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Camus contre Kamis, contre Larbi

Ecrit par Kamel Daoud le 05.03.14 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Camus contre Kamis, contre Larbi

 

Mille vies pour l’écrivain qui est né dans une terre, mort dans une autre, qui n’a pas fait la guerre mais à qui on fait encore la guerre, qui a créé le meurtre absurde, mort absurdement dans un accident, qu’on accuse de ne pas avoir pris les armes mais la route, d’aimer sa mère, d’être un génie, un pied-noir, une main seule (qui n’applaudit pas) et un visage obscur.

Albert contre Larbi : le premier sans-papiers de l’histoire qui a mal fini et qui attend encore le regroupement familial entre ses deux familles. Il est Algérien par le droit du sol et français par l’histoire de la fin. On l’accuse de ne pas être FLN mais on veut le ramener vers le FN. On se l’arrache mais on se le déchire, on l’enterre mais il flotte sur les consciences. On le soupçonne d’avoir choisi de ne pas choisir et cela est mal vu de part et d’autre. Cinquante ans après, ou plus, on continue. Le Camus algéro-français continue à faire le gras de l’actualité à chaque fois que l’actualité s’emballe en France ou en Algérie. Camus dans ce cas est le premier produit de consommation interne de la France-Algérie. Citoyen dernier d’un pays qui n’existe plus alors que lui existe encore, seul, debout dans une gare maritime abandonnée. On le célèbre et il est convenu de dire qu’on le comprend mal, que c’est un malentendu, un procès, un étranger, un pestiféré, un exil, un envers du décor.

Il y a eu dix mille études sur son cas, deux cent quatre polémiques, vingt centenaires, deux mille deux cents thèses et cinquante-deux romans. Il est plaisant, utile, commode et confortable dans l’inconfort de son cas. Ce pauvre Camus s’épuise pourtant, il a été trop déterré, il est devenu fade, sans sel, trop académique, lointain dans le souvenir, trop vieux, ridé, sénile, gâteux presque. C’est un cadavre et son cas n’est plus vivant. Ce Camus FLN contre FN et vice-versa n’intéresse plus que les cimetières, le passé, les archives et les derniers camusiens des deux pays.

Albert contre Allah : celui que les islamistes du monde arabe détestent, n’aiment pas, jugent sans cesse et qui les menace par son Sisyphe, son homme révolté et son courage face à l’absurde. Curieusement, les islamistes n’en veulent pas à Camus pour son choix face à l’histoire, mais pour son choix face au ciel et à Allah. Sa philosophie de l’absurde est dénoncée comme un kofr, hérésie, impiété. C’est Camus contre Kamis. Son œuvre est une menace contre leur foi et son choix de pousser le rocher est contraire à leur choix de se prosterner devant. Lui parle du suicide comme première affaire de toute une vie, eux, parlent du meurtre comme choix de vérité. Albert Camus est algérien ou français, eux ils sont Arabes ou afghans. Camus est l’œuvre contraire de leur livre et leur obsession et d’en démanteler le choix et la parole parce qu’elle intente au sens de leurs morts et de leur crime. Fait étrange, le djihadiste d’Al-Qaïda tue à la manière de… Meursault : sous le soleil du Sahel, promenant une envie de Paradis et une insolation de Errissla, rencontrant le roumi qui le poursuivait de loin avec un couteau et une histoire de vengeance. C’est la fable retournée. « Aujourd’hui Ben Laden est mort, ou peut-être hier. Je ne sais plus ». Sous le soleil dur, le sel des cieux et l’arme à la main, Ibn Meursault tire et tue puis s’en va.

Camus du reste du monde. C’est le Camus universel. Celui qu’on tente d’enfermer dans le bilatéralisme algéro-français. Celui qui continue de creuser le chemin de sa réflexion du Japon et jusqu’en Amérique du Sud. L’œuvre qui donne espoir et courage et qui enjambe l’espace des deux pays vers la philosophie. Il est curieux de suivre ce Camus à peine visible chez nous ou en France et d’aller plus loin que Djemila, Tipaza ou la « Peste » d’Oran. Ce Camus connaît même un renouveau dans le monde arabe en crise où les élites laïques cherchent parfois du côté de « L’Etranger » la réponse au prêtre dans leurs cellules. Confrontation universelle et qui a débordé le procès de Meursault pour incarner la solitude du révolutionnaire arabe piégé entre la dictature et les mollahs, le crime et le cri et qui veulent assumer leur condition sans le secours des divinités.

 

Kamel Daoud


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A propos du rédacteur

Kamel Daoud

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Kamel Daoud, né le 17 juin 1970 à Mostaganem, est un écrivain et journaliste algérien d'expression française.

Il est le fils d'un gendarme, seul enfant ayant fait des études.

En 1994, il entre au Quotidien d'Oran. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard, titrée Raina raikoum (« Notre opinion, votre opinion »). Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal. D'après lui, il a obtenu, au sein de ce journal « conservateur » une liberté d'être « caustique », notamment envers Abdelaziz Bouteflika même si parfois, en raison de l'autocensure, il doit publier ses articles sur Facebook.

Il est aussi éditorialiste au journal électronique Algérie-focus.

Le 12 février 2011, dans une manifestation dans le cadre du printemps arabe, il est brièvement arrêté.

Ses articles sont également publiés dans Slate Afrique.

Le 14 novembre 2011, Kamel Daoud est nommé pour le Prix Wepler-Fondation La Poste, qui échoie finalement à Éric Laurrent.

En octobre 2013 sort son roman Meursault, contre-enquête, qui s'inspire de celui d'Albert Camus L'Étranger : le narrateur est en effet le frère de « l'Arabe » tué par Meursault. Le livre a manqué de peu le prix Goncourt 2014.

Kamel Daoud remporte le Prix Goncourt du premier roman en 2015