Carnaval, Ray Celestin
Carnaval, mai 2015, traduit de l’anglais par Jean Szlamowicz, 493 pages, 16,99 €
Ecrivain(s): Ray Celestin Edition: Le Cherche-Midi
Proposition de formule d’accroche : Une machine narrative imparable, au rythme soutenu mais pas essoufflant, qui voit plusieurs faisceaux d’enquête partir d’une série de meurtres horribles dans la Nouvelle-Orléans de 1919.
Assez étonnamment, Ray Celestin est un auteur anglais, qui vit à Londres ; assez étonnamment parce que son premier roman, Carnaval (The Axeman’s Jazz en anglais, titre plus en rapport avec l’histoire racontée – mais il est vrai que Le Jazz de l’Homme à la Hache, c’est plus difficile à vendre en français que Carnaval), est entièrement situé à la Nouvelle-Orléans en mai 1919, en plein milieu d’une vague de meurtres horribles historiquement avérés et juste avant un ouragan dont les conséquences ne sont pas sans rappeler celles de Katrina, et fait état d’une érudition assez conséquente sur la ville. Moins étonnamment, Celestin a écrit des scripts pour la télévision et le cinéma ; Carnaval est effectivement rythmé comme une machine cinématographique ou télévisuelle imparable – on imaginerait volontiers HBO en faire une mini-série très efficace en se contentant quasi de transposer le roman en scénario.
Pour autant, cette mini-série ne répondrait pas aux critères habituels du genre policier, puisque des personnages jugés primordiaux mourraient en cours de narration et que, surtout, des fils narratifs distincts, dont on pourrait croire qu’ils vont se nouer, restent parallèles, avec une vague jonction entre deux d’entre eux en fin de volume, jonction qui pourrait annoncer une « suite » à Carnaval ; en ce sens,Carnaval la série, qui n’existe pas encore, pourrait faire la nique à True Detective.
En attendant, le roman suffit amplement comme machine narrative imparable, au rythme soutenu mais pas essoufflant, qui voit pas moins de quatre faisceaux d’enquête partir d’une série de meurtres horribles : les victimes ont le crâne défoncé à la hache et une carte de tarot est déposée sur le cadavre… Vont se lancer sur les traces du tueur Ida Davis, secrétaire chez Pinkerton, assistée d’un certain Lewis Armstrong, alors âgé de dix-huit ans, John Riley, un journaliste imbibé en quête de sensationnel, Luca D’Andrea, un ripou tout juste sorti de la prison d’Angola, et Michael Talbot, policier et ancien partenaire de D’Andrea ; chacun veut découvrir l’identité du tueur pour des motivations qui lui sont propres, qu’elles soient professionnelles, liées à la mafia ou motivées par l’ambition, mais surtout chacun finira par la découvrir en empruntant une voie différente. Ces quatre voies, aux multiples ramifications, permettent de poser sur un majestueux piédestal le véritable personnage principal de ce roman : la Nouvelle-Orléans de 1919.
En effet, avec un sens du détail réaliste impressionnant (dès la première page du roman, il est question de rues où perçaient des touffes d’herbes), Celestin entraîne le lecteur, à la suite des quatre enquêteurs, dans une ville multi-raciale mais où la ségrégation est toujours d’actualité et où les tensions raciales peuvent s’exacerber pour la simple traversée du mauvais quartier (Ida et Lewis manquent connaître un mauvais sort dans le quartier irlandais…), une ville d’avant la prohibition mais de juste après le retour des traumatisés de la Grande Guerre et la fermeture des bordels de Storyville, une ville où l’on roule encore en voitures à cheval et où la mafia diffère de celle des grandes villes du Nord parce que les familles proviennent toutes de la même ville en Sicile, Monreale, une ville surtout qui vibre au son d’une nouvelle musique « omniprésente », le jazz, auquel le jeune Lewis va ouvrir d’autres possibilités expressives sous les yeux d’une foule enthousiate… Tous ces aspects transparaissent au fil de Carnaval, avec un art consommé de la composition et du dosage : jamais le lecteur n’a l’impression pénible d’être confronté à une page encyclopédique, mais il ne cesse pour autant d’en apprendre sur la Nouvelle-Orléans, cette ville où l’on enterre les morts au-dessus du sol, et de finalement en savoir autant sur elle que sur son propre voisinage tout en ayant suivi la quadruple enquête en cours et exploré de la sorte les bas-fonds de la ville.
Le tout donne un roman qui tient tant de l’étude naturaliste que du thriller, les deux caractéristiques s’interpénétrant. A quoi on ajoute que l’auteur a le savoir-faire nécessaire pour intégrer au fil de la narration des rapports de police et autres articles de journaux sans que cela paraisse affecter, et celui pour s’amuser en prime d’un petit jeu intertextuel avec l’œuvre de Conan Doyle, qu’Ida apprécie tellement qu’elle finit par la faire goûter à Lewis… L’Anglais Celestin, par cette puissance narrative doublée d’une volonté de montrer la réalité d’une ville, rejoint les grands Américains Pelecanos ou Lehane, et ce n’est pas un mince compliment. Crier au chef-d’œuvre serait exagéré ; dire qu’il s’agit d’un excellent thriller extrêmement bien construit et documenté relève d’une vérité à découvrir au fil des pages de Carnaval pour les amateurs du genre.
Didier Smal
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