Carnets d'un fou -2
II. 15 février 2010
Michel HOST,
Carnets d'un fou
Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité
[...] je refuse de porter le tchadri. De tous les bâts, il est le plus avilissant. Une tunique de Nessus ne causerait pas autant de dégâts à ma dignité que cet accoutrement funeste qui me chosifie en effaçant mon visage et en confisquant mon identité.
Yasmina Khadra, Les Hirondelles de Kaboul, 2002
Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Vie littéraire les accueille : qu’elle en soit remerciée. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille.
Michel HOST
Un enfant
Ne vous aime pas et le monde devient indéchiffrable.
Werner LAMBERSY, Journal par-dessus bord
# Notations : juillet 1999
¤ Commentaires : février 2010
# Découverte d’Aby Warburg dans l'extraordinaire ouvrage de Simon Schama, Le Paysage & la Mémoire (Seuil, p.240 et sqq). Aby Warburg (1866 -1929), auteur d'un "atlas" intitulé Mnémosyne, album des mythes primitifs survivants, et comme indurés dans le tissu tout acétate de la pensée contemporaine. J'imagine, à défaut d'avoir lu, ce fil tendu de Nietzsche à Jung, et jusqu'à Dumézil. Vais devoir lire, m'instruire. Très bien. Ce Warburg est, cas exemplaire, revenu lucide de cinq années de profonde psychose post-guerre 14-18, pour donner aux pensionnaires de la clinique où il fut soigné, en avril 1923, une conférence lumineuse intitulée: Archiv des Gedächtnisses, « L'Archive de la mémoire ». Il s'intéressait à "l'éloquence du cas particulier", j'imagine donc qu’il se fût intéressé à mon « cas », qu'il eût prêté un instant l'oreille à mes élucubrations concernant mon sentiment d'enracinement dans le même terreau que nos amis les mammifères (le plus que je puisse imaginer), qu’il se fût une seconde arrêté sur cette obscure intuition des espaces biologiques non décodés qui me séparent de / m'unissent à la chatte Artémis. Espaces plus réduits sans doute, quoique incommensurables, qui nous séparent de et nous relient au premier quadrumane venu. - Personne ne rit! Choix du nous par prudence élémentaire -.
¤ À Artémis, chasseresse inouïe, s’est substituée Tanit, chatte amoureuse. Il n’est rien d’égal entre ces deux bêtes – « bêtes », mot aimé, dont use Colette. L’homme est infidèle, mais aussi fidèle. Il fait la différence de ces personnalités à quatre pattes, de ces « personnes », qu’il appelle aussi «petites âmes errantes ». La prudence, bouclier de papier, a disparu aujourd’hui. Nous parlions le langage de la chasse avec la première : jeux d’aguets et de guets-apens, fantasques fantasias, queue ébouriffée, terrifiantes attaques, présent des proies palpitantes en triomphe apportées. Avec la seconde nous parlons le langage de la tendresse, d’un presque amour qui est aussi total don d’elle-même. Sa griffe ne sort que pour taquiner et jouer. La confiance réciproque, pour l’une et l’autre, n’aura jamais été prise en défaut. À me reprocher de remonter ainsi les âges, parfois, lorsque je me voulais encombré d’une culpabilité d’homme trahissant aussi bien l’esprit des Lumières que celui de la Genèse, d’homme de son temps, rance intello du boul’mich, cœur étroit – « Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tous les animaux qui se meuvent sur la terre. » (Genèse, Trad. de Lemaître de Sacy) -, eh bien, cette stupidité sans nom me faisait l’ennemi des bêtes, des hommes, du monde et de moi-même.
# Nos amis d'Outre-Rhin viennent de produire, m'a-t-on dit, à Berlin, une Love Parade : il se serait agi de promouvoir l'amour de tous pour tous, et "la communication" par le moyen d'un grand tumulte de technomusik. Outre la complète inadéquation des moyens aux fins, on m'a rapporté qu'ils étaient un million cinq cent mille à défiler. Même armés de leurs seules naïves et bonnes intentions, je crois nos amis allemands incorrigibles.
10 / VII / 99
¤ Ça dure et ça perdure ! Et quelles atroces musiques ! Et quels obscènes tortillements !
# Gudbergur Bergsson (revue L'Atelier du roman, n°18) énonce clairement que le roman n'est pas viable s'il témoigne d'un seul temps, fût-il contemporain. Le difficile étant de "faire entrer une foule de temps" dans l'œuvre. "Le roman est une collection de temps." Il me semble encore qu'un roman peut témoigner comme à rebours d'un temps qu'il cache et efface. Qu'il refuse. Par le non-dit, comme dit l'autre. G. Bergsson témoigne aussi du mépris de l'éditeur pour l'auteur difficile ou singulier qu'il ne parvient pas à "vendre", ce qui pourtant est de son ressort. Il finit par rejeter cet auteur qu'il avait élu, lui reprochant sans le lui dire sa singularité ou son originalité, dévoilant alors son incompétence éditoriale ou reniant son jugement, son goût, se reniant lui-même par soumission aux lois du marché de la papeterie.
11 / VII / 99
¤ Que nul n’en doute, c’est un autoportrait ! Par ailleurs, Marcel Proust aussi pensait que le roman n’est roman qu’à brasser des épaisseurs de temps.
# Dehors, entre deux orages, les cultivateurs moissonnent obstinément.
12 / VII / 99
# 14 juillet. Notre librairie, de fabrication anglaise, s'est résignée à gravir un étage: le bricolage et l'installation d'une poulie dans le grenier y ont suffi.
# Décidément, le Gracq des Grands chemins ne passe pas: trop de détails gravés, de paysages parfaits, trop de termes savants, spécialisés (planèzes, manses, fagnes, lavognes...) non pas venus sous la plume, mais placés exactement là où il le faut, prémédités, un jardin de phrases à la française, pire, un désert d'hommes et de femmes. Je préfère le Gracq de La forme d'une ville : Nantes y est plus peuplée que la terre entière, d’écrivains, de politiques, de poètes, formes de vie tremblantes...
Enquêtant sur la forêt primitive, j'ai, toujours chez Gracq, trouvé ceci, admirablement simple, en référence à la traversée de la forêt de Tronçais: "J'ai cru entrevoir, cette nuit là la source de l'angoisse qui pèse sur la traversée des grands bois par une nuit sans lune..." À noter le "j'ai cru" : il traduit sans doute les incertitudes d'un écrivain des plus scrupuleux. Puis, ce début: "Très gros temps sur la côte de Sion...", assorti d'une vitrine de phrases raidies dans leur apprêt, en ordre de comparution, pétrifiées de beautés empruntées au salon littéraire plus qu'au sentiment du paysage. Le lecteur est au musée. Circonstances atténuantes, ailleurs Gracq confesse qu'il verra un visage dix fois et l'oubliera, quand il ne peut effacer de sa mémoire un paysage où il s'est une fois promené. Plus loin : "les figures humaines [...] des transparents..." (Lettrines, 2). Plus loin : Gracq communiste, à distance comme il se doit, et jugeant bien de l'inanité de l'engagement de l'artiste. Divers, inattendu, tel il est.
14 / VII / 99
¤ Depuis, j’ai tenté d’aller au-delà de ma prévention, de comprendre l’usage que fait Gracq du paysage, un usage qui m’a paru volontairement privatif, je veux dire qu’il apparaît comme un élément différencié dans ses tableaux. Ses personnages s’animent sur fonds de forêts, de collines, de montagnes et de villes… La perspective est d’abord spatiale. La technicité, la scientificité des termes, ôtent du naturel et de la simplicité à la peinture, mais sans doute font-ils de cet élément un personnage lui aussi. Une présence immobile. Un Commandeur tellurique.
# Alain Finkielkraut et son émission Répliques, ce samedi matin sur France-Culture, très éclairante : on relève les casiers à homards des F.N. & M.N. : militants, électorat, etc. Au passage, allusion au coureur cycliste Richard Virenque, moqué de la gentry de gauche parce qu’il « parle mal le français », et méprisées donc à travers lui « les petites gens » - l’expression est lancée ! Qui sont donc ces « grandes gens » pour se moquer ainsi du peuple, en trois mots ? Et pourquoi aujourd’hui est-il devenu impossible de nommer le peuple par son nom ? Je souhaite que Virenque porte le maillot jaune sur ses épaules. J’ai appris que l’accordéon d’Yvette Horner, trop peuple sans doute lui aussi, trop ringard, car le peuple est devenu ringard, a été banni du Tour de France. Je pense, pour ne pas vomir, à cet homme du peuple, Pierre Bérégovoy, qui avait de l’honneur une pensée claire et simple qui le tua.
17 / VII / 99
¤ Où est le peuple aujourd’hui ? Que fait-il ? Ici anesthésié par des programmes télévisés débiles comme jamais ils ne le furent et les discours menteurs du pouvoir, là-bas défilant sous les murailles muettes de l’argent et les murs vides des entreprises d’où on l’a jeté comme on fait d’un outil hors d’usage. Mon cœur se serre, mon estomac vomit encore à ces pensées affligeantes. À l’idée de cette impuissance.
# Jérôme Coignard : abbé, la pensée non entravée, hédoniste, trois choses qui ne disent rien à notre époque. "Homme de quantité", jette l'abbé en manière d'insulte au financier De la Guéritaude. L'esprit d'Anatole France nous passe infiniment, d'où sa mise au rancart.
22 / VII / 99
# Diminuendo & Crescendo in Blue. Plaisir de réécouter ce morceau, rejoué à Newport, en juillet 1956, par Duke Ellington et son orchestre. Vingt-sept chorus enchaînés par le trompettiste Paul Gonçalves, sur le battement haletant des cuivres, des basses et des drums, orchestre et public entrés soudain dans une spirale de folie, corps soudés dans la quête de l'orgasme, étreinte inouïe mourant sous les déchirures des instruments et des voix, moment de grâce qui ne se compare qu'au meilleur flamenco, celui dont Lorca, à travers la Niña de los Peines, témoigne qu'il est puissance de la nuit, déchirure des formes de l'art, duende oscuro y estremecido, respiration centrale et vivante, dépassement de la géométrie.
23 / VII / 99
¤ Je lis peu les romanciers américains contemporains. Cependant, dans une récente chronique littéraire consacrée à James Ellroy, j’ai cueilli ceci qu’il écrit à propos du tapage communément appelé rock : « Je préfère regarder les mouches s’enculer plutôt que d’écouter cette musique. Je trouve débile la canonisation de cette musique, stupide l’institutionnalisation de la révolte. On ne peut pas apprécier ce bruit quand on connaît le jazz et la musique classique. » Il y a gros à parier que cet été je lirai Underworld USA.
# Anatole France, conversation avec Rodin, à la Villa Saïd (Grasset, 1921). Plainte déjà sur la défiguration du paysage parisien: "Briser un mascaron du XVIe siècle, un portique du XVIIe, une frise délicate du XVIIIe, c'est balafrer criminellement le visage de nos ancêtres..."
# Répliques (France Culture): dialogue de sourds entre A.Finkielkraut et un juriste de Progrès, lequel envisage froidement la mort de la nation et de sa langue, y pousse gentiment par la reconnaissance d'un droit imprescriptible à l'utilisation des langues régionales dans les affaires publiques, cela en un temps où l'instrument commun, le français, table de compréhension, d'union et de partage, est menacé dans son enseignement et ses fondements syntaxiques. Le modèle de langue imposé par les médias étant volontairement et continûment corrompu (institution fomentée d'un code ségrégatif supplémentaire), seule parlera désormais la bonne langue la classe bourgeoise aux "affaires", au pouvoir... Le populaire, là encore roulé dans la farine, sera plus que jamais condamné à l'expression approximative, au tour fautif, et donc à n'avoir plus une seule possibilité de s'ouvrir les portes des grandes écoles, voire de l'université, radicalement condamné donc à la stagnation, à la soumission. Pendant qu'ici et là on ânonnera massivement en breton et en basque (idiomes nullement interdits d'enseignement par ailleurs, mais n'ouvrant que sur eux-mêmes), en croyant y avoir gagné l'exercice d'une liberté, les dynasties bourgeoises, pas folles, n'oublieront pas de nourrir leurs héritiers de Montaigne et de Racine, de grec, de latin, de sanscrit, d'anglais, d'espagnol, de chinois, d'allemand et des langages de tous les savoirs. Avec la capitalisation de l'argent, celle des valeurs intellectuelles les plus cotées. Démagogie racoleuse à vomir.
24 / VII / 99
¤ Le constat est le même, avec cette nuance que les choses ont empiré. J’entendis un jour Mme Martine Aubry parler de booster je ne sais quelle initiative annoncée au nom de son camp politique ; et récemment M. Nicolas Sarkozy vouloir que « se casse » un « pauvre con », son concitoyen néanmoins (certes peu républicain celui-ci !), puis souhaiter un jour voir « pendu à un croc de boucher » l’un de ses concurrents dans la course au pouvoir… Les exemples viennent de haut (je ne note pas toutes ces démagogiques obscénités), et même des plus glauques régions de l’âme si je repense aux crocs de boucherie et à qui en fit grand usage entre 1940 et 1944… Les implications sociétales de l’emploi de ce qui n’est même plus un argot, de l’encouragement à cet emploi, seraient à considérer avec attention.
# Les Carnets du grand chemin vont plus à nu dans leur dernier tiers, Gracq y est presque humain, il cesse parfois de nous guider à travers les paysages, il évoque avec émotion sa mère, et lui enfant, marchant jusqu'à la maison de la grand'mère, le "petit oeuf de Barbarie" dont on le fait dîner... tout va bien jusqu'à la citation de Baudelaire, adjonction décorative d'une strophe un brin pontifiante pour un si charmant souvenir, l'homme de lettres est de retour.
Parlant aussi de la manière de Steinitz et de Morphy, aux échecs, une merveilleuse définition de leurs combats « où le génie brut opère par effraction et qui durent avoir en leur temps sur l'intellect quelque chose de la beauté du viol - ce sont les seules qui aient fait époque, parce que leur beauté est celle, et rien d'autre, d'une idée distincte qui soudain revêt un corps."
Allez, la Pléiade n'est pas volée !
25 / VII / 99
¤ Qu’on n’aille pas imaginer, par conséquent, que j’aurais l’admirable Julien Gracq dans quelque collimateur personnel ! Je me donne en ridicule le moins souvent possible. Je lis sans fusil à lunettes. Je lis avec amour, admiration, et la plus grande attention. Il m’arrive non pas de mesurer mes enthousiasmes, mais de les limiter à ce qui m’émeut, à ce qui me paraît entièrement admirable. Liberté, égalité, fraternité… non ?
Fin des Carnets d’un fou- II
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