Capitaine, Adrien Bosc
Capitaine, août 2018, 400 pages, 22 €
Ecrivain(s): Adrien Bosc Edition: Stock
« Combien étaient-ils sur ce rafiot ? Trois cents, quatre cents peut-être, autant d’anonymes, une maille indémêlable de récits distincts, contradictoires, la concentration d’une société perdue, en réduction, mouvante… la catastrophe et l’inhérent combat des probabilités regroupés sur le pont d’un bateau ».
Alors que l’on se bat, que l’on fuit, que l’on souffre, que l’on se cache, alors que le temps paraît figé, que l’horreur se conjugue au présent, que l’on dénonce et que l’on résiste, des hommes, des femmes et quelques enfants attendent de pouvoir quitter Marseille pour embarquer sur le Capitaine-Paul-Lemerle. Au cœur de cette concentration d’une société perdue, des Espagnols qui ont perdu la guerre, des Juifs chassés d’Europe, des relégués, des réprouvés par les serviteurs zélés de Vichy, des artistes, des écrivains, et des révolutionnaires en exil permanent. Ils sont là sur le pont du Capitaine, certains s’y font prendre en photo, une première et peut-être une dernière fois : Victor Serge, Anna Seghers, Germaine Krull, André, Jacqueline et Aube Breton, Wifredo Lam, Alfred Kantorowicz, Claude Lévi-Strauss, Jacques Rémy.
Ils prennent le large, et Adrien Bosc les accompagne. Il saisit chaque mouvement, chaque phrase, compile, note, invente. L’écrivain navigue toutes cheminées dehors, pilote son esquif romanesque vers le Nouveau Monde, vers la liberté. Ce sont des voyants qui prennent le large, alors que les assis haineux les traquent. Ce condensé d’une Europe vivante se glisse dans les cales et sur le pont du Capitaine-Paul-Lemerle, ce navire inhospitalier et rageur. Tout l’art de Capitaine est de saisir ce glissement, ce mouvement vers d’autres terres, d’autres villes, de s’emparer des lettres échangées, de ces mots volés à la marée, par l’ampleur de son style, par ses phrases qui ressemblent à une longue houle venue du large. On sent le vent les gonfler, leur donner cette densité, cette force, cette légèreté qui n’appartient qu’aux romanciers aventuriers, à ceux qui croient dans les folles histoires qu’ils racontent et qu’ils écrivent.
« Dès 5 heures 30 le soleil martyrisait le pont, une chaleur écrasante, pesante, brûlant la bâche jusqu’à changer l’abri en étude – ainsi, à peine couverts d’un trait de lumière, les passagers s’éveillaient et arpentaient le pont comme des revenants, hagards, l’œil perdu au loin, à la recherche de l’île. On vit rassemblé à l’avant du cargo un trio qu’on rêva plaisanter entre chien et loup – André Breton, Claude Lévi-Strauss, Victor Serge ».
Capitaine fait défiler au jour la nuit les tensions marines, des jours passés à regarder le ciel, à fixer le large, à traquer les mouettes, des nuits à rêvasser, à parler, à écrire – comme cet échange savoureusement savant entre Claude Lévi-Strauss et André Breton sur les rapports de l’œuvre d’art et du document. Les plumes des stylos volent sur le pont du cargo, et l’encre verte met du temps à sécher. Les idées et les rêves s’envolent pour mieux se fixer. Merveilleux extraits du journal de Victor Serge – De quel énorme brasier approchons-nous ? L’espace s’emplit de chaleur, mer uniformément grise, temps couvert. Calme dissolvant, puis légère excitation nerveuse. « L’ambiance équatoriale », dit Lévi-Strauss –, témoins du temps qui s’écoule, de ce qu’ils imaginent, de ce qui s’annonce là-bas, ils écrivent. Claude Lévi-Strauss à ses parents – De ce qui se passe dans le Monde, je ne sais à peu près rien depuis un mois, et le peu que je sais m’enlève toute envie d’en connaître davantage… Ils cimentent leurs espoirs au gré des instants partagés, au gré de l’humeur des vents marins et de l’équipage, des rumeurs et des rancœurs, seule certitude, ils savent qu’ils quittent l’hiver pour l’été.
« Il prit l’exemplaire de Tropiquessur la pile d’invendus, consulta l’ours comme le font les indifférents, lut le sommaire, et plongea, comme il le raconte, dans le premier bain de mots – l’éditorial signé de tous, écrit par Aimé et Suzanne. Acceptons que cela se fait ainsi, qu’il fut frappé de ce que l’on appelle révélation ; que, sceptique, certain de n’y trouver qu’une gerbe de mots bourgeois et idiots, un pioupiou des îles, il tomba sur une parole, une vraie, plus sombre, plus frappante, acérée et saillante, prête à creuser profond ».
Nous sommes le 27 avril 1941, l’heure de la Libération n’a pas encore sonné en France, mais à Fort-de-France, André Breton découvre la poésie d’Aimé Césaire, publiée dans une revue éditée avec goût, qui se propose, rien de moins, de lutter notamment contre le Mépris des couleurs de la vie. Beau programme, qui pourrait inspirer un Nouveau Manifeste des Surréalistes. La rencontre a lieu le lendemain – autour de la table, on trouvait René Ménil, Aimé et Suzanne Césaire, Breton et Jacqueline. Il y avait des rires, de la joie et pas mal d’esprit, sans jugement ni fausse distance. Un incendie couve sur l’île, une nouvelle aventure peut s’écrire. Comme dans son précédent roman, Adrien Bosc mise sur les hasards objectifs, les heureuses incertitudes, les signes du destin, et le destin accompagne souvent les beaux romans. L’écrivain possède cet art peu partagé de voyager avec ses personnages, ses phrases ont ce parfum déjà croisé dans les Mers du Sud, de Stevenson à London, comme chez Cendrars, il y a cette manière si particulière, de saisir le temps qui file, d’éclairer les temps troublés et incertains. Il y a de la grâce chez cet écrivain, de la grâce, de la ruse et du style. Tout y est évident, jamais forcé, jamais appuyé, tout y est juste et accordé, mis à l’épreuve du doute, comme André Breton dans le salon du Gran Hotel de Ciudad Trujillo misant sur l’audace et la beauté en réponse aux horreurs de la bête aveugle. Capitaine tient le même pari, et c’est brillamment réussi.
Philippe Chauché
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