C’était mieux avant !, Michel Serres
C’était mieux avant !, août 2017, 96 pages, 5 €
Ecrivain(s): Michel Serres Edition: Le Pommier éditions
Le prochain qui nous dira : « C’était mieux avant ! »
Nous entendrons : « J’étais mieux avant ! »
Écoutons plutôt l’un d’entre nous, et pas des moindres, l’optimiste penseur, l’inventeur heureux, ce regardeur d’immensité nous parler d’un immense sans barrières. Avec la passion qui le caractérise. Pour notre salut et notre longévité. Les livres comme autant de miracles. Pour notre plaisir.
Ne désespérons plus surtout !
Il y aurait des phosphorescences un peu partout pour éclairer, non pas la nuit entière mais les nôtres, nos petites nuits, clamer que notre époque est grande et belle, non pas transparente mais lumineuse en chacun de nous. Nous devrions vivre plus longtemps pour pouvoir imaginer d’autres formes, inventer d’autres sources, nourrir d’autres modèles. Créer d’autres possibles. Il en va de notre survie collective.
« Mon grand-père échappa aux débâcles de Sedan, les gaz délétères blessèrent mon père au milieu des bombes de Verdun, je dus finir l’expédition de Suez… de sorte que, pendant un siècle, ma famille et moi connûmes la guerre, la guerre, la guerre… De ma naissance à l’âge adulte, mon corps se forma, bras et jambes, cœur et cerveau, de guerre, de guerre, de guerre ».
Michel Serres a dessiné ses personnages. Grand-Papa Ronchon et Petite Poucette, posés en chiens de faïence, imaginez-les, chacun posté d’un bord à l’autre des deux siècles, chacun dans sa bulle, celle d’une bande-dessinée par exemple, ont visiblement des choses à se dire. Des comptes à solder. Le XXe ?
Le siècle de Grand-Papa, le siècle des franches avancées, certes, des mensonges, des colonisations massives, de l’industrialisation de la mort. L’adolescence furieuse de l’homme.
Le XXIe ?
Il semble que nous soyons atteints d’amnésie. D’un méchant principe de sécurité.
Etait-ce mieux avant quand « les patrons, ignobles capitalistes, suçaient le sang des prolétaires (…) » ?
Au fond ça n’a peut-être guère changé, sinon le rythme, la proportion… Et que dire des maladies avant ?
La souffrance du corps, le corps des femmes, le corps des hommes, vécue comme le purgatoire, comme une tare. Ou une fatalité. Nous vivions nos douleurs jadis à la mesure de notre statut. Point. Désormais nous avons les maux de notre temps. Chaque époque offre les outils pour la vivre. Petite Poucette comme Grand-Papa Ronchon ont eu les leurs à l’arrivée sur le quai. À eux de les rendre souples et compatibles.
Il ne s’agirait point de comparer mais de concilier. Ainsi soit louée notre jeune clairvoyance, jeune et neuve, le XXIe sera le siècle de la connaissance, de la plénitude et de l’être. De l’interconnexion et de la simultanéité. Allons osons ! De la plénitude quantique. Petite Poucette est devenue adulte et l’ignorance n’est donc plus de mise. Petite Poucette vit, mange, travaille, habite, aime bien autrement que ses parents, voire ses frères et sœurs. Il paraît que ça va vite. Savoir ou information. Obsolescence déprogrammée. Le flot à transmettre est absolument disponible, les données si colossales qu’il faut revoir leurs principes. Non pas comment les stocker mais comment les retenir. Appréhender différemment le fonctionnement de nos mémoires pour apprendre mieux. Ouvrir notre esprit et notre cerveau. Mieux et différemment.
Pêle-mêle. Trente-trois sujets que Michel Serres anime, trente-trois bulles drôles ou légères, qui font une femme, qui font un homme, le corps de la société. Si nous vivons/voyons à court-terme, or que dire de ceux qui ne vivaient que quelques années, quelques heures, la vie à court-terme sur une courte distance pour le bénéfice intemporel de la communauté. La vie est devenue intra/inter personnelle. Un bien personnel.
C’était mieux avant ?
Petite pépite page 31.
N’oublions pas nos révolutions, nos actes, nos engagements. 1958, pour la protection de l’enfance et de l’adolescence en danger, 1965, le droit pour une femme de travailler et d’ouvrir un compte en banque sans l’accord de son mari, 1967 la loi Neuwirth autorisant l’information sur la contraception et son usage, 1971 « l’appel des 343 » femmes signataires réclamant le droit à l’avortement (dont Catherine Deneuve). N’oublions pas est l’essence et le propos de cet opuscule.
Il faudra aussi ne pas oublier le pourquoi de nos découpages, les traits tracés au marqueur noir sur le globe, les ombres et les conséquences. Les regarder en face. Avoir ce courage-là. Les spectres d’antan passent devant nous, dorment sous nos fenêtres et le danger nous guette de passer devant nos plaques commémoratives sans plus les voir. Il faudra se rappeler encore et encore.
L’humanité est riche de ses déplacements. Dorénavant, elle se pense en termes de flux, de flux électriques, de flux continuels, de flux relationnels. Appartenances distantes et souffrances communes. Une unique terre natale, non point uniquement celle où nous naissons mais celle que nous choisirons, que nous subirons, celle où nous nous bâtirons. Demain, que signifiera l’étranger ?
« Pour comprendre l’autre, il faut dépendre de lui ». Précisons que cette citation de Michel Serres n’appartient pas à ce livre-ci.
Alors ?
Serions-nous trop vite passés de la manivelle à l’écran tactile ?
Nos raisonnements d’antan ne fonctionnent plus. Il semble que le temps des sociétés ne soit pas le temps des individus et la présomption d’innocence des deux est en souffrance. Petite Poucette a pourtant le pouce agile, le pouce rapide. Et ses facultés de préhension sont intactes. Elle n’écrit pas dès potron-minet dans son Short.Message.Service, les lavandières et battoirs qui s’apostrophaient, dès potron-minet, « sauf que, draguée en restant saine, Garonne lavait donc le linge et que, vierge de drague, elle est polluée. Ou bien : étions-nous moins regardants sur la limpidité du courant et la candeur des culottes ? »
Non, nous n’étions pas mieux avant.
Conservons ces vies minuscules et nos beaux moments de lecture, les mots anciens sous nos yeux béats, un léger courant d’air, la nostalgie sous la porte, les gestes et les métiers, les autrefois où le bon goût des choses infusait, les valeurs suspendues au-dessus des lits et des cheminées, les jolies histoires plutôt douces à l’oreille, assez tendres pour s’en émouvoir toujours. Petite Poucette aujourd’hui dit que c’est juste et différent, dignes représentants de notre époque, nous sommes tous différents au même moment. Petite Poucette veut bien se souvenir mais sans s’embarrasser de sentiments annexes.
Il n’est pas certain que Grand-Papa ait tout saisi.
Pages 90, 91, 92, 93, un extrait pour le ton, lisez plutôt, rajoutons même page 94 pour le plaisir du mot approprié et des petites phrases à relire plus tard. Petite Poucette n’a plus peur, elle avance, le pied dans le sol, les talons, c’était avant, son monde dans la poche, le manifeste de Michel Serres avec, à la taille d’une liseuse, elle sait que le Monde change. L’élan est en mouvement. La ligne d’horizon ne sera plus linéaire, elle sera circulaire. Et rien ni personne ne pourra s’y opposer. Les ronchons, les rétrogrades, les mélancoliques, les istes en tout genre ne font que gagner du temps. Pire. Ils se leurrent.
Petite Poucette veut en faire partie, de ce nouveau monde, elle veut le voir, vivre assez pour le toucher. Époques après époques son héritage en paix avec celui de l’autre. Et à ceux qui lui rétorquent qu’elle n’a pas vécu la guerre, qu’elle est trop jeune pour ceci ou cela, que la déshumanisation nous menace. Non. Elle répond qu’elle s’engagera car elle en vivra d’autres, d’une toute autre nature, elle s’adaptera. Elle veut vivre assez d’années pour vivre après. Voir l’après. L’augmentation de l’humanité.
Oui la planète est malade, elle crève de ses inégalités. Les horreurs, les misères, les douleurs. Le poids d’un plus grand nombre. L’argent à outrance pour une poignée. Elle répond que la fin est engagée. Rien ni personne ne pourra l’empêcher. Que les puissants fassent preuve de clairvoyance et d’humilité, que les prétentieux tremblent. Et si la fin est annoncée, l’après se prépare. Peut-être est-ce déjà le cas…
Sandrine Ferron-Veillard
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