Caravansérail, Francis Picabia
Caravansérail, Edition établie par Luc-Henri Mercier, octobre 2013, 200 pages, 18 €
Ecrivain(s): Francis Picabia Edition: BelfondDada se fait dans la bouche. On imagine sans doute mal aujourd’hui ce que pouvaient être ces soirées joyeusement foutraques, véritables happenings avant l’heure, où l’on frappait à tue-tête sur des caisses jusqu’à ce que le public proteste, où Tristan Tzara hurlait son poème orgasmique Vaseline symphonique en imitant les ours, où Louis Aragon miaulait à quatre pattes pendant qu’André Breton croquait des allumettes. Dans ce gang du suprême décervelage façon Jarry, Francis Picabia n’est pas en reste. Avec les confortables revenus que lui a laissés son héritage maternel, Picabia s’est tôt fait un nom dans la peinture, sous l’influence première des maîtres de l’impressionnisme. Mais alerté par Marcel Duchamp, il devient l’un des électrons les plus actifs de l’avant-garde picturale, l’un des plus libres aussi, et c’est naturellement chez lui que s’installe Tzara lorsqu’il débarque à Paris en 1920, sa grenade Dada dégoupillée dans la main. Picabia jongle alors entre une femme, plusieurs maîtresses, une poignée d’enfants, et cent vingt-sept voitures qu’il collectionne comme les conquêtes, et qui le lancent dans cette trépidante vie mondaine où il côtoie le Tout-Paris, Cocteau y compris – c’est dire. Il y a là bien assez pour que son anticonformisme n’achoppe forcément avec ce que Tzara a en tête sous le nom de Dada, ou ce que Breton fomente déjà de son côté. De sorte que lorsque paraît en 1924 le Manifeste du surréalisme, Picabia a pris le large, ce dont témoigne Caravansérail, le roman à clefs qu’il écrit la même année (il ne sera publié qu’à titre posthume, en 1974).
Ce n’est pas ni la première, ni la dernière fois que l’on publie de ces textes cryptés dans le champ magnétique de l’époque. Il y avait Anicet ou le Panorama d’Aragon, en 1920. Il y aura Odile de Queneau, en 1937. L’intérêt de Caravansérail n’est donc pas seulement dans le témoignage forcément subjectif qu’il apporte sur ces années. On y voit en effet, dans une suite de tableaux, le regard ironique et désinvolte d’un narrateur-personnage qu’on suit dans ses pérégrinations artistico-mondaines et amoureuses, alors que, mise en abyme quasi-gidienne, un jeune auteur, Lareincey, le poursuit pour lui lire les pages affligeantes de son œuvre. On s’amuse aussi à croiser toute la clique des « spirites » surréalistes dans leurs expériences des sommeils auxquelles Picabia ne croit pas, ou aidé des notes nécessaires et éclairantes de Luc-Henri Mercié, à reconnaître Untel derrière Untel ou à décoder tel personnage composite.
Il paraît que Picabia lui-même n’était pas très convaincu par le résultat final de son livre, et aussi prompt à l’enthousiasme qu’à l’ennui, il en avait finalement délaissé l’achèvement. Il y souffle pourtant beaucoup de cet esprit Dada qu’il n’a pas peu contribué à forger, fût-ce, par revendication de liberté absolue, contre Dada même, si Dada se faisait système. Certes, la linéarité sans surprise peut décevoir. Certes aussi, la langue n’est pas aussi inventive et brillamment iconoclaste que celle d’un Tzara, donnant ici à l’ensemble une allure sans doute plus littéraire que prévu, et manquant alors un peu de « cette saveur Dada qui lui donne ce que l’ail communique au gigot de pré-salé », dixit Picabia lui-même. On y découvre pourtant avec jubilation quelques propositions loufoques qu’il serait urgent de méditer en ces temps de crise, comme cet « impôt spécial » pour les hommes qui ne seraient pas chauves après quarante ans. Quelques bons mots et traits d’esprit – Picabia en était friand – pimentent aussi le texte : « le seul homme pour lequel j’ai de l’indulgence, c’est moi, et encore c’est lorsque je songe que ce sont tous les autres qui ont inventé Dieu, le Socialisme et l’Art ». C’est parfois caustique, c’est souvent drôle et vain à la fois. C’est une joyeuse insurrection, qui éclate alors moins comme une bombe dans un paysage artistique et littéraire qui n’en manque pas, que comme l’un de ses beaux feux d’artifice qui brille encore, à distance.
Frédéric Aribit
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