C’était hier, Harold Pinter
C’était hier, traduit de l’anglais par Éric Kahane, 108 pages, 13,20 €
Ecrivain(s): Harold Pinter Edition: Gallimard
L’une des plus belles pièces de Pinter, publiée en 1971, par Methuen, à Londres, sous le titre Old times.
Il y a Kate. Il y a Kate et Deeley, mariés, face à Anna : l’étrangère, presque. Si peu connue. Celle qui appartient au passé. Et qui ne comptait pas. Qui n’avait pas de rôle important, pas de densité de météorite, pas de véritable place.
Mais.
NOIR
Reprenons. Les êtres ne savent pas se rapprocher. Ils savent qu’ils ne savent pas. Mais ils le veulent. Alors, ils regardent. Ils s’intéressent. Ils scrutent. Ils scrutent ceux qu’ils ne connaissent pas, en pensant que peut-être ils les connaissent. Que peut-être ils vont les connaître, alors que, le plus souvent, non.
C’était hier semble entièrement se construire autour de cet extrait du chapitre XII (« De la Physionomie ») du livre III des Essais de Montaigne : « A quoi nous sert cette curiosité de préoccuper tous les inconvénients de l’humaine nature : et nous préparer avec tant de peine à l’encontre de ceux mêmes qui n’ont à l’aventure point à nous toucher ? ».
Mais « ceux […] qui n’ont à l’aventure point à nous toucher », les scrutant, reste l’imagination, afin qu’ils aient, qu’ils aient enfin à l’aventure à nous toucher. Enfin, oui. Cette imagination que l’on s’approprie si fort qu’elle devient réalité.
ANNA
Je n’ai jamais rencontré Robert Newton mais je sais bien que je sais ce que vous voulez dire. Il y a des choses dont on se souvient même si elles ne sont peut-être jamais arrivées. Il y a des choses dont je me souviens qui ne sont peut-être jamais arrivées, mais dès que je les revois elles se passent.
On imagine tout : les événements. Et ils deviennent réels. C’est aussi simple que ça.
On imagine tout pour que, dans la vie, reste la possibilité d’un amour. Comme claironne justement Lambert dans Célébration (voir Célébration, La Chambre, traduit de l’anglais par Jean Pavans, Gallimard, collection Du Monde entier, 2003) : « Je parle d’amour, mon vieux. Tu sais, de putain de véritable amour, de se promener sur les berges d’un fleuve en se tenant par la main ».
Cet amour, même improbable, même construit sur une incompréhension, un malentendu (c’est tout le sens des pièces de Pinter), est la direction que veut prendre une vie. Afin que cette vie puisse se consacrer à un être, et ainsi trouver un sens qui la conforte en tant que vie, et lui donne une valeur qui ne tient ni à une durée ni à des actions. Trouver un sens qui tient tout entier à l’adresse.
KATE
A ton avis, qu’est-ce qui l’attirait en toi ?
DEELEY
Je ne sais pas. Quoi ?
KATE
Elle trouvait ton visage très sensitif, vulnérable.
DEELEY
Vraiment ?
KATE
Elle voulait l’apaiser, comme seule une femme peut le faire.
DEELEY
Vraiment ?
KATE
Mais oui.
DEELEY
Elle voulait apaiser mon visage, comme seule une femme peut le faire ?
KATE
Elle était prête à se dédier à toi.
DEELEY
Je te demande pardon ?
Reste, seul, le rêve éveillé afin de tenter de contrer cet impératif de l’incommunicabilité (particulièrement entre les hommes et les femmes) que narre, pièce après pièce, Pinter. Simple tentative.
ANNA
Parfois, dans le parc, en nous promenant, je lui disais : tu rêves, tu rêves, réveille-toi, à quoi rêves-tu ? Alors elle se tournait vers moi, secouant ses cheveux en arrière, et elle me regardait comme si j’avais fait partie de son rêve.
Un temps.
Un jour elle m’a dit : j’ai dormi si longtemps que j’ai sauté vendredi. Mais non, lui ai-je dit, qu’est-ce que tu racontes ? Elle m’a dit : si, j’ai dormi tout vendredi. Nous sommes vendredi aujourd’hui, lui ai-je dit, ça a été vendredi toute la journée, c’est maintenant vendredi soir, tu n’as pas sauté vendredi. Si, je l’ai sauté, m’a-t-elle dit, j’ai dormi tout vendredi, aujourd’hui c’est samedi.
Puisque le rêve éveillé ne suffit pas, reste le rêve que l’on fait la nuit, comme disent les enfants. Ce rêve qui permet de se retrouver soi, sans exclure pour autant la possibilité d’un amour – d’un réelrapprochement – ; ce rêve dont le monde est l’existence de l’être en son pouvoir, comme le résume parfaitement Michel Foucault dans son introduction du Rêve et l’existence de Ludwig Binswanger (traduction de J. Verdeaux, Desclée de Brouwer, 1954) :
« Le rêve, c’est l’existence se creusant en espace désert, se brisant en chaos, éclatant en vacarme, se prenant, bête ne respirant plus qu’à peine, dans les filets de la mort. Le rêve, c’est le monde à l’aube de son premier éclatement quand il est encore l’existence elle-même et qu’il n’est pas déjà l’univers de l’objectivité. Rêver n’est pas une autre façon de faire l’expérience d’un autre monde, c’est pour le sujet qui rêve la manière radicale de faire l’expérience de son monde, et si cette manière est à ce point radicale, c’est que l’existence ne s’y annonce pas comme étant le monde. Le rêve se situe à ce moment ultime où l’existence est encore son monde, aussitôt au-delà, dès l’aurore de l’éveil, déjà elle ne l’est plus ».
Seulement, chez Pinter, n’existe jamais, jamais vraiment « l’aurore de l’éveil » et ce qui vient après, jusqu’à l’endormissement suivant. Parce que le rêve est la seule façon qu’ont les êtres, chez ce dramaturge, de faire coïncider leur existence avec le monde, il contamine de son rythme, de ses couleurs, de ses frémissements odorants de loup et de taupe tout à la fois, chaque parcelle du langage, chaque action.
KATE, à Anna :
Mais une nuit je lui ai dit : laisse-moi faire quelque chose, une petite chose, un petit truc. Il était étendu là, sur ton lit. Il a levé les yeux vers moi, plein d’espoir. Il était flatté. Il pensait que j’avais tiré profit de ses leçons. Il pensait que j’allais me livrer à des audaces sexuelles, que j’allais prendre une initiative promise depuis longtemps. J’ai fouillé dans le bac à fleurs de la fenêtre, où tu avais semé nos jolies pensées, j’ai labouré, j’ai rempli un bol et puis je lui ai plâtré le visage de terre. Il était stupéfait, médusé, il a résisté, résisté avec violence. Il ne voulait pas que je lui salisse le visage, que je le barbouille, il ne voulait pas se laisser faire. A la place, il a suggéré le mariage, et un changement d’environnement.
Si le rêve donne sa pulsation à la vie du réel, aux tressautements de la veille, alors il n’est pas possible de considérer que ce qui advient a la consistance d’une réalité qu’il est loisible ensuite de s’accaparer comme souvenir.
Nous avançons, pas à pas, dans un marécage d’images et de sons qui n’a pas, pour Pinter, de consistance plus solide que celle de la brume lorsqu’elle affirme sa présence au monde et à l’instant en entourant, au petit matin, les paysages – criblés de hameaux désolés – de la douceur du babil en suspens de l’eau – campagnes, campagnes.
MATT [dans Célébration]
Les enfants. Ils n’ont aucune mémoire. Ils ne se souviennent de rien. Ils ne se rappellent pas qui était leur père ou qui était leur mère. Tout ça, pour eux, c’est un trou dans le mur. Ils ne se souviennent pas de leur propre vie.
Matthieu Gosztola
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