit un taureau furieux la mettre à mort.
# D. de Roux (op. cit.) : "Tous les faux flics sont des assassins, excepté des mecs comme Heydrich, ou Heidegger." Comprends ce que pourras.
"Si je devais prendre le pouvoir, ne serait-ce qu'une semaine, la première chose que je ferais: descendre moi-même au fusil-mitrailleur dans les fossés de Vincennes une soixantaine de P.-D.G." Ce rêve actif de poète-assassin est accessible à tous.
"L'Amérique est à la biosphère ce que le cancer est au corps humain", ou il est plus que temps de faire lire Tocqueville aux jeunes gens de ce pays.
Et cette curieuse crispation de De Roux quand il parle femmes. Son admiration quand il parle de femmes.
14 / VIII / 99
# L'ennui, avec J. Gracq - Lettrines 1 & 2 -, c'est qu'il revient sans cesse à son vice, la description de paysages chloroformés et desséchés qu'il épingle sur ses pages. Il se fait géographe-écrivain. Dans le genre, un seul paragraphe de De Roux touche davantage, qui mêle clarté descriptive, précision savante, mouvement, impression, temps vivant, présence humaine et irruption de la folie du moi emporté soudain : « Bialy Bor, Pologne. Voilà le train qui passe : deux wagons roulés par deux locomotives à l'ombre de panaches longs comme un fleuve le dos ruisselant d'étincelles. Dans la première machine on aperçoit, la tête prise dans un encadrement de fer comme dans Bosch, le mécanicien qui lit un journal. Puis avoines et forêts reviennent quand le voyage s'efface, gommé. Les corneilles des sapinières plongent alors dans les replis formés par les sillons de bunges et d'arliroses et vont se percher sur les roses noires sans parfum ni feuilles, bâtons soudain frisés d'une boule noire. Le petit train a traversé les champs. Soudain, l'épouvante, le cri en moi de l'indicible, du néant intérieur, de l'illusion qui vide le monde de sa substance et de son souffle de vie, l'illusion éternellement tapie derrière le rêve éveillé de tout. » Ce n'est pas que je veuille jouer un écrivain contre un autre, seule l'occasion de lectures parallèles me fait larron, mais j'en veux à Gracq de tout ce talent employé à des pages, qu'à la fin, je tourne plus que je ne les lis.
16 / VIII / 99
# Turquie, à l'Ouest : Izmit. Terrifiant tremblement de terre. Radio, presse, télévision annoncent sur un ton faussement contrit que nous venons d'atteindre les 10.000 morts, mille de plus toutes les trois heures. Blessés : le record actuel est de 35.000. Demain, sans doute beaucoup plus. On se vautre dans la catastrophe, la misère d'autrui, la souffrance. Cela tombe bien : depuis le Kosovo et après un Tour de France sans dopage, nous n'avions plus rien à nous mettre sous la dent. On s'amuse à se scandaliser de la mauvaise qualité des constructions turques, de la rapacité des promoteurs immobiliers, de l'incurie des services publics, de la corruption, de la faiblesse des infrastructures, de l'imprévoyance des Turcs. Au vrai, on se fiche assez de tout cela, l'important étant de proposer par le seul jeu des comparaisons implicites une image flatteuse de soi. J'imagine (je ne souhaite pas, de nos jours il est bon de préciser), à Marseille, à Toulouse, à Paris, un séisme de même force, et on verrait bien. J'imagine, demain, dans une semaine, en n'importe quel autre lieu de la planète, la chute d'un aérolithe, l'apparition d'une maladie inconnue ou la résurrection de Marilyn Monroe : aussitôt à la radio, dans la presse, à la télévision, du malheur des Turcs, plus un mot.
20 / VIII / 99
¤ Trois tremblements de terre, deux tsunamis, quatre glissements de terrain plus tard, j'ajoute que cette bonne vieille terre nous fait une concurrence acharnée dans l'assassinat. Et aussi qu'un clou chassant l'autre, la dernière catastrophe naturelle efface toutes les précédentes, comme le banquet des Anciens, le beaujolais nouveau, la réouverture des restos du cœur, le ramadan, le défilé du 14 juillet... renvoient au néant les mêmes événements vécus un an plus tôt.
# Ça y est. Avec la complicité des autorités turques qui renvoient chez eux comme des malpropres les sauveteurs étrangers, l'affaire est close ou presque pour nos médias, lesquels sont entièrement libres désormais de nous infliger jour et nuit les comptes-rendus du championnat du monde d'athlétisme de Séville, de nous gaver de sport, le nouvel opium.
¤ ...Aux manèges de l'inutile n'oublions pas les championnats de ceci et de cela, les jeux olympiques, les tournois... Nous avons, ces jours-ci, des jeux d'hiver à Vancouver : on y voit des grenouilles désarticulées courir sur des planches et tirer à la carabine sur des cibles, des messieurs, des dames en combinaisons profilées descendre des pistes vertigineuses. C'étaient les mêmes qu'il y a 4 ans... 44 ans... 444 ans... et toujours il y aura au bord des pistes des paresseux et des patriotes de carnaval pour beugler leur enthousiasme, brandir des appareils numériques et faire sonner des cloches à vaches ! Ô Dieu ! Comment peux-tu permettre ça ?
# Spectateur-auditeur d'un Aïda-télé, monté cet été aux arènes de Vérone, j'y entends de belles voix, j'y vois aussi des chorégraphies grenouillesques et nautiques à la Esther Williams, suivies de séquences de cannyoning d'un ridicule achevé mais qu'un public d'un naturel respectueux applaudit avec componction. J'en conclus que les places étaient trop chères et que le populaire, qui se fût tordu de rire, n'aura pas eu accès à la représentation. À moins qu'on nous ait changé le populaire, l'époque n'est pas à cela près. L'un de ces intermèdes met en action synchrone une quinzaine de techniciens de surface maniant des pagaies au lieu de balais, je pense aussitôt à cette corporation, me demandant si, hors des scènes d'opéra, ses membres sont mieux payés depuis qu'on ne les appelle plus balayeurs. Un doute me saisit, j'ai le pressentiment que de bonnes âmes les ont payés de mots.
23 / VIII / 99
¤ Qu'on n'aille pas imaginer que j'aurais une dent contre les grenouilles et les techniciens de surface. Seul le populaire en voie de disparition mérite mon agacement pour s'être ainsi effacé sans protester. Quant aux « bonnes âmes », que le diable les accueille en sa chaude demeure.
Fin des Carnets d’un fou III -
- Vu : 2996