Ça n’a rien à voir avec l’islam ?, Lydia Guirous (par Gilles Banderier)
Ça n’a rien à voir avec l’islam ?, Lydia Guirous, Plon, mars 2021, 232 pages, 18 €
Edition: Plon
Le pamphlet de Lydia Guirous fut publié pour la première fois en 2017. La situation qu’elle dénonçait a-t-elle évolué favorablement en quatre ans ? Non et cela justifie cette réédition, augmentée d’une préface inédite. Lydia Guirous connaît le fanatisme mahométan de première main : elle a grandi dans l’Algérie des années 1990, déchirée par une guerre civile entre musulmans plus ou moins modérés. Comme l’Iran à la fin des années 1970, l’Algérie en cette décennie fut, pour la France, le laboratoire des malheurs à venir. Avant Charb, le père Hamel et Samuel Paty, il y eut Tahar Djaout, Abdelkader Alloula, Nabila Djahnine, Amel Zenoune (égorgée à vingt-deux ans, alors qu’elle revenait de l’université, tête nue – une double faute, aux yeux de ses meurtriers). Les massacres perpétrés dans la rédaction de Charlie Hebdo prolongeaient les assassinats ciblés d’intellectuels, de professeurs, de médecins, survenus en Algérie ou en Tunisie. Mais ces morts, la France ne les voyait pas, ne voulait pas les voir. L’aveuglement volontaire n’est jamais une bonne stratégie. Lydia Guirous estime – et c’est tout à son honneur – qu’en tant qu’Algérienne émigrée en France, son devoir est à présent de sauver le pays qui l’a accueillie (p.216).
Du pamphlet, ce livre possède les qualités : le nerf, l’énergie, la vivacité. Il en possède également les défauts : les raccourcis et la capacité à ne convaincre que ceux qui le seront déjà. Prononcés à une tribune, devant une assemblée acquise à la cause, certains passages seraient applaudis avec chaleur, même lorsque Lydia Guirous cède au travers, typiquement français, consistant à exiger qu’on légifère. Quiconque considère la logorrhée législative qui s’est emparée du pays depuis des années sera conscient que de nouvelles lois sont la dernière chose que la situation exige. Celles dont on a besoin existent déjà et il suffit d’avoir la volonté politique de les appliquer.
Face à la modernité occidentale et ce qu’elle implique, l’islam se présente comme une contre-culture et cela ne constitue pas une faiblesse, mais bien une force. L’islam refuse ainsi ce qui est présenté comme une des conquêtes de la modernité, l’idée que l’identité individuelle (nationale, religieuse, sexuelle, etc.) ne constitue pas une prison, ni même une assignation à résidence : loin de fondre les différentes identités dans le creuset de l’oumma, la communauté des croyants, il les exacerbe et les rend encore plus tranchantes.
Le problème n’est pas que l’islam joue sa carte et avance ses pions pour remporter la partie – il est normal qu’il le fasse. Le problème est l’attitude du camp adverse. Ceux qui, à l’extrême-gauche, voudraient l’utiliser comme levier révolutionnaire devraient réfléchir à sa capacité à faire alliance avec le capitalisme, qui a de longue date compris les potentialités du « marché hallal ». En tant qu’idéologie, c’est-à-dire ensemble d’idées ou de croyances articulées les unes aux autres (et indépendamment des individus qui le professent), l’islam est d’une remarquable intelligence. Il a ainsi compris que la tolérance, vertu dont se prévalent les démocraties occidentales, constitue en réalité une faiblesse mortelle et a décidé de s’en servir à son profit, de même qu’il utilise le politiquement correct, en assimilant toute critique de l’islam à du racisme. Ce que l’islam voit aujourd’hui se dresser en face de lui (mais pas vraiment contre lui, car nous sommes en guerre sans vouloir d’admettre), ce ne sont pas seulement ses vieux ennemis de toujours, qui lui préexistaient, le judaïsme et le christianisme, mais surtout la « religion de l’humanité » (selon l’expression de Pierre Manent) issue des Lumières et des Droits de l’Homme, religion ayant peu de contenu et encore moins de dogmes, sinon celui de l’accueil inconditionnel de l’Autre, quelles que soient ses origines et ses intentions. Cette « religion de l’humanité » aspire à un tel point à l’amitié universelle qu’elle refuse même de se reconnaître des ennemis. Or, comme le notait Julien Freund : « Il faut vraiment être candide pour croire que l’on pourra faire entendre raison à un groupe ou à une collectivité décidés à user de violence et à provoquer un conflit, grâce à des incantations, des prières ou des propositions d’amitié. L’erreur est de croire que je n’ai pas d’ennemi si je refuse d’en avoir. À la vérité, c’est l’ennemi qui me désigne et s’il veut que je sois son ennemi, je le suis, en dépit de mes propositions de conciliation et de mes démonstrations de bienveillance. Dans ce cas il ne me reste qu’à accepter de me battre ou de me soumettre à la discrétion de l’ennemi » (Sociologie du conflit, PUF, 1983, p.109). Mais cela supposerait que nous entrions avec l’islam dans un rapport de forces.
Nul ne met en doute la sincérité de Lydia Guirous. Écrire un livre pareil, un livre voltairien (la formule « Écrasons l’infâme ! » y revient à plusieurs reprises et ne s’applique pas au catholicisme) équivaut à se peindre une cible dans le dos. Lydia Guirous apparaît comme un équivalent laïc et féministe de l’imam Chalghoumi, homme sympathique, mais tellement populaire parmi ses coreligionnaires qu’il ne peut sortir de chez lui sans enfiler un gilet pare-balles (car personne n’imagine que l’assassin potentiel viendrait de Méa Shéarim ou de Saint-Nicolas-du-Chardonnet). Néanmoins, les solutions qu’elle propose sont lunaires : dans une religion sans hiérarchie ni clergé, quelle instance disposerait d’assez d’autorité pour « moderniser » l’islam et expurger le Coran de ses passages litigieux ? (ce qui impliquerait qu’on se soit mis au préalable d’accord sur la liste de ces passages – et litigieux par rapport à quoi ?). L’idée d’un « conclave musulman européen », dont Lydia Guirous fournit obligeamment, et avant même qu’il ait eu l’occasion de se réunir, la liste des décisions qu’il devra prendre, est d’un irréalisme pesant, pas seulement parce que le mot « conclave » est inapproprié (le conclave, qui sert à élire le pape, étant dominé par la double idée de réclusion et de secret). On devine, à l’arrière-plan, le modèle implicite de Napoléon et du sanhédrin. Mais plaquer sur l’islam les évolutions propres au judaïsme et au christianisme est inopérant. Les résultats désastreux obtenus par l’aggiornamento du catholicisme depuis les années 1960 inciteraient même le plus paisible des musulmans à refuser que sa religion entre dans un processus d’autodestruction pareil. Peut-être la solution, s’il y en a une, n’a-t-elle pas encore été inventée. Plutôt que de raisonner par groupes (« les musulmans », « les autres », etc.), peut-être la seule boussole est-elle la citation de Soljenitsyne : « Peu à peu, j’ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États ni les classes ni les partis, mais qu’elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l’humanité ».
Gilles Banderier
Petite-nièce de Jean Amrouche, féministe engagée, ancienne militante au Parti Radical, Lydia Guirous fut nommée en 2015 secrétaire nationale chargée des valeurs de la République et de la laïcité à l’UMP par Nicolas Sarkozy. Elle est porte-parole du parti Les Républicains de 2015 à 2016, puis entre 2017 et 2019.
- Vu : 1712