C’était demain (dystopie), Pierre Chazal (par Patryck Froissart)
C’était demain (dystopie), Pierre Chazal, Kubik Editions, octobre 2023, 318 pages, 18 €
Nous sommes en 2122.
Henri Lafleur, un septuagénaire qui a passé soixante-sept ans dans le centre de quarantaine QD-RB-WE-L06 où ses parents, pour s’être montrés rebelles au nouvel ordre mondial, ont été internés peu après sa naissance, est soudainement gracié et libéré par Steve, son « référent », et assigné à résidence surveillée mais confortable à Mare del Sol, une cité balnéaire agréable de « l’ancien Nouveau-Mexique ».
Etiqueté Querdenker officiellement « réhabilité », Lafleur fait la connaissance de Nadia, jeune femme en apparence « normale », c’est-à-dire « normalisée » en ce contexte où tous les comportements, les discours et les pensées doivent être conformes à un protocole écologique unique ayant pour pseudo finalité d’imposer un bonheur universel qui apparaît vite au lecteur, à mesure que les détails s’en esquissent puis s’en précisent, par le biais du regard neuf du personnage et de ses interactions avec les autres protagonistes, comme probablement tout autant insupportablement impitoyable que celui qui est institué par Ira Levin dans Un bonheur insoutenable.
En parallèle avec le récit cadre, « objectif », mené par un narrateur omniscient, retraçant la mise en place progressive de la gouvernance autocratique d’un monde, en majeure partie unifié, par les dirigeants d’un parti transnational, le Rainbow Movement, le personnage principal, qui n’a eu de ce nouvel ordre, jusqu’à sa libération, qu’une vision imparfaite à travers le prisme de ce qu’en disaient ses codétenus internés par cohortes successives, et de ce qu’il pouvait en apprendre par les médias tamisés qu’il était autorisé à consulter, découvre jour après jour l’idéologie sociale, économique, politique, morale du nouveau monde institué et les modalités et méthodes occultes, terrifiantes, sous-jacentes à son organisation.
Dans la pratique, la Rainbow Policy n’était en vérité que la mise en branle implacable et jusqu’au-boutiste d’un programme de responsabilité décomplexée […par lequel] l’être humain, qui s’inventait toujours mille excuses pour repousser à demain ce qui devait être fait dès maintenant, apprendrait de gré ou de force à faire le deuil de son nombrilisme. Les principes de l’écologie punitive étaient appliqués sans état d’âme, avec caméras de surveillance et pesée obligatoire des déchets…
Procédé narratif efficace, ce double regard devient triple, puisque bientôt complété et renforcé par celui de la jeune Nadia, dont les réactions, puis les confidences, puis les révélations montent en puissance, en particulier dès lors qu’elle dévoile à Henri les raisons intimes de sa haine à l’égard d’un régime dont la logique implacable de contrôle absolu sur le collectif et l’individuel a provoqué dans son existence un drame dont elle porte l’inextinguible souffrance.
C’est ainsi que le lecteur est amené progressivement à s’introduire dans cette société totalitaire, et à découvrir, en en rassemblant les détails donnés, les éléments constitutifs, les apparences, les « réalités », l’illusion d’une vie heureuse entretenue par les autorités et relayée auprès d’Henri par son « référent, Steve, les véritables tenants et aboutissants d’un système politique dont la pseudo moralité est mise à nu, de façon évidemment progressive (pour le suspense), dès la première rencontre que fait Henri amnistié, dans la rue, celle d’un « étrange bonhomme au teint jaunâtre et au visage creusé de rides » :
– Ils m’ont pris ma femme…
– Vous dites ?
– Ils ont pris notre fils. Ils ont pris nos vies, nos lois, nos libertés. Et maintenant ils nous disent qu’ils nous ont sauvés de l’abîme…
Il faut souligner l’abondance pertinente, fonctionnelle des détails descriptifs à valeur performative, l’efficience narrative, le convaincant « réalisme » de cette construction sociale et l’impression forte de vraisemblabilité que dégage de façon paradoxale cette imaginaire évolution sociétale du monde, particulièrement du monde dit « occidental », qui prend ici sa source fictionnelle, historiquement et idéologiquement, dans les mesures coercitives mises en œuvre dans l’intérêt des populations lors de l’épisode pandémique du Covid-19, amplifiées, selon le roman, par une seconde pandémie, plus terrible encore, ayant eu lieu une décennie plus tard. On se projette. L’attraction narrative fonctionne.
« Je crois simplement, reprit [Steve], que les gens […] étaient fatigués de la démocratie. S’informer, réfléchir, douter en permanence du bon candidat et du bon système, s’investir pour des causes sans issue et à côté de ça gagner sa croûte, élever ses gosses, récurer la gamelle du chien…
– Dure existence que celle de l’homme libre… ».
Dystopie est le sous-titre du roman. C’était demain est en effet un passionnant récit de science-fiction dystopique, d’anticipation sombrement dynamique, bien construit, qui prend fort honorablement place, qu’on en partage ou non la prospective et les non-dits, parmi ceux d’Orwell, d’Huxley, de Barjavel, de Levin et d’autres du même genre.
Patryck Froissart
Querdenker : personne qui pense différemment (jemand, der eigenständig und originell denkt und dessen Ideen und Ansichten oft nicht verstanden oder akzeptiert werden), ici en référence à un mouvement allemand qui contestait les mesures pour lutter contre la pandémie de Covid-19 et a été mis sous surveillance par les autorités qualifiant officiellement ses membres d’extrémistes.
Romancier, auteur-compositeur et professeur de français langue étrangère à Paris, Pierre Chazal a publié trois romans chez Alma : Marcus (Prix René Fallet, 2013), Les Buveurs de lune (2014), et July’s way (2016). Les deux premiers sont parus en poche chez Points.
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